Alors que la fin de la législature 2009-2014 approche, le Bureau d’Information du Parlement au Luxembourg avait invité le 3 février 2014 à un petit déjeuner de presse sur l’accord libre-échange Union européenne – USA (TTIP), au cours duquel les six eurodéputés luxembourgeois se sont exprimés sur les enjeux économiques, sociaux, environnementaux, juridiques et agricoles de ce dossier, ce qui a fait surgir leurs différences d’approche.
Astrid Lulling (PPE), qui défend le principe de l’accord et souhaite que les négociations aboutissent rapidement, a brièvement esquissé le rôle du Parlement européen. Il ne négocie pas l’accord, car cela relève de la compétence de la Commission, mais doit le ratifier lorsqu’il aura été signé. Néanmoins, une task-force a été constituée pour suivre le dossier qui soulève de grandes critiques.
Les deux parties constituent ensemble 46 % du PIB mondial. 5 millions d’emplois dépendent directement de leurs échanges marqués par des droits de douane déjà assez bas (4 % en moyenne, sauf 15 % pour certains produits agricoles). Elle-même s’est laissé convaincre par le COPA-COGECA, qui représente le secteur agricole de l’UE, qu’il faudrait inclure l’agriculture dans les négociations sur l’accord TTIP, car l’agriculture européenne serait gagnante.
Au cours du jeu des questions et réponses, elle précisera sa pensée, en disant qu’il ne faudrait "surtout pas sortir l’agriculture du TTIP", car même l'organisation de défense des consommateurs européens, le BEUC, est pour, dans la mesure où il pense que l’accord contribuera à élever les normes US en matière de protection des consommateurs.
Claude Turmes (Verts/ALE) a rappelé qu’il avait déjà donné en décembre 2013 une conférence de presse à quelques jours de l’ouverture du troisième round de négociations entre les USA et l’UE au sujet d’un "Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement". Il y avait émis de nombreuses craintes quant aux conséquences de négociations restées très peu transparentes. Il avait critiqué l’abaissement des tarifs douaniers qui aurait pour conséquence une mise en concurrence d’égal à égal entre les exploitations agricoles de type familial européennes avec les grandes exploitations "super intensives" américaines.
Il avait émis l’hypothèse que le principe de "reconnaissance mutuelle" des normes et standards pourrait permettre l’autorisation automatique sur le marché européen de produits jusqu’ici interdits, comme les poulets au chlore. Il avait aussi émis la crainte que le principe de précaution, inexistant dans la législation américaine, puisse être remis en cause. Il était déclaré favorable à la sortie de l’agriculture du champ des négociations et opposé à l’introduction d’un mécanisme de résolution des différends entre investisseurs et Etats qui permettrait aux investisseurs américains d’attaquer les législations européennes défavorables à leurs intérêts commerciaux.
Pourtant, le TTIP fait sens pour lui, puisqu’il concerne 45 % du commerce mondial et que d’un point de vue géopolitique, ce serait une bonne manière de se positionner vis-à-vis des pays émergents. Néanmoins, même après avoir sorti de son champ d’application l’industrie culturelle, celle de l’Europe ne fonctionnant pas comme Hollywood, le TTIP continue de soulever certaines questions. Si l’on garde l’agriculture dans son champ d’application, les gagnants seront avant tout les entreprises actives dans le domaine agro-industriel qui sont d’ores et déjà compétitives sur le marché mondial, et qui sont actuellement, comme le reste de l’agriculture, protégés dans l’UE par des droits de douane de 15 %. Nul ne sait l’effet qu’aura une baisse de ces droits de douane.
Dans l’UE, les secteurs de la santé, de l’environnement et de la protection des consommateurs sont des secteurs régulés, soumis à bien des égards au principe de précaution qui est ancré dans les traités. Aux USA, on agit d’abord, et si des problèmes se posent, on regarde ensuite. Dans l’UE, les lois qui régulent ces secteurs sont détaillées, et les agence exécutives de l’UE – comme l’EFSA pour la santé ou l’AEE pour l’environnement – observent ce qui se passe dans leur secteur. Aux USA, les législations sont moins contraignantes, mais les agences exécutives sont dotées de pouvoirs exécutifs comme en Europe les ministères. "Ce sont deux philosophies très différentes", souligne Claude Turmes, "et les rapprocher au sein du TTIP sera difficile". D’où le scepticisme en Europe des associations de consommateurs.
Quant au mécanisme de règlement des litiges entre investisseurs et Etats par un arbitrage, Claude Turmes pense que la consultation publique qu’a lancée le commissaire européen au Commerce extérieur Karel De Gucht, souligne bien que les négociations achoppent sur cette question. Pour lui, il faudra juger sur ce qui sera retenu lors du quatrième round de négociations, quand les domaines qui devraient être inclus dans le TTIP seront tablés.
Pour l’eurodéputé socialiste Robert Goebbels (S&D), le principe du libre échange en tant que tel est à considérer de manière positive en vertu des évolutions positives qu’il véhicule. "Si on veut voir un monde sans liberté des échanges économiques, on peut regarder la Corée du Nord et constater que ça ne va pas forcément mieux pour les gens qui y vivent".
L’eurodéputé a d’ailleurs salué le principe des négociations bilatérales en la matière, qui ont permis de passer outre le blocage des négociations multilatérales dans le cadre de l’OMC. L’UE a déjà d’ailleurs conclu de tels accords bilatéraux de libre-échange (ALE), avec divers pays d’Amérique centrale, le Chili, le Mexique, ou encore la Corée du Sud alors que d’autres, dont celui avec les USA, sont en cours de négociation.
En termes de commerce mondial, si l’UE et les USA continuent d’occuper une large place, le développement des pays émergents limiterait de plus en plus la part du gâteau disponible. "Les Européens sont en train de perdre des parts de marché dans de très nombreux endroits donc il n’y a rien de plus logique que de mettre en place une telle zone de libre-échange (ZLE) avec les USA", estime l’eurodéputé.
Pour lui, rien de plus normal d’ailleurs que dans chaque accord, il y ait "des perdants et des gagnants". En amont de l’accord, "on entend toujours très fort les perdants ou ceux qui croient l’être. Ce sont principalement ceux qui se trouvent dans des niches protectionnistes, ceux qui bénéficient de beaucoup de subsides au niveau national et qui aimeraient que les choses restent telles quelles", juge-t-il, notant que si le front de contestataires semble s’élargir, il renvoie dos à dos "Jean-Luc Mélenchon, José Bové et Marine Le Pen".
Ainsi l’absence de transparence des négociations qui sont menées derrière porte close par la Commission européenne est pointée du doigt, une critique balayée par Robert Goebbels qui souligne que l’exécutif européen reste responsable devant le Conseil et le Parlement européen et qu’il "est normal que chaque note de réflexion ne soit pas sur la table". Le principe des négociations voudrait que les positions de chaque partie ne soient pas dévoilées aux partenaires de négociation. "Il est ridicule de voir aujourd’hui les campagnes de différents groupes qui pensent qu’ils doivent torpiller l’accord alors que personne ne sait ce qu’il contient. Je pense qu’on ne peut juger un accord qu’une fois qu’il est écrit noir sur blanc".
La question du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats n’inquiète pas plus l’eurodéputé, selon lequel la hiérarchie des normes n’en serait pas affectée. "Le fait que des lois pourraient être contestées par une procédure d’arbitrage est simplement faux. L’arbitrage est très répandu dans le monde. Si les parties ne sont pas d’accord avec un arbitrage, la question sera de toute façon portée devant les tribunaux".
Robert Goebbels juge par ailleurs la majorité des critiques "risibles". "L’exception culturelle dont parlent nos amis français est quelque-chose de joli, mais cela a essentiellement avoir avec une question de subsides, et ça n’a jusqu’à présent pas empêché Hollywood d’inonder l’Europe de ses productions", note-t-il.
Robert Goebbels relève que l’UE est l’endroit qui pratique le plus le protectionnisme en matière agricole, alors qu’elle souhaite exporter ses produits sur les autres marchés. "Malgré le principe de précaution, nous arrivons à une situation où deux tiers du bétail est nourri avec du soja et du maïs génétiquement modifié", affirme le député. Et de critiquer un principe de précaution qui mènerait avant tout à des résultats négatifs, citant le positionnement des entreprises européennes sur le marché de la téléphonie, de la chimie, de l’aluminium ou de l’automobile notamment. "Avec moins de règlementation et de droits de douane, le commerce se porterait mieux et nous pourrions tout de même protéger l’environnement et les consommateurs", conclut-il.
Pour Charles Goerens, la recherche d’un accord commercial avec les USA est à saluer sur le principe, l’augmentation attendue de 0,5 points de PIB "pouvant signifier la création de très nombreux emplois" et un tel accord permettre une simplification et des économies d’échelle.
Selon l’eurodéputé libéral, les impacts sont néanmoins à différencier. Ainsi les entreprises déjà bien positionnées en termes d’exportations devraient largement en bénéficier, et cet accord devrait permettre de dégager le marché européen des produits agricoles.
En revanche, Charles Goerens s’interroge sur la méthode. "Il est certain qu’il y aura des conflits qui mèneront à des arbitrages. Actuellement il y a deux tendances, soit minimiser la situation, soit l’amplifier. Or il faut se rappeler des débats autour du traité ACTA, au sujet duquel se posaient également une série de questions avec des tendances identiques. Dans les faits, le traité a été enterré par le Parlement européen justement parce que de nombreux éléments n’étaient pas clairs".
Là est le cœur du problème selon l’eurodéputé libéral qui note que le commissaire Karel De Gucht, qui négocie au nom de l’UE, "a la flexibilité d’un mur de béton". "Le commissaire devrait pour chaque question où existent des différences d’interprétation, négocier des protocoles interprétatifs. Il y a des questions notamment sur la protection des investisseurs", poursuit-il, rappelant le cas canadien de l’exploitation de gaz de schiste.
"Soit c’est une bonne chose, soit ça ne l’est pas, mais cela doit être expliqué. Le Parlement européen a le droit de le savoir et rapidement car nous sommes à la veille des élections, et le Parlement n’aura plus beaucoup d’occasions de contrôler ce processus. Vu que le Parlement européen a son mot à dire en vertu du dernier traité, j’estime qu’il devrait être mieux informé. De même les Etats membres devraient pouvoir vérifier si le mandat confié à Commission est bien respecté".
Face à l’offensive contre le TTIP, Karel De Gucht serait donc bien inspiré de donner davantage d’informations, juge Charles Goerens. "Je pense que cet accord peut avoir des conséquences positives, mais si certains de ses éléments sont discutés de telle manière qu’ils donnent l’impression au public que le primat de la politique serait mis à mal, c’est un risque pour la négociation", conclut-il, appelant dès lors à davantage de transparence.
Pour l’eurodéputé Frank Engel (PPE), il est important de garder à l’esprit le fait que la Commission européenne est avec le traité de Lisbonne désormais seule à être compétente en matière de commerce extérieur. Nulle obligation donc qu’elle briefe les Etats membres ou le Parlement européen. Si elle ne le fait pas, elle ne soulève pas de problème démocratique. Le Parlement européen ne pourra donc pas interférer dans les négociations. Il ne pourra qu’approuver ou rejeter le texte négocié.
Néanmoins, Frank Engel estime qu’il serait indiqué que la commission de travail du Parlement qui s’occupe du commerce extérieur (INTA) soit informée en aval des négociations. Le Parlement, expliquera-t-il au cours du jeu des questions et réponses, pourrait ainsi entre autres veiller à ce que le TTIP ne touche pas aux normes sociales européennes.
Lui-même est en principe en faveur d’accords de libre-échange. Mais les chiffres fournis par la Commission pour justifier l’accord avec les USA – un plus de 0,5 % en points de croissance du PIB entre autres – ne sont guère convaincants. C’est pour lui plutôt le principe même du libre-échange qui importe. Il s'agit d’une occasion unique de se rapprocher des USA, précisément avec la discussion sur les champs d’applications à retenir ou non et sur les moyens de mise en œuvre commune de l’accord.
Frank Engel ne partage pas les craintes que suscite le mécanisme de règlement des litiges entre investisseurs et Etat, qui prévoit un arbitrage. Car "la sentence d’un arbitrage ne peut être acceptée si elle est contraire aux lois d’un des Etats concernés". Reste que pour lui aussi, le TTIP fait sens, parce qu’il s’insère dans une démarche plus globale de l’UE de conclure de par le monde des accords bilatéraux de commerce et de libre-échange, et cela même si l’on ne sait encore guère ce qu’il contiendra à la fin.
De même, Georges Bach a salué un accord offrant sur le principe de nombreuses opportunités, mais soulevant une série de questions. L’eurodéputé PPE s’est notamment interrogé sur la pertinence du calendrier des négociations menées alors que chaque partie est en fin de mandat. "Cela crée une pression inutile que je n’apprécie pas et qui peut mener à de mauvais résultats", a-t-il expliqué.
L’ancien syndicaliste souligne également qu’il faut rester méfiant face aux chiffres avancés de tous les côtés, les études étant généralement "colorées en fonction de leur commanditaire". Sceptique il l’est aussi face à la pratique des accords bilatéraux. "On ne peut pas adapter ses normes et ses standards uniquement en fonction de ceux avec qui on négocie".
L’inquiétude sur le règlement des différends entre Etats et investisseurs est également partagée par Georges Bach, en particulier le poids qui pourrait en résulter pour les grosses multinationales. L’eurodéputé renvoie à ce sujet à l’ouvrage de Bruno Poncelet et Ricardo Cherenti, "Le grand marché transatlantique : les multinationales contre la démocratie" (édition Broché, 2011). "Ce livre décrit de façon précise les méthodes utilisées par les multinationales pour essayer de faire plier la démocratie européenne, notamment en matière de normes environnementales, sociales ou de protection des consommateurs", ajoute-t-il.
L’eurodéputé cite quelques exemples. Dans le domaine de l’automobile, UE et USA appliqueraient une cinquantaine de normes différentes, des crash-tests aux pneus en passant par les éléments de sécurité, notamment la protection des piétons. Dans le domaine de l’environnement, les interprétations du bruit ou des émissions de CO2 ne sont pas identiques.
"Il y a aussi beaucoup de protectionnisme dans ce domaine des deux côtés, et un tel accord permettrait de simplifier et d’harmoniser" les règles. L’eurodéputé note qu’à ce sujet les USA sont très friands de protectionnisme, notamment dans le secteur de l’aviation, où 75 % des actionnaires d’une compagnie aérienne doivent être Américains, ou encore dans celui de la navigation, où la pratique du cabotage est interdite pour des raisons similaires. "C’est sur ce genre de questions qu’il faut se concentrer car elles font sens dans un tel accord". Tout comme les consommateurs américains, les syndicats américains seraient par ailleurs plutôt favorables à l’accord duquel ils espèrent qu’il conduise à une amélioration des normes sociales aux USA, a conclu l’ancien syndicaliste.