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Le marché transatlantique, un projet "dangereux pour la démocratie européenne" selon Bruno Poncelet et Ricardo Cherenti du réseau "Econosphères"
04-11-2013


Annoncé en février 2013, le projet d’un marché de "libre-échange" entre les États-Unis et l’Union européenne a été salué par une presse unanimement enthousiaste: une intensification des relations commerciales entre l’Europe et les États-Unis est en effet perçue comme une initiative pouvant sortir l’Europe de la crise… L’anthropologue Bruno Poncelet et le politologue  Ricardo Cherenti, qui collaborent tous deux au réseau "Econosphères", sont pourtant loin de partager cette analyse.

A l’occasion d’une conférence tenue le 4 novembre 2013 au CarréRotondes, les deux Belges auteurs du livre "Le grand marché transatlantique, les multinationales contre la démocratie", publié en 2011 aux éditions Bruno Leprince, se sont donc évertués à décortiquer les coulisses de ce projet afin d’en éclairer les enjeux et dangers. Une conférence organisée à l’initiative des Amis du Monde diplomatique - Luxembourg, d’ATTAC - Luxembourg, de transform! et du CELL-Centre for ecological learning Luxembourg.

Critique des théories libérales du marché

chementiPour les deux auteurs, il s’est d’abord agi de présenter de manière critique "la logique du libre-échange" et du libéralisme et de déconstruire plusieurs postulats économiques nés au XVIIIe siècle lors de la révolution industrielle. Celle-ci marque une "cassure avec l’époque féodale précédente qui passe pour rétrograde", souligne Ricardo Cherenti, également titulaire de Masters en psychanalyse et en philosophie. "A partir de là, tout ce qui vient après est considéré comme progrès. On voit des sciences dures progresser très fortement et l’idée germe que probablement au niveau des sciences humaines on va retrouver la même logique, c’est-à-dire trouver des lois qui régissent le monde."

Une des premières lois repose pour Cherenti sur l’idée de caractère "naturel" du marché, celui-ci n’étant dès lors ni juste ni injuste. En revanche, l’intervention sur le marché serait pour sa part injuste. "C’est l’idée d’un marché qui s’autorégule et qui distribue les richesses de manière équitable", note le chercheur. La justification de ce que ces auteurs qualifient de "marché idéalisé" repose sur deux raisonnements.

Le premier est, selon les auteurs, quantitatif: "si on retire les entraves que les Etats font peser sur les échanges en libéralisant le commerce international, donc en créant des zones de libre-échange, on crée des opportunités nouvelles de profits pour les entreprises qui vont pouvoir développer leur activité et leur chiffre d’affaires, et du coup l’emploi", poursuit Bruno Poncelet. Aux yeux de ses promoteurs, le libre-échange permettrait ainsi "une dynamique vertueuse". "C’est la logique du 'cap des bonnes affaires': en faisant du libre-échange, on serait en route vers un cap merveilleux où la croissance économique, la création d’emploi et la confiance des investisseurs se tiendraient tous par la main", avance Bruno Poncelet.

Le second raisonnement est qualitatif selon les auteurs. Accroître la compétition économique au niveau international pousserait les entreprises à innover et à être plus créatives et serait donc source de progrès technologique "que l’on confond souvent avec le progrès humain", juge le chercheur. "Mais plutôt que d’atteindre ce cap idéalisé, nous pensons que le bateau sombre en chemin, cela notamment parce que les marchés ne sont pas naturels."

Le marché "n'est pas naturel"

Tout d’abord, le marché ne serait pas né spontanément mais il relèverait toujours "d’une création à un moment donné par certaines personnes", poursuit Ricardo Cherenti.

Il ne fonctionnerait par ailleurs pas seul mais il repose sur des lois et des institutions "sans lesquelles il ne fonctionnerait pas". Ainsi en est-il des normes de production ou de l’idée de propriété privée notamment. "Il faut aussi des institutions, un parlement qui fait des lois, une justice qui les fait respecter, une police, une monnaie, etc…".

Enfin le marché ne serait pas juste: "Il est fonction de valeurs à un endroit et à un moment donné. En fonction de ces valeurs, on va créer un marché dans un certain cadre. Plutôt que celui tel qu’il existe dans l’UE et qui repose sur la compétition, la recherche du profit, l’individualisme, si on avait un marché qui fonctionne sur le thème prioritaire de l’écologie par exemple, on empêcherait la vente de produits toxiques ou les produits ayant un parcours trop long."

Les deux auteurs mettent ainsi en évidence plusieurs "vices" dans le raisonnement des libéraux. D'abord, l’Etat et le marché ne seraient pas distincts. "Le marché a besoin de l’appui de l’Etat pour fonctionner", souligne Poncelet, ce qui mettrait à mal la logique quantitative.

Selon le chercheur, la première conséquence de la création du marché unique européen a été le déclenchement d’une série de fusions-acquisitions de grandes entreprises qui ont elles-mêmes eu des conséquences néfastes. Elles auraient mené à un éloignement toujours plus grand entre les centres de décisions économiques et les centres démocratiques, et donc des représentants des travailleurs.

Vers un "approfondissement des déséquilibres"

ponceletSelon Bruno Poncelet, cela a eu pour conséquence un déséquilibre toujours plus important entre gros et petits acteurs. "Ça a été très défavorable à énormément d’indépendants et de PME. Si un grand groupe décide de casser les prix pendant 6 mois, les plus petits acteurs sont étouffés", ajoute Bruno Poncelet.

Le cadre social ne serait pas non plus épargné. "Si lors de la création du marché unique, ses promoteurs ont promis que le libre-échange n’aurait pas d’effet sur le social, cela a pourtant été le cas de manière indirecte et sournoise", assure le chercheur. Les législations nationales (fiscales, sociales, écologiques, salariales, etc.) seraient en effet avant tout considérées comme des contraintes pour les entreprises. "Donc si dans un cadre national elles doivent s’y plier, dans un cadre où on leur offre 28 législations différentes, on les met en position de choisir celles qui leur conviennent le mieux", poursuit-il.

Selon les auteurs, des pouvoirs privés déjà très puissants sont ainsi mis en position de mettre en concurrence "non seulement les travailleurs ou les PME mais les enceintes législatives nationales", souligne Ricardo Cherenti. Ainsi les Etats sont poussés, pour attirer les investisseurs dans une logique de libre concurrence, à faire pression par le bas sur leurs normes pour être plus attractifs que leurs voisins. "Toutes les législations non harmonisées, donc souvent le fiscal, le social, l’environnemental, sont mises en concurrence par les multinationales de plus en plus puissantes. Au niveau européen, on joue désormais au jeu de qui baissera le plus sa culotte pour offrir tel avantage fiscal ou autre", appuie Bruno Poncelet.

Quant à la logique qualitative, si les auteurs reconnaissent que le libre-échange concourt à la créativité, selon eux, "on ne réfléchit pas pour savoir si cette créativité va être bénéfique à l’intérêt général, ou si elle va le remettre en cause". Et d’évoquer en conséquence une ingéniosité "toxique". "On ne manque pas d’exemples, depuis l’invention de l’essence avec plomb, d’entreprises qui ont créé et commercialisé des produits toxiques sciemment, qu’elles l’aient su ou s’en soient rendues compte, et qui ont tout fait pour que ça ne se sache pas", ajoute Bruno Poncelet. "Et quand les choses tournent mal, c’est finalement le citoyen qui est amené à payer." L’exemple de l’entreprise TEPCO, qui avant l’accident nucléaire de Fukushima était la plus grande multinationale privée dans le secteur de l’énergie, et qui depuis a été nationalisée, serait à ce sujet éloquent.

Les deux auteurs évoquent donc un "espace de prédation organisé" où tout est marchandisable et marchandisé. "Le capitalisme a besoin de s’étendre toujours plus, la première solution étant un accroissement de l’espace géographique, la deuxième étant la marchandisation de tout ce qui peut l’être, comme l’environnement, avec les ‘droits’ de polluer".

La zone de libre-échange transatlantique

La zone de libre-échange transatlantique entrerait totalement dans un  tel schéma selon les auteurs qui sont revenus sur son annonce. Contrairement à ce qui fut affirmé en février 2013 dans une déclaration conjointe du président des États-Unis, Barack Obama, du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, et du président du Conseil européen Herman Van Rompuy qui annonçait "le lancement de négociations politiques en vue d’intensifier les relations commerciales et les investissements entre l’Europe et les États-Unis" suite à une décision prise une semaine plus tôt, l’idée d’une telle zone serait loin d’être récente.

Les auteurs ont rappelé que dès 1995, la création concrète du marché transatlantique est actée, via la création de réseaux, de groupes de travail, et déjà également d’institutions. "Les négociations politiques ont commencé dès les années 90’, et donné lieu à de multiples accords et rapprochements entre l’Europe et les États-Unis, avec déjà la création d’institutions communes, de collaborations administratives, de coopérations policières et judiciaires et  d’harmonisation de lois existantes", insiste Bruno Poncelet.

"Ce qu’on ne savait pas à l’époque mais qu’on sait aujourd’hui, c’est que l’idée de mettre en place un marché basé sur ces valeurs de mise en concurrence et de dumping social et fiscal n’est pas née dans l’esprit des responsables politiques. En l’occurrence, c’est un lobby, la table ronde des industriels européens fondé en 1983 à Paris à l’initiative du PDG de Volvo et qui regroupe surtout des industriels, qui l’a soufflée aux politiques. Lors de sa fondation, il avait invité deux commissaires européens, Etienne Davignon et François-Xavier Ortoli, qui par le plus grand des hasards, lorsqu’ils ont cessé d’être commissaire, ont fait leur chemin dans le monde privé et se sont retrouvés eux-mêmes, au nom de l’entreprise privée qui les avait engagé, à siéger au sein de la table ronde", poursuit-il.

Des décisions qui sont "le fruit d'un lobbyisme souvent opaque"

Le chercheur évoque donc des relations de proximité "parfois très dérangeantes" entre le monde politique et celui des multinationales. Parmi ces lobbys qui militent en faveur d’un tel marché, les auteurs relèvent notamment les chambres américaines de commerce qui visent à intensifier les relations commerciales entre les régions où elles sont implantées et les USA. "On en trouve une dans chaque pays, mais aussi au niveau régional et de l’UE", note-t-il.

S’y ajoute la fédération faîtière des fédérations patronales au niveau européen, BUSINESSEUROPE ou encore le Conseil d'affaires transatlantique - anciennement connu sous le nom de Dialogue économique transatlantique - qui ne regroupe en son sein que des multinationales. "Au début 2013, tous ces lobbys se sont regroupé au sein d’un lobby commun: l’alliance marchande pour un partenariat de commerce et d’investissements transatlantique", destiné a augmenter le poids de ces groupes d'intérêts "en faveur de ce projet", note encore le chercheur.

Face aux craintes que pourraient susciter dans la population ce projet, la Commission européenne a présenté une étude selon laquelle le partenariat rapporterait 119 milliards d’euros à l’UE et 95 milliards aux USA, soit environ 549 euros par an et par ménage. "Il a été réalisé par un institut dit indépendant, le Centre de recherche en politique économique de Londres (Centre for Economic Policy Research). Mais quand je lis que le président c’est Guillermo de la Dehesa, vice-président de Goldman Sachs, que parmi les fondateurs se trouve Richard Portes, un conseiller économique de José-Manuel Barroso, et parmi les membres on trouve la Deutsche Bank, la Morgan, la Barclay, le Citygroup, mais aussi diverses banques centrales, on peut pour le moins s'interroger", assure Cherenti. Le lien vers le document original de cette étude ne semble plus accessible.

"Derrière cette étude qui est présentée comme indépendante en réalité on a juste des spécialistes en crise financière", ajoute Bruno Poncelet.

Des relations "incestueuses" entre politiques et multinationales ?

Un autre lobby serait également à la manœuvre selon les deux auteurs: le Transatlantic Policy Network, fondé au début des années 1990 et dont l’objectif est le rapprochement entre les USA et l’UE dans les domaines politique, sécuritaire, militaire et commercial. "Ce lobby associe parmi ses membres des élus politiques (près de 8 % des parlementaires européens) et de puissantes multinationales (ArcelorMittal, par exemple, en était membre en 2011)" souligne Poncelet. "De ces mélanges 'incestueux' entre la sphère politique et le monde des affaires naît une philosophie politique considérant l’expansion du commerce comme l’alpha et l’oméga d’une démocratie. Une philosophie qui a les moyens de ces ambitions grâce à ses relais politiques: le TPN parvient en effet très souvent à imposer  ses priorités dans l’agenda des négociations politiques transatlantiques", explique-t-il.

"Tout au long du processus, les initiatives et propositions du TPN ont souvent précédé des décisions politiques concrètes, comme ce fut le cas en 1995 avec la création du 'Dialogue économique transatlantique' qui visait à populariser l’idée du marché transatlantique dans le public notamment", poursuit Bruno Poncelet. Plusieurs de ces dialogues transatlantiques seront menés dans divers domaines, notamment sur le travail et l'environnement, mais le seul qui fonctionnera réellement sera celui consacré aux affaires économiques jugent les auteurs. "En octobre 2011, le TPN, qui dresse le constat d'une multiplication des déclarations de bonnes intentions mais d'un manque d’accords politiques concrets en la matière publie un rapport dans ce sens, adressé au monde politique", ajoutent-ils.

"Dans ce rapport, le TPN esquissait à la fois l’argumentaire et l’architecture institutionnelle dans laquelle les négociations ont été engagées", juge Bruno Poncelet. On peut en effet lire dans ce document que, "afin de pleinement réaliser le potentiel inexploité de nouveaux emplois et de croissance, nous appelons à une complète Initiative de Croissance et d’Emploi Transatlantique, incluant une feuille de route pour le retrait d’ici 2020 des barrières non tarifaires au commerce et à l’investissement toujours existantes, et d’avancer vers un niveau tarifaire nul pour le commerce transatlantique."

Un mois plus tard, le 28 novembre 2011, lors d'un sommet politique annuel réunissant les chefs d’Etat américains et européens à Washington, la décision est prise de lancer un "Groupe de travail de haut-niveau sur l’emploi et la croissance", chargé de la mission suivante: "identifier les politiques et les mesures pour accroître le commerce et les investissements transatlantiques afin d’encourager ensemble la création d’emplois, la croissance économique et la compétitivité internationale". Soit "exactement les positions du TPN un mois plus tôt", selon Poncelet.

Des débats publics "sans le public"

Ce comité est en outre chargé "de travailler en étroite concertation avec tous les groupes publics et privés intéressés, tout en s’appuyant sur les dialogues et mécanismes appropriés existants", poursuivent les auteurs. Des consultations publiques seront lancées en 2012, mais elles seront très peu "publiques" selon les deux chercheurs, qui relèvent qu’une publicité très minimaliste a été faite autour de ces "débats". Résultat, "l’écrasante majorité des réponses faites aux consultations publiques provient directement du monde marchand et de lobbys privés, soit les acteurs déjà fortement impliqués dans les négociations officielles et les réseaux officieux transatlantiques", assurent encore les auteurs.

Ils jugent par ailleurs une seconde consultation, organisée en septembre 2012 particulièrement orientée. Elle comptait ainsi 12 questions à caractère industriel et commercial et 3 d’ordre citoyen. Les deux auteurs dénoncent donc un travail de l’ombre qui se poursuivrait toujours. Ainsi le mandat de négociation de la Commission européenne a-t-il tout de suite été classé secret, les parlementaires européens n’y ayant ainsi pas accès. Néanmoins, le document a fuité sur internet (voir à ce sujet un article du quotidien français La Tribune ainsi qu'un "policy paper" de Notre Europe - Institut Jacques Delors, N.D.L.R.).

Les deux auteurs concluent donc qu’une union marchande entre l’Europe et les États-Unis intensifierait la logique actuelle du marché unique européen qui consiste selon eux à uniformiser toutes les législations nécessaires à la circulation des biens et services marchands, tout en laissant le loisir aux sociétés multinationales de mettre en concurrence les législations des Etats qui ne sont pas harmonisées, avec des conséquences "dramatiques" pour les travailleurs "soumis à une organisation du travail de plus en plus tyrannique" de même qu'un coût sanitaire potentiellement dangereux: "On abandonne la qualité au profit de la rentabilité", poursuit-il

"Cela permettrait également à des firmes multinationales de plus en plus libres de grandir et de s’organiser à l’échelle intercontinentale, appuyées en cela par des élites politiques qui fréquentent les mêmes cercles d’initiés alors qu’à l’opposé, toutes les instances de régulation et pouvoirs locaux, politiques, associatifs et syndicaux sont soumis à des logiques qui les dépassent, et face auxquelles leur impuissance va grandissant".

Sont à craindre selon les auteurs une intensification de la privatisation des services de sécurité sociale, ainsi que des harmonisations jugées néfastes dans des domaines comme la culture, l'agriculture ou les libertés civiles, notamment via une harmonisation de mesures sécuritaires potentiellement liberticides.

Enfin les auteurs évoquent une mise à la mort de la démocratie. "Ainsi, l’enjeu officiel prioritaire des actuelles négociations est de travailler à une harmonisation des législations, américaines et européennes, mais aussi d’empêcher autant que possible le vote de nouvelles lois 'commerciales' distinctes entre l’Europe et les États-Unis. Cela impliquera une neutralisation des instances de décisions locales et démocratiques, comme les Parlements nationaux, au profit de comités de négociations inconnus du grand public, et surtout non soumis à une procédure de légitimation démocratique. Ce basculement du pouvoir politique vers des comités technocratiques ouvre un boulevard aux intérêts commerciaux des lobbys marchands, au détriment de l’intérêt général", concluent les deux chercheurs.