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Justice, liberté, sécurité et immigration
Schengen, 25 ans après : libre circulation et Europe forteresse en questions à l’occasion d’un café presse
04-06-2010


Michael Stabenow, Jakub Adamowicz, Laurence Schmitt et Jean QuatremerLa ville de Thionville, qui tenait à célébrer, dans le cadre d’une édition spéciale du festival "Des Frontières et des Hommes", les 25 ans des accords de Schengen, a invité, à l’occasion d’un café presse qui s’est tenu le 4 juin 2010,  Jakub Adamowicz, journaliste au Luxemburger WortJean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles et Michael Stabenow , correspondant de la Frankfurter allgemeine Zeitung (FAZ) à Bruxelles, à revenir sur cet espace de liberté devenu une Europe forteresse.

Un débat qui sera prochainement diffusé sur le site www.thionville.tv.

Une ouverture des frontières qui a constitué un grand pas en avant dans la prise de conscience par les citoyens de la réalité de la construction européenne

Quentin Dickinson, directeur des affaires européennes à Radio France, est revenu, dans un entretien vidéo diffusé en guise d’introduction au débat, sur la célébration du 25e anniversaire des accords de Schengen, une initiative qu’il juge "heureuse" au vu de la nécessité de "stimuler de temps à autres la mémoire collective".

La signature des accords de Schengen est passé inaperçue en son temps, pourtant ce fut aux yeux de Quentin SchengenDickinson un moment émouvant puisqu’un des idéaux de la construction européenne allait voir le jour. Pour le journaliste, si les chancelleries avaient vraiment compris ce qui se jouait à Schengen, on y aurait sans doute vu des chefs d’Etat et de gouvernement…

Car ce qui a changé avec Schengen, quand on se souvient du temps passé dans les files d’attente aux postes frontières auparavant, est immense. Pourtant, aujourd’hui, personne, en passant tout naturellement la frontière, n’a de pensée pour Schengen. Cette ouverture des frontières a cependant constitué un grand pas en avant dans la prise de conscience par les citoyens de la réalité de la construction européenne.

Pourtant, cet effacement des frontières est allé de pair avec la construction d’autres frontières comme n’a pas manqué de le souligner Laurence Schmitt, journaliste au Républicain Lorrain, qui animait les discussions.

Un processus en deux étapes : de la liberté aux questions de sécurité

Michael Stabenow est revenu à 1985, année de la signature de l’accord de Schengen, expliquant que les discussions, nourries par une volonté d’ouverture avant tout, portaient alors sur le volet "Liberté" des accords. Ainsi, Michael Stabenow et Jakub Adamowiczcette décision prise en dehors du cadre des institutions européennes, à laquelle ont participé des hommes politiques qui n’étaient pas sur le devant de la scène, a permis de rendre l’Europe plus concrète, plus saisissable.

C’est un peu plus tard, notamment avec les changements liés à la chute du mur et à la pression migratoire venant de l’extérieur, que le volet "Sécurité" des accords est apparu comme trop faible. L’aspect restrictif, répressif des accords est donc devenu un sujet d’importance lorsqu’ont émergé des questions comme le "droit de poursuite". Et le débat a alors porté sur l’intérêt de l’Europe à être plus soudée par rapport à l’extérieur. C’est à ce moment-là que la vision a changé.

De la signature de l’accord à l’entrée en vigueur, en passant par la signature de la convention d’application : un long processus et des débats fascinants

Jean Quatremer a tenu dans un premier temps à souligner que les accords de Schengen refermaient finalement une parenthèse ouverte du temps de la 1ère guerre mondiale. Avant cela en effet, la circulation était libre en Europe…

L’idée de départ, à savoir constituer un espace de liberté, a été discutée par les ministres de l’Intérieur des pays concernés. Pour Jean Quatremer, leur fonction a déterminé les négociations qui se sont poursuivies de 1985, date de la signature de l’accord, à 1990, année de la signature de la convention d’application de l’accord qui fait la partLaurence Schmitt et Jean Quatremerbelle au versant sécuritaire.

Jean Quatremer se souvient ainsi des discussions fascinantes qui ont animé les négociateurs car l’enjeu n’était pas moins que d’arriver à se faire confiance mutuellement au moment où on lèverait les contrôles aux frontières. Les exigences des uns, concernant par exemple de droit de poursuite, et les réticences des autres face à une demande jugée dans un premier temps inacceptable, expliquent qu’il ait fallu du temps pour s’entendre sur les modalités d’application de l’accord.

C’est sans compter les cinq années qu’il a fallu encore attendre avant de voir les accords de Schengen entrer finalement en vigueur en 1995…ce qui n’est là encore pas allé de soi puisque le président Chirac n’a pas manqué de suspendre la convention au lendemain de son entrée en vigueur. Les accords ont ainsi été "appliqués à reculons" et en fin de compte c’est encore cinq ans après leur entrée en vigueur que les contrôles aux frontières ont été complètement supprimés. Pourtant, Jean Quatremer souligne que le truand est, dans l’ensemble, plutôt casanier et il insiste sur le fait qu’il n’y a pas eu d’explosion de la criminalité…

Plaidoyer pour une ouverture des frontières

Parallèlement à ce long processus, il y a eu un renforcement des frontières extérieures qui a fait de l’espace Schengen une forteresse. Aux yeux du correspondant français, le vrai problème est que nous rejetons l’immigration, que les candidats à l’immigration viennent quand même et que finalement, ce sont les plus démunis qui arrivent. Pour Jean Quatremer, "la fermeture de cet espace est une aberration qui empêche le mouvement naturel des personnes". Car si l’espace Schengen était ouvert, il est probable que beaucoup ne seraient pas obligés de se stabiliser et circuleraient aussi. Que dire qui plus est d’un espace qui rejette les gens les plus qualifiés que les Etats-Unis accueillent à bras ouverts !

Pour Jakub Adamowicz, l’immigration est bien la clef du débat concernant Schengen. Et s’il souligne à quel point l’Europe des accords de Schengen est celle d’aujourd’hui a changé de visage, à quel point Schengen est le symbole, surtout pour les pays d’Europe centrale et orientale, d’une dynamique très positive, le jeune journaliste n’oublie pas non plus combien cette expérience est récente. La réponse au défi de l’immigration, elle se situerait selon lui dans des projets comme l’Union pour la Méditerranée (UPM) ou le partenariat oriental.

De la nécessaire prise de conscience des défis posés par une population vieillissante

D’après Jean Quatremer, qui défend une ouverture des frontières extérieures, à Bruxelles "tout le monde est conscient que l’Europe est un continent qui se meurt". La seule solution, pour lui, c’est l’immigration, car le système arrive à sa fin – en témoignent d’ailleurs les discussions en cours un peu partout en Europe sur le financement des retraites – et il faut être conscient qu’il va falloir désormais partager la croissance avec les pays émergents. Le problème, c’est que la population ne semble pas avertie, que les hommes politiques, par peur de ne pas être réélus, n’ont pas le courage d’assumer cette parole. Le résultat risque d’être "un mur autour d’un asile de vieux"…

Michael Stabenow observe pour sa part un changement d’attitude et il relève par ailleurs que tous les Etats européens sont malgré tout des terres d’accueil. La prise de conscience des défis posés par une population vieillissante est selon lui déjà en cours.

Il se souvient ainsi s’être vu refuser il y a dix ans la publication d’un papier qui expliquait que l’immigration était une réalité de fait et qu’il fallait donc trouver comment "faire avec". Un tel refus de sa rédaction ne serait plus possible aujourd’hui. Ainsi, la question est encore et toujours non pas de savoir si l’on est pour ou contre l’immigration, mais bien de trouver comment gérer ce phénomène. Et il souligne qu’il est bien plus difficile d’offrir des perspectives d’intégration à des personnes arrivées sans qualification. Pour lui, les citoyens ne sont pas dupes et sont en mesure de comprendre pour peu que les politiques aient le courage de mener ouvertement les débats sur les défis auxquels il faut faire face.

Quel modèle pour une politique d’immigration cohérente ?

Pour Jakub Adamowicz, l’Europe doit réfléchir à une politique d’immigration cohérente simple et commune. Un scénario plutôt pessimiste serait de faire comme pour l’euro, c’est-à dire de fonder une structure basée sur le compromis mais dont le prix à payer serait élevé dès qu’il s’agira de corriger ce qui a été fait. L’autre alternative serait de se baser sur les modèles australien ou canadien.

Sur ce dernier point, Jean Quatremer se montre cependant plus nuancé car il estime qu’il n’existe nulle part de modèle permettant vraiment l’immigration choisie. Prenant l’exemple des Etats-Unis, il rappelle ainsi que l’immigration clandestine y est aussi très importante et que des régularisations ont lieu régulièrement. La politique américaine consiste juste à "ne pas décourager la venue des meilleurs", alors qu’en Europe on décourage le "brain drain" et on ne se donne pas les moyens de tirer bénéfice d’une immigration qui est de toute façon un phénomène naturel.

Quant aux perspectives de l’aide au développement, au vu de la crise financière qui est vite revenue au centre des discussions et des questions de l’assistance, Jean Quatremer est formel : ce n’est pas une priorité alors que le bateau de l’euro coule et que la zone euro se retrouve dans une situation proche de celle de l’Argentine il y a 5 ans.

Michael Stabenow souligne lui aussi que l’on est bien loin des objectifs fixés en matière d’aide au développement et il craint que l’UPM ne devienne une mise à l’écart du Sud qui renforcerait encore plus la forteresse Europe. Le journaliste allemand appelle à en faire un projet positif tant pour l’UE que pour ces pays, en tenant notant compte du fait que les migrations ne sont pas à sens unique mais représentent une plus value pour tout le monde dès lors que la circulation le rend possible.

Pour Jakub Adamowicz, élargir l’espace Schengen serait une bonne idée et, s’il lui semblerait difficile de le faire vers le Sud notamment en raison des problèmes du Proche Orient, ce pourrait être réalisable dans le cadre du partenariat oriental du fait de l’absence de frontière naturelle, mais aussi des liens culturels et historiques forts qui existent avec les pays concernés.

Quant à la crise traversée par la zone euro, qui a surgi dans le débat pour accaparer bien vite toutes les attentions, Jean Quatremer estime que la question qui se pose actuellement est "quand fera-t-on défaut ?" dans la mesure où la crise touche tant le crédit public que l’endettement privé. Au final, quelqu’un devra payer l’addition car l’endettement n’est jamais gratuit, et, aux yeux de Jean Quatremer, a priori, ce sera nous, ce sera vous qui en feront les frais.

Michael Stabenow se montre plus prudent et rappelle la difficulté qu’il y a prévoir quelle sera l’ampleur de cette crise. Par ailleurs le correspondant de la FAZ voit dans cette crise une opportunité de parler de la coordination des politiques économiques, un sujet tabou jusqu’il y a peu.