François Roth, historien des guerres franco-allemandes de 1870-1871 et de 1914-1918, avait fait paraître en 2008 chez Fayard une grande biographie sur Robert Schuman.
Sur plus de 650 pages, dont presque 100 pages de bibliographie et d’index, Roth apporte une foule de documents nouveaux qui lui ont permis de revisiter la vie de Robert Schuman.
Relater l’évolution de Robert Schuman, qui de "Lorrain des frontières", est devenu un "père de l'Europe" n’est pas une chose facile. Car la vie de cet Alsacien-Lorrain né en 1886 à Luxembourg, mais de nationalité allemande jusqu’à ce que la Lorraine redevienne française après la Première Guerre Mondiale, n’est pas celle "d’un de ces grands individus qui ont façonné l’Histoire". Car, comme le dit Roth dans les conclusions de son ouvrage, "il était dépourvu des qualités brillantes, de l’ampleur de vues, de l’audace sans scrupules qui font les personnages hors norme."
Roth s’est pourtant attelé à la tâche et a essayé de démêler les fils d’une vie complexe et atypique, dont l’acte décisif fut, le 9 mai 1950, une déclaration qui jeta les fondements de l’Union européenne d’aujourd’hui.
Les racines familiales de Schuman, à cheval entre Frisange au Luxembourg et Evrange en Lorraine, sont évoquées. Le mystère continue de planer sur les raisons qui poussèrent le père de Robert Schuman à venir au Luxembourg où il mena une vie de rentier marié à une épouse de presque trente ans plus jeune que lui, alors que l’oncle de Robert Schuman, Ferdinand, entame une carrière de notable régional qui participe aux instances politiques mises en place par l’Allemagne victorieuse.
La période luxembourgeoise de Schuman, les liens familiaux en Lorraine, en Alsace, en Province de Luxembourg, la religiosité de la mère qui déteint sur le fils, sont amplement décrits. Ses succès scolaires, son insistance à passer sa maturité allemande après avoir remporté le baccalauréat luxembourgeois, ses études de droit en Allemagne, à Bonn, à Munich, à Berlin et à Strasbourg, alors que la plupart des étudiants en droit luxembourgeois de l’époque optèrent pour la France, son engagement d’intellectuel catholique et dans une "Verbindung" sont documentés autant que possible, mais à peine commentés. En filigrane transparaissent aussi les liens complexes entre les Luxembourgeois et l’Allemagne du Zollverein, une Allemagne qui leur offrait une foule d’opportunités en Alsace-Lorraine qui faisaient d’eux des auxiliaires sans arrière-pensée dans les chemins de fer, dans les douanes, de ce qui à Paris était perçu comme une occupation.
Quand Schuman s’installe en 1912 à Metz comme avocat, après être passé par toutes les étapes académiques prescrites par les autorités de l’empire wilhelminien, il le fait comme sujet de l’Empire allemand. Il est "respectueux des autorités et de l’ordre établi", ne participe à aucune des manifestations du Souvenir français, tout en affirmant "Je rentre chez moi" et en décidant de ne pas entrer dans la fonction publique de la terre d’Empire. Son engagement social sera marqué par son adhésion à l’Union populaire catholique lorraine, le "Volksverein" de langue française qui avait son pendant au Luxembourg, par ses liens avec l’évêché de Metz. Survient la guerre de 1914. Dispensé de service militaire, Schuman devra accomplir des tâches d’administration civile, sous uniforme allemand pendant quelques mois. Dès le mois de novembre 1914, il réprouve "l’injustice et la barbarie allemandes", voit s’ouvrir devant lui "l’abîme qui devait me séparer à jamais intérieurement de l’Allemagne, (..) où je vis la nécessité de me défaire de ma neutralité.".
Mais jusqu’en 1917, Schuman raisonnait selon Roth "comme s’il devait rester allemand". Ce n’est qu’en 1918 qu’il se rend à l’évidence de la proche défaite allemande et du retour de l’Alsace-Lorraine à la France. Dans un lettre à son cousin Albert Duren écrite en 1920, que Roth rapporte in extenso, parce qu’il estime qu’il s’agit d’un "texte capital", Schuman écrit : "La France, je la connaissais très, très superficiellement," mais en 1918, il aboutit "à une confiance et une affection sans réserve pour la grande famille (la France n.d.l.r.) qui nous accueillait".
Pour le lecteur luxembourgeois, cette partie du livre sur l’avant-guerre est une mine d’informations sur un Luxembourg indécis pris entre le marteau et l’enclume et une Lorraine voisine écartelée entre la nécessité de vivre dans un Empire autoritaire, mais qui investit sans compter dans ses marches de l’Ouest, et le retour à la France.
Après la défaite allemande de 1918, Robert Schuman s’apprête donc à s’adapter à sa nouvelle patrie et à la servir comme la précédente. La France doit intégrer les "départements recouvrés", et cela ne va pas sans peine, puisque pendant 47 ans, une génération et demie, Alsace et Lorraine ont pris des chemins divergents de ceux de la France. Ces départements veulent être réintégrés tout en préservant quelques particularités de l’époque allemande sur le plan religieux et social.
Schuman, "qui avait la confiance du clergé et des catholiques", devient l’interprète de ces tendances en Lorraine. Aux élections législatives de novembre 1919, l’Union républicaine lorraine de Robert Schuman remporte tous les sièges du département de la Moselle. De cette époque date aussi l’hostilité profonde et durable entre Robert Schuman et Victor Demange, le fondateur du Républicain lorrain.
De la période de l’entre-deux-guerres, François Roth dresse de Robert Schuman le portrait d’un parlementaire catholique anti-laïque, "défenseur vigilant du statut scolaire des départements recouvrés", tolérant vis-à-vis des autonomistes lorrains et alsaciens qui finiront souvent dans la collaboration, sensible à la question sociale, mais viscéralement anti-communiste, dont on perçoit à quel point il est attiré par le corporatisme autoritaire catholique du chancelier autrichien Dollfuss, par les régimes autoritaires du Hongrois Horthy et du Portugais Salazar, par Franco, tombeur de la République espagnole, par la cause croate. Comme le dit Roth à la fin de ce chapitre qui se termine sur l’année 1939 : "A 53 ans, rien n’annonçait un grand destin."
La guerre arrive. 200 000 Lorrains – la plupart des électeurs de Schuman - et 400 000 Alsaciens sont évacués dès la fin 1939 vers la France de l’intérieur. Souvent germanophones, ils sont mal accueillis par les populations locales, traités parfois comme des membres de la cinquième colonne. Schuman suit ses compatriotes, contribue à l’organisation de leur hébergement, et devient sous-secrétaire d’Etat aux réfugiés dans le gouvernement Reynaud formé le 21 mars 1940.
L’offensive allemande du 10 mai 1940 conduira en quelques semaines à la défaite de la France. Dès le 12 juin, Robert Schuman pense qu’il "faut mettre bas les armes." Le 16 juin 1940, Schuman est confirmé par le maréchal Pétain dans ses fonctions de sous-secrétaire d’Etat. Après l’armistice, il fait partie des 569 parlementaires qui votent les pleins pouvoirs à Pétain. Mais Pierre Laval ne veut pas de lui dans son gouvernement. Dès lors, Schuman, dont Roth dit qu’il était "un légaliste" et "pas un républicain dans le sens français du terme", part aider les réfugiés, a des entrevues avec des prélats catholiques, et ce jusqu’en septembre 1940.
Survient alors l’épisode le plus mystérieux de cette époque. Bien que de nombreux Messins et Mosellans sont expulsés du département de la Moselle par le Gauleiter Josef Bürckel, Schuman rentre à Metz en zone occupée où il brûle sa correspondance. Puis il se rend à la police pour discuter du rapatriement des réfugiés mosellans. On lui propose de collaborer avec les autorités allemandes. Il refuse, est arrêté et écroué et restera en prison de septembre 1940 à avril 1941.
Alors que l’on projette de le déporter dans un camp de concentration, il est, sur ordre d’Heinrich Welsch, le procureur allemand et futur ministre-président de transition de la Sarre en 1955, mis en résidence surveillée à Neustadt-an-der-Weinstrasse, d’où il s’enfuira vers la zone libre en août 1942, après avoir de nouveau refusé plusieurs offres de collaboration. Ses contacts avec le gouvernement de Vichy le convainquent qu’il n’y a rien à attendre du régime de Pétain. L’invasion, le 8 novembre 1942, de la zone libre par l’armée allemande, contraint Schuman à la clandestinité qu’il passe dans des maisons religieuses catholiques.
Clandestin, mais pas résistant. Pour Schuman, le retour à la politique sera difficile après la libération. Les gaullistes le considèrent comme "un produit de Vichy". Il est frappé d’inéligibilité pour avoir voté les pleins pouvoirs à Pétain. Néanmoins, le 15 septembre 1945, la sanction qui le frappe est levée par une intervention personnelle de De Gaulle, il est candidat aux législatives du 21 octobre 1945, et sa liste remporte quatre sièges sur sept. Même s’il pense à la réconciliation franco-allemande, François Roth note que rien n’annonce alors que Schuman qui a 59 ans est le futur "père de l’Europe".
Reconfirmé aux élections législatives de juin 1946, Schuman, qui est devenu un parlementaire influent à Paris, est appelé par Georges Bidault à devenir ministre des Finances, fonction qu’il occupe, avec une très brève interruption, jusqu’en novembre 1947, pour devenir ensuite président du Conseil, c’est-à-dire Premier ministre de la IVe République. C’est lors de la présentation de son gouvernement devant l’Assemblée que les communistes l’attaqueront de la manière la plus violente pour avoir porté en 1914 l’uniforme allemand. Pendant son mandat de président du Conseil, Schuman fait face à une vague de grandes grèves, que le socialiste Jules Moch réprimera, et est impliqué dans une question scolaire où il opte pour une solution non-laïque, ce qui renforcera les appréhensions à son égard de ceux qui l’appellent "l’homme à la soutane invisible". En juillet 1948, son cabinet est renversé "sur une banale affaire de crédits militaires".
Robert Schuman reste pourtant au gouvernement. Il devient ministre des Affaires étrangères, poste qu’il occupera en jusqu’en janvier 1953, "soit sous neuf cabinets successifs, ce qui, étant donné l’instabilité ministérielle de la IVe République, représentait une sorte de record", comme le remarque Roth.
Ce qui distingue Schuman de ses prédécesseurs au Quai d’Orsay est sa nouvelle approche du problème allemand. D’un côté, il dit que "mon expérience personnelle m’empêche de rêver quand il s’agit de l’Allemagne", mais de l’autre côté, il déclare que "la paix ne peut être fondée que sur l’égalité". Il s’agit de ne plus répéter les fautes du traité de Versailles de 1919.
Il gagne la confiance des leaders américains, britanniques, belges, construit une relation positive avec les leaders de la démocratie chrétienne italienne, soigne ses liens avec les Luxembourgeois Dupong, Frieden et Bech. Il n’est pas pour le démantèlement des usines allemandes, mais négocie les intérêts français en matière de charbon. Il s’inclinera devant la nécessité de créer un Etat allemand de l’Ouest, mais irritera très longtemps le chancelier Adenauer par son soutien à un statut spécial de la Sarre – rattachement économique à la France, union monétaire et douanière, séparation politique entre la Sarre et l’Allemagne – de sorte que la Sarre ne fera partie de la RFA qu’à partir de 1955. Il restera aussi opposé au réarmement de l’Allemagne.
La façon dont François Roth relate la genèse de ce qui allait devenir le 9 mai 1950 la "déclaration Schuman" tend à montrer que ce n’était pas Schuman lui-même qui en prit l’initiative. Lors d’une réunion informelle à Washington en septembre 1949 entre les chefs de la diplomatie américaine Dean Acheson, britannique, Ernest Bevin et française, Schuman, sur l’avenir de l’Allemagne, l’Américain Acheson demanda à Schuman, "qui a une grande expérience de l’Allemagne, de faire des propositions, de définir un projet sur l’avenir de l’Allemagne". Schuman accepte cette mission. Adenauer fait en novembre une ouverture. Contre l’arrêt des démontages des usines, il propose "la participation des capitaux français aux entreprises allemandes et l’entrée de la RFA dans un ensemble économique où elle serait associée à la France, à l’Italie et au Benelux".
Schuman pressent que toute solution de la question allemande devra avoir pour cadre l’Europe, mais il n’a encore rien de concret à proposer, d’autant plus que les relations avec l’Allemagne se détériorent à cause de la Sarre. Le 10 mai 1950, date à laquelle le Conseil atlantique doit se réunir à Londres pour discuter de l’Allemagne, est sa date-butoir.
C’est dans cette phase difficile que Schuman reçoit une proposition de Jean Monnet, le commissaire général au Plan, car lui-même, il "n’avait pas d’idée personnelle" et "ses services n’avaient rien proposé". Le 1er mai 1950, un texte de Monnet lui est soumis, pour lequel Schuman assume la responsabilité politique sans trop communiquer avec ses services. Le texte est transmis à Adenauer, qui l’accepte, moins pour le projet charbon-acier que pour la reconnaissance de l’égalité des droits de la RFA. Les Américains l’approuvent également. Le 9 mai 1950, Schuman va devant la presse, lit son texte et quitte rapidement la salle. La mise en commun des ressources stratégiques, la création d’une Haute autorité commune indépendante des gouvernements, la perspective d’une fédération européenne laisse d’aucuns médusés.
Le lendemain, à la réunion de Londres, les Britanniques, qui n’ont pas été mentionnés dans la déclaration, se sentent exclus. Aucune mention n’est faite de la déclaration de Schuman. L’opinion publique allemande par contre est satisfaite. Le projet de Schuman est perçu comme un projet de paix. Le monde industriel français se rebiffe, surtout en Lorraine, où Schuman est fortement critiqué et peine à être réélu en 1951.
La négociation du traité de Paris qui allait aboutir à la création de la CECA avance cependant rapidement entre les six pays que sont la France, l’Allemagne, l’Italie et le Benelux, la Grande-Bretagne se tenant à l’écart. Il est signé le 18 avril 1951, moins d’un an après la déclaration, et il est ratifié au cours de l’année 1952. Le 10 août 1952, la Haute Autorité s’installe à Luxembourg, avec Jean Monnet à sa tête. Malgré l’échec de la Communauté européenne de défense, qui se fracasse en 1954 entre autres contre l’écueil du réarmement de l’Allemagne que l’Assemblée française refuse à cette époque, l’Europe économique et politique prend son envol.
Le livre de François Roth s’achève sur un long chapitre consacré aux dernières années de politique active et à l’héritage de Schuman. Il reste député, devient de nouveau ministre en 1955, préside le Mouvement européen, devient président du Parlement européen en 1958 et reçoit le prix Charlemagne la même année, voyage, soigne ses amitiés lorraines, allemandes, belges et luxembourgeoises, donne des conférences à travers l’Europe des Six et en Scandinavie où il défend le projet européen. "Allergique au phénomène De Gaulle", il vote cependant l’investiture du général. Mais la Ve République le met à l’écart. Fin 1959, les premiers signes d’une maladie le font tomber dans ce que Roth appelle "une tragique décrépitude". Il ne peut plus remplir son mandat de député, se retire officiellement de la vie politique en novembre 1962 et décède le 4 septembre 1963. Le seul Premier ministre étranger à assister à ses obsèques est Pierre Werner, qui avait rencontré Schuman lors de causeries politiques du temps où il était étudiant à Paris dans les années 30. Adenauer avait été dissuadé de venir par le Paris de De Gaulle.
Roth écrit sur l’héritage de Schuman : "Actuellement, les héritiers culturels de Schuman ne sont plus au pouvoir ni à Paris ni à Berlin. Les plus proches d’entre eux pourraient être le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker et l’Italien Romano Prodi." Et il écrit aussi : "Les discours où le nom de Schuman est évoqué sont des textes pauvres, convenus, rédigés par des attachés de cabinet qui travaillent à partir de notices de dictionnaires ou d’Internet."
"Père de l’Europe"ou "saint en veston", ou les deux, à la fois décalé, catholique traditionnel et ouvert sur l’avenir, il est atypique en tout cas, ce Robert Schuman que la grande biographie de François Roth révèle au fil des pages. Et pourtant, il est aussi si incroyablement Vieux Luxembourg et Vieille Lorraine. De ce fait, plus l’on approfondit la connaissance du personnage et de ses options politiques tout au long d’une vie, plus profond devient le fossé culturel qui le sépare des générations qui l’ont suivi pour qui l’Europe a été construite et se construit toujours. Ce sont ces paradoxes que François Roth a su saisir, en toute honnêteté d’historien.