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Economie, finances et monnaie - Emploi et politique sociale
Le "Panorama social" de la Chambre des salariés sur le Luxembourg dans un contexte européen développe des analyses décapantes sur l’évolution du modèle social luxembourgeois
"A quoi sert-il d’être extrêmement compétitifs, comme le Luxembourg, si nous régressons socialement et si les performances macroéconomiques ne profitent pas à l’ensemble de la population ?"
14-03-2012


Panorama social 2012 de la Chambre des salariésLa Chambre des salariés (CSL) a publié le 14 mars 2012 son deuxième "panorama social" du Luxembourg qui se concentre sur les inégalités et le risque de pauvreté, le chômage et l’emploi, avec un accent mis sur les salariés âgés, ainsi que les conditions et la qualité de l’emploi. C’est Jean-Claude Reding qui donne la réponse du pourquoi d’un tel panorama : "En Europe, tout comme au Luxembourg, l’accent a été mis de longue date sur les performances économiques des entreprises, tandis que le social semble avoir été négligé." S’y ajoute le fait que "l’on observe au Grand-Duché une augmentation des inégalités et de la pauvreté, un accroissement du nombre de bénéficiaires de revenus sociaux, des taux de chômage préoccupants surtout concernant les jeunes et les travailleurs âgés, une dégradation des conditions de travail et de vie." Bref, le Luxembourg commence pour lui à ressembler de plus en plus aux autres pays européens.

C’est Sylvain Hoffmann, le directeur-adjoint de la CSL, qui a présenté la nouvelle étude dans le détail

Inégalités

Une information immédiatement percutante que le rapport révèle est que le Luxembourg figure en Europe parmi les pays qui affichent les plus faibles niveaux de partage de la valeur ajoutée brute revenant au travail, avec un niveau de partage secteur financier inclus de 54,5 % en 2010, et de 59,7 % sans prise en compte du secteur financier, alors que la moyenne européenne est de 65,3 %, et que les voisins affichent des taux entre 63,6 et 69,9 %. La CSL note à ce sujet : "Ce qui paraît le plus inquiétant, c’est que non seulement le Luxembourg se situe à un niveau de partage nettement inférieur à l’ensemble des autres pays, mais qu’en outre, il suit le mouvement général de baisse du niveau de partage et donc d’accroissement de la part de la valeur ajoutée brute revenant au capital." L’étude constate ainsi que l’économie luxembourgeoise est une des économies européennes où le partage de la valeur ajoutée a subi la plus forte dégradation.

En termes de coefficient de Gini, ce coefficient qui permet de prendre en compte la répartition totale des revenus, le Luxembourg se retrouve avec 28 points contre une moyenne zone euro de 31 au milieu du classement. Mais, souligne la CSL, cela "masque une évolution négative sur les 15 dernières années", dans la mesure où "le coefficient de Gini luxembourgeois a connu une détérioration sur l’ensemble de la période 1995-2010 et se rapproche tendanciellement de la moyenne européenne qui connaît une répartition des revenus plus inégalitaire. "

Une évolution semblable est révélée par le suivi du ratio S80/S20, qui compare le revenu équivalent total perçu par les 20 % les plus riches à celui perçu par les 20 % les plus pauvres. Le rapport écrit à ce sujet : "En 2010, le Luxembourg se situe à un niveau intermédiaire avec un ratio de 4,1, signifiant que les 20 % de revenus les plus élevés gagnaient 4,1 fois plus que les 20 % de revenus les plus faibles. Les pays scandinaves accompagnés de l’Autriche et du Benelux constituent le groupe où les inégalités de revenus mesurées par cet indicateur sont les plus faibles. Par rapport à 1995, bien qu’évoluant en dents de scie, au Luxembourg, la tendance à long terme est clairement à la hausse, traduisant un creusement des inégalités de revenu. En outre, si ces inégalités sont inférieures à la moyenne européenne, elles semblent néanmoins la rattraper progressivement. " Cela vaut surtout pour les personnes âgées de moins de 65 ans.

La CSL dresse aussi le constat d’une évolution inégale des salaires horaires bruts. Le salaire moyen a augmenté de 88 %, les 20 % de salaires les plus faibles ont augmenté de 60 % en 20 ans, les 5 % des salaires les plus élevés de plus de 105 %. Le rapport entre les 20 % de salaires les plus faibles et le salaire moyen est passé en 20 ans de 1,64 à 1,91, et l’écart entre le plus bas salaire des 5 % des salaires les plus élevés et le salaire moyen s’est accru encore plus rapidement, passant de 3,33 à 4,23.

Autre fait percutant dans un pays où 16,6 % des salariés touchent le salaire social minimum (SSM) : "Si le Grand-Duché a le salaire minimum brut le plus élevé en comparaison de ses principaux partenaires commerciaux, il est également le pays où ce salaire minimum se rapproche le plus du seuil de risque de pauvreté. Avec un salaire minimum brut aussi proche du seuil de pauvreté, le salaire minimum net est inférieur à ce seuil." L’hypothèse de la CSL : "En 2010, un salarié vivant seul, payé au salaire minimum, travaillant pendant 12 mois à temps complet et ne bénéficiant pas d'autres sources de revenu ou de déductions fiscales, devrait gagner presque 114 % du SSM pour échapper au risque de pauvreté monétaire", c'est-à-dire disposer d'un revenu supérieur à 60 % du salaire médian.

Reprenant des chiffres de l’étude du STATEC d’octobre 2011 sur "Travail et cohésion sociale", la CSL met aussi en avant le poids que "la charge financière liée au logement représente" et qui creuse l’inégalité : "Si l’on considère les ménages ayant un revenu inférieur à 60 % du revenu équivalent médian ("pauvres"), la part d’entre eux ayant de lourdes charges dues aux frais de logement est de 59 % en 2010 contre 36 % pour ceux ayant un revenu supérieur à 60 % du revenu équivalant médian ("non-pauvres"). L’écart de lourdeur de la charge financière due au logement est donc de 23 points, ce qui place le Luxembourg à la troisième place des pays les plus inégalitaires, précédé de la Belgique et de la France où l’écart est de presque 25 points.

Un autre facteur d’inégalité est en outre pour la CSL une imposition dégressive des revenus qu’elle pense avoir mis en lumière à travers une analyse du système fiscal luxembourgeois.

Pauvreté

Le "panorama social" de la CSL constate que le taux de risque de pauvreté – ce taux est basé sur le pourcentage de personnes disposant d’un revenu équivalent inférieur à 60 % du revenu médian -  est pour le Luxembourg en 2010 de 14,5 %. Ce positionnement, qui est inférieur au taux moyen de l’UE des 15 (16,3 %) et qui situe le Luxembourg au milieu du classement, "masque toutefois une évolution", car, explique la CSL, "depuis 1995, le Grand-Duché a vu son taux de risque de pauvreté augmenter de 2,5 points de pourcentage, seuls le Danemark, la Suède et la Finlande ayant connu une progression plus forte car partant de très bas." 71 000 personnes sont concernées. S’y ajoute que sans transferts sociaux, près de 29 % de la population luxembourgeoise auraient couru en 2010 le risque de pauvreté. Mais cette part est réduite de moitié grâce aux interventions de l’État.

La CSL a aussi constaté que "près d’un demandeur d’emploi sur deux était touché par le risque de pauvreté" alors que le taux de risque de pauvreté des retraités n’est que de 5,4 %.

"L’emploi ne protège pas forcément de la pauvreté", est un autre dur constat. 10,6 % des personnes en emploi sont touchées par le risque de pauvreté. En comparaison européenne, il s’agit d’un des taux de pauvreté en emploi les plus élevés de l’UE des 15, seulement dépassé par la Grèce, le Portugal et l’Espagne. Reste que le taux de progression de cet indicateur, qui est de 1,6 par an depuis 2005, est un des plus bas, comparé par exemple à celui de l’Allemagne, où cette progression est de 7,8 %.

Un chiffre intéressant est l’écart de risque de pauvreté entre propriétaires et locataires. Le Grand-Duché figure ici en deuxième place dans l’UE des 15, avec près de vingt points d’écart en 2010, 8 % de risque de pauvreté chez les propriétaires, et 28 % chez les locataires (un des plus élevés, seulement dépassé par l’Espagne, l’Italie et la Belgique), un écart qui "se maintient à un niveau plutôt stable depuis 2005".

La CSL a aussi constaté que la part des ménages qui bénéficient d’un revenu minimum garanti (RMG) est passée en 20 ans de 1,9 % à 4,4 % des ménages, dont plus de la moitié d’actifs, dont le nombre a augmenté en 5 ans de 51 %, contre une augmentation de 8,3 % parmi les bénéficiaires inactifs du RMG.

Chômage et emploi

La CSL écrit : "À première vue, le marché du travail luxembourgeois ne semble pas avoir été affecté par la crise économique, puisque, selon Eurostat, le pays jouit de l’un des plus faibles taux de chômage en Europe. Certains indicateurs, comme par exemple les créations d’emploi, se classent parmi les meilleures performances au niveau européen. De tels indicateurs globaux mèneraient donc à penser que tout va bien sur le marché du travail luxembourgeois puisque celui-ci affiche un dynamisme inégalé au niveau européen, même en temps de crise économique."

Mais la CSL fait d’autres constats :

  • la situation de la population active au Luxembourg s’est nettement détériorée au cours des dernières années, avec un taux de chômage qui a atteint des niveaux historiquement élevés ;
  • l’intégration des femmes en début ou fin de vie active sur le marché du travail semble rester difficile, comme le montre un des taux d’emploi féminins parmi les plus faibles de l’UE des 15 ;
  • même si le taux de chômage des jeunes est un des plus faibles de l’UE des 15, le rapport entre le taux de chômage des jeunes et le taux de chômage global, un rapport de 3,5 à 1, montre selon la CSL que le Luxembourg est l’un des pays les moins performants dans une UE où ce rapport est de 2 à 1 ;
  • la part des plus de 50 ans parmi les demandeurs d’emploi est passée de 13 % en 2000 à 16,5 % en 2005, à 21,2 % en 2009 et 23,2 % en 2010, dont 62 % restent au chômage pendant plus de12 mois ;
  • la catégorie des chômeurs sans emploi depuis plus de 12 mois est la plus élevée dans toutes les catégories de formation (45 % pour les chômeurs avec une formation inférieure, 34 % pour ceux avec une formation moyenne et 27 % pour ceux avec une formation supérieure), "ce qui traduit une difficulté croissante pour les chômeurs à retrouver du travail" ;
  • un élément positif que le CSL met en exergue dans ce contexte est que "le Luxembourg continue à faire partie du groupe de pays pour lesquels le taux de chômage de longue durée est plus de deux fois inférieur à la moyenne de l’UE des 15" et également bien moindre que celui des pays voisins.

Conditions d’emploi

La CSL identifie "une déviation par rapport à la norme sur le marché de l'emploi en termes de conditions d'emploi ou de qualité", même si "certains phénomènes peuvent parfois être encore marginaux et si le Luxembourg fait encore généralement figure de bon élève de l'UE-15". Ainsi, le CDI est encore la norme, avec seulement 7,1 % d’emploi temporaire, deux fois moins que la moyenne européenne. Mais "la part des formes atypiques et asociales de l'emploi a progressé de manière fulgurante sur le moyen et long terme entre 1996 et 2010: l’emploi temporaire (+173 %), le temps partiel (+56 %), le cumul de deux emplois (+190 %), le travail posté (+52 %)." Cela sans les frontaliers dont les collectes de données européennes ne tiennent pas compte. Tout en admettant que "les formes de travail déviantes ne sont pas automatiquement précaires", la CSL rappelle le chiffre des 10 % de travailleurs pauvres, qui est un des taux les plus élevés de l’UE des 15. D’autre part, les travailleurs à temps partiel sont à 89 % des femmes. 

Evaluation de l’emploi

Un autre élément est l'évaluation de l'emploi par les salariés. Elle est toujours "plutôt positive" au Luxembourg, bien qu’il y ait une hausse tendancielle de l'insatisfaction. La CSL cite l’enquête Eurobaromètre sur le climat social, dans laquelle les Luxembourgeois se montrent plutôt satisfaits de leur situation professionnelle en 2011 : avec un score de + 4.6 sur une échelle de 10, ils sont positionnés à la quatrième place dans l’UE-15, après les trois pays scandinaves. Mais par rapport à 2010, ce niveau de satisfaction a connu la plus forte baisse dans l’UE avec -0,6 point, au même titre que les Irlandais et des Grecs (-0,4 point), des travailleurs de pays en crise..

L’enquête d’Eurofound sur les conditions de travail se concentre sur des données liées à la charge de travail et à leur compatibilité avec les engagements sociaux et familiaux des travailleurs. Ici, le Luxembourg se place en 2010 en milieu de peloton avec presque 17 % des travailleurs déclarant ne pas avoir suffisamment de temps à consacrer à ces activités. Le Luxembourg fait partie des 5 pays de l’UE des 15 où les travailleurs voient  leur situation se dégrader en termes de temps libre, avec 28,2 % de travailleurs supplémentaires mécontents de l’adéquation entre temps libre et temps de travail.

Santé et travail

Les travailleurs résidant au Luxembourg figurent selon le panorama social aussi parmi ceux dont la santé serait la plus négativement affectée par leur emploi dans l'UE des 15. Avec plus de 27 %, ils ne sont devancés que par ceux de l’Espagne, du Portugal, de l’Autriche et de la Grèce. Le taux d’accidents graves au travail a été en 2008 de 2 %, pour une moyenne européenne de 1,7 % dans l’UE des 15, et les accidents de travail mortels ont été de 4,46 sur 100 000 travailleurs, le taux le plus élevé de l’UE des 15, qui affiche une moyenne de 1,7 mort sur 100 000 salariés.

Finalement, constate la CSL, "si le Luxembourg connaît une des meilleures proportions d'années de vie en bonne santé, tant à la naissance qu’à 65 ans, l’évolution observée à la fin des années 2000 est moins réjouissante : les personnes âgées peuvent espérer vivre plus longtemps mais en moins bonne santé. Concernant l’espérance de vie à la naissance, celle-ci ne progresse plus pour les hommes."

L’interrogation de la CSL

A la fin de ses conclusions, la CSL s’interroge : "La richesse luxembourgeoise semble donc ne pas servir à l'amélioration de la cohésion sociale et des conditions de vie ou de travail. Au vu de ce constat, nous ne pouvons que réitérer notre interrogation : à quoi sert-il d’être extrêmement compétitifs, comme le Luxembourg, si nous régressons socialement et si les performances macroéconomiques ne profitent pas à l’ensemble de la population ?"