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Economie, finances et monnaie - Traités et Affaires institutionnelles
De la CECA à l’euro – Plaidoyer d'Etienne Davignon pour des institutions de gestion politique d’une authentique union économique et monétaire
06-05-2010


Le 60e anniversaire de la Déclaration Schuman : Fondation d'une gouvernance en EuropeLe colloque organisé à l’occasion du 60e anniversaire de la Déclaration Schuman du 9 mai 1950 par l’Université du Luxembourg et l’Institut Pierre Werner, avec le soutien du bureau d’information du Parlement européen, de la Représentation de la Commission européenne et d’Europaforum.lu, a débuté le 6 mai 2010 par une conférence du vicomte Etienne Davignon.

Dans sa présentation de l’intervenant, Philippe Poirier, de l’Université de Luxembourg, a évoqué les quatre moments qui ont marqué la carrière d’Etienne Davignon : le moment belge, avec sa présence, de 1964 à 1969, dans les cabinets de Paul-Henri Spaak et de Pierre Harmel, ministres des Affaires étrangères belges ; le moment européen, avec les deux rapports qu’il a remis sur la restructuration de la sidérurgie européenne mais aussi son rôle de commissaire et de vice-président de la Commission européenne de 1981 à 1985 ; le moment économique, avec le rôle qu’il a joué par la suite dans plusieurs grands groupes économiques ; et finalement le moment d’homme de réflexion et d’influence.

L’intervention d’Etienne Davignon fut précédée de la projection d’un film documentaire des années 60 sur Robert Schuman, avec des images en noir et blanc au son rayé, cahotant. Ce fut pour l’orateur l’occasion de souligner une différence d’époque entre hier et aujourd’hui, car si l’image du film était faible, le message en était fort, ce qui contraste avec les films d’aujourd’hui, dans lesquels l’image prime, mais le message est faible. Robert Schuman et Jean Monnet, les deux pères de l’Europe, manquaient singulièrement de charisme selon les critères de "l’illusion de l’apparence", de sorte qu’Etienne Davignon s’est demandé ce qui serait advenu en notre temps de leur projet.Le Vicomte Etienne Davignon

Etienne Davignon a aussi regretté que ce film n’ait pas assez montré le rôle des dirigeants luxembourgeois dans "l’épopée jamais terminée de la construction européenne". Il a parlé de la figure "agréable à voir, parce qu’elle rassurait ", de Joseph Bech, qui a mené la CECA à Luxembourg, mais qui n’était pas toujours rassuré. Il a parlé des Luxembourgeois qui sentent le mieux comment traiter Allemands et Français et qui savent que, s’il n’y a pas de communauté de vue entre ces deux pays, il n’y a pas d’avancée en Europe. Si Pierre Werner a été l’auteur du premier rapport qui esquisse en 1970 les contours de la future union monétaire, ou si Gaston Thorn et Jacques Santer ont été présidents de la Commission, c’est, à ses yeux, loin d’être un hasard. "Car l’Europe a besoin de personnes fondamentalement convaincues et prêtes à considérer les projets au-delà de l’intérêt national".

Il faut à l’Europe des institutions et des hommes

Etienne Davignon est ensuite revenu sur la citation de Jean Monnet - "Rien ne dure sans les institutions, mais rien ne se fait sans les hommes" - pour dire que c’est exactement sur ces deux plans que se situent les problèmes actuels de la construction européenne.

Pour sa démonstration, il est revenu aux débuts de l’Europe. Quand Etienne Davignon explique aujourd’hui à des lycéens ou des étudiants le choix du charbon et de l’acier comme premier axe économique de la construction européenne, il les présente comme des éléments aussi sensibles que le sont en 2010 le pétrole et la haute technologie. La part du charbon et de l’acier dans le PIB des années 50 est similaire à celle du pétrole et des hautes technologies dans le PIB des années 2000.

D’où sa préférence pour un regard moins politique mais plus économique sur la Déclaration Schuman. "Le plus important était que les Etats mettaient en commun, quelques années après la guerre, ce qu’ils avaient de plus précieux".

La CECA consistait à mettre vraiment en commun les ressources sidérurgiques et charbonnières, et la Haute Autorité était une vraie haute autorité, qui levait l’impôt sur toutes les activités dans ces secteurs, et qui ne vivait donc pas des cotisations gouvernementales. Elle organisait son travail en incluant tous les "stakeholders" : producteurs, consommateurs, commerciaux et syndicats. La pondération de la majorité qualifiée était dérivée de l’indice de participation aux activités visées.

"Une approche visionnaire du problème" selon Etienne Davignon, pour qui la restructuration de l’industrie européenne ne se serait pas faite dans la paix sans le traité de Paris. D’autant plus que la CECA disposait de moyens pour tempérer les effets sociaux de la restructuration, un élément qui manque maintenant avec la crise grecque.

Le laxisme de la CECA tardive

La CECA a cependant pris le chemin de nombreuses institutions. La crise est passée, on est passé de la pénurie à l’abondance, la surveillance des secteurs qui la concernaient s’est relâchée, l’acier et le charbon sont devenus des éléments moins stratégiques, le traitement des affaires est devenu de plus en plus formel, ainsi que l’a expliqué Etienne Davignon.

L’industrie de certains pays fonctionnait bien grâce à l’efficacité des instruments de production anciens. Des innovations technologiques comme les hauts-fourneaux électriques et la fonte des déchets métalliques, qui inauguraient en Allemagne et en Italie une période de nouvelle concurrence sur les capacités et les frais de production, se heurtaient aux protestations de ces industries. Si les aides publiques étaient interdites, ce n’était pas pour des raisons idéologiques, mais pour que les Etats ne faussent pas la politique globale de la Haute Autorité, les pertes sidérurgiques pouvant être compensées autrement. Lorsque le verrou a sauté dans les restructurations ultérieures, celles-ci n’ont pas été opérantes sur le long terme. "L’argent des citoyens n’a servi à rien", constate Etienne Davignon, et le non-respect de la règle était des plus frustrants.

L’enjeu de la crise actuelle est la place de l’Europe dans le monde

Quant à la crise actuelle, Etienne Davignon l’a jugée très sérieuse au vu des doutes qui se portent sur l’euro dans un contexte très différent de celui de sa création. En 2010, le monde globalisé veut participer au débat. Si l’Europe comme tout autre acteur de ce monde globalisé n’a pas le soutien de ce monde, ses décisions sont vouées à l’échec. Les Chinois veulent maintenant codécider sur tous les grands dossiers systémiques, ce qui n’est pas sans incidence sur le plan monétaire. Au début, ils étaient intéressés à l’euro comme instrument de diversification. Maintenant, l’euro ne joue plus un grand rôle dans leurs réflexions. Pour Etienne Davignon, "ce qui se joue aujourd’hui est la place de l’Europe dans le monde en termes de richesses, de population, de savoir-faire, de sorte que nous sommes obligés d’utiliser nos instruments". Et d’ajouter, "si l’UE subit un échec, elle ne rebondira pas facilement".

Pour Etienne Davignon, la croissance ne reviendra dans la zone euro qu’avec le retour de certains éléments de stabilité. L’euro a été créé pour faciliter les échanges au sein du marché intérieur. Il est un élément monétaire structurel basé sur des obligations. Il a été envisagé dans l’hypothèse que les marchés ne tiennent pas compte des soubresauts politiques dans un Etat membre. Mais en fait, l’euro n’a pas éliminé la difficulté pour certains pays d’emprunter à des taux d’intérêt faibles.

Plaidoyer pour des institutions politiques de l’euro, monnaie pour des économies comparables

Depuis l’introduction de l’euro, les banques centrales et la BCE ont bien fonctionné. Mais aucun vrai organe politique n’a été créé pour gérer le côté politique de l’euro. L’UE dans le sens politique et économique ne peut, selon Etienne Davignon, "que réunir des Etats à économies comparables". Ce n’est pas le cas avec les 27. Et il n’y a pas d’entité politique des Etats de l’euro. "On a parié sur une zone grise sans pouvoir de décision. Les efforts de Jean-Claude Juncker ont certes été héroïques, mais quand le Conseil ne peut pas prendre de décision, que la Commission patauge et que le Conseil européen est la dernière instance de recours, on se demande où est l’institution ?"

C’est pour cela que l’enjeu de la crise actuelle va pour Etienne Davignon au-delà de la crise grecque. Veut-on encore l’intégration et le marché intérieur ? Maastricht a été selon Etienne Davignon un traité politique, la prise de risque est chez les politiques, pas à la Banque centrale. Et les politiques "savaient que les comptes grecs étaient trafiqués". Ils ont pris le risque de prendre les Grecs à bord "parce qu’ils pensaient que l’impact d’un problème avec la Grèce serait moindre". Leur laxisme rappelle à Etienne Davignon celui des responsables de la CECA après les grandes épreuves des années 50.

La solidarité, a insisté l’ancien vice-président de la Commission  européenne, s’exerce "par rapport à ceux qui jouent le même jeu". La réaction vis-à-vis du problème grec a été trop lente. Le manque d’institutions et cette lenteur ont aggravé le problème. Il y a également selon lui un malaise à l’idée de prêter à la Grèce à un taux supérieur à celui par lequel on a emprunté cet argent. "Le jour où l’on manque des éléments essentiels pour maîtriser les difficultés, il ne faut donc pas s’étonner". La relation entre opinions publiques et dirigeants politiques est devenue d’autant plus difficile que les dirigeants n’ont plus les bonnes réponses. Le Conseil européen du 7 mai 2010 à Bruxelles sera donc crucial pour l’UE en tant que telle. Les Etats membres devront s’engager pour la Grèce et réaffirmeront par là leur union monétaire en ne laissant pas filer l’euro. Car le prix à payer pour la crise actuelle sera sans euro beaucoup plus élevé que celui qu’il faudra payer avec l’euro.