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Fiscalité
La Commission lance une enquête approfondie sur les pratiques fiscales potentiellement discriminatoires de trois Etats membres à l’égard de certaines multinationales, dont le Luxembourg, également visé par une procédure d’infraction
11-06-2014


comm-almunia-ruling-source-ceLe Luxembourg, ainsi que deux autres Etats membres, l’Irlande et les Pays-Bas, font chacun l’objet d’une enquête approfondie sur leurs pratiques fiscales envers certaines grandes multinationales, a annoncé la Commission européenne dans un communiqué de presse, le 11 juin 2014. Dans ce cadre, elle a également confirmé deux procédures d'infraction à l'encontre du Luxembourg, a déclaré Joaquín Almunia, le commissaire européen chargé de la concurrence.

"La Commission européenne a ouvert trois enquêtes approfondies visant à examiner si les décisions des autorités fiscales d'Irlande, des Pays-Bas et du Luxembourg en ce qui concerne l’impôt sur les sociétés à payer respectivement par Apple, Starbucks et Fiat Finance and Trade, sont conformes aux règles de l’UE relatives aux aides d’État", lit-on ainsi dans le communiqué.

Le contexte

L’ouverture de ces trois enquêtes porte sur la compatibilité avec les règles de l'UE en matière d’aides d’État de certaines pratiques fiscales en vigueur dans certains États membres dans le cadre de la planification fiscale agressive pratiquée par les multinationales, "afin de garantir des conditions de concurrence équitables". La Commission souligne en effet qu’un certain nombre de multinationales utilisent ces stratégies de planification fiscale "pour réduire leur charge fiscale globale, en tirant profit des spécificités techniques de systèmes fiscaux, réduisant ainsi considérablement leur assujettissement à l'impôt", ce qui a pour effet d'éroder les assiettes fiscales des États membres, qui sont déjà soumis à des contraintes financières. Concrètement, certaines multinationales tentent de cette manière de "réduire les bénéfices qu'ils déclarent dans les pays où les impôts sont plus élevés", a indiqué le commissaire européen à la concurrence, Joaquín Almunia, lors d'une déclaration à la presse.

Elle vise particulièrement la pratique des "décisions anticipatives en matière fiscale" (tax rulings) adoptées par les autorités fiscales nationales. La Commission juge que si ces décisions "ne posent pas problème en tant que telles" (il s'agit de lettres d'intention d'autorités fiscales éclairant une entreprise déterminée sur la manière dont son imposition sera calculée ou sur l'application de dispositions fiscales particulières), elles peuvent toutefois impliquer des aides d’État "au sens des règles de l’UE" si elles "sont utilisées pour conférer des avantages sélectifs à une entreprise ou à un groupe d’entreprises déterminés". L’ouverture d'une enquête formelle permet en outre aux autorités des États membres d'expliquer plus en détail leurs pratiques et à la Commission de recueillir des informations complémentaires auprès des parties intéressées.

Au Luxembourg

La décision de la Commission n’est pas une surprise pour le Luxembourg. Dès le 12 septembre 2013, un article du Financial Times faisait savoir que la Commission européenne était en train de recueillir des informations auprès de l'Irlande, des Pays-Bas et du Luxembourg au sujet de certains accords d'allègement fiscal passés par ces pays avec quelques multinationales, afin de déterminer si de tels accords enfreignaient les règles européennes en matière d'aides d'Etat.

Insatisfaite de n’avoir reçu, malgré ses demandes, que "des indications générales" sur les décisions prises entre 2011 et 2012 en matière de ruling fiscal, la Commission avait enjoint, le 24 mars 2014, au Luxembourg de lui fournir des informations détaillées. Or, le 24 avril 2014, par voie de communiqué de presse, le Luxembourg a fait savoir qu’il refusait de se plier à l’injonction et qu’il allait au contraire présenter, devant la CJUE, un recours en annulation des deux injonctions de la Commission européenne.

Le lendemain, le commissaire européen à la concurrence, Joaquín Almunia, avait dès lors fait savoir qu’il allait ouvrir une procédure d'infraction contre le Luxembourg en vue de saisir la Cour de Justice de l’UE, concernant le refus de ce dernier de fournir des informations détaillées sur son régime de taxation de la propriété intellectuelle et sur ses pratiques de ruling fiscal, dernier point qui lui vaut d’être l’objet de cette enquête.

En conférence de presse le 11 juin, le commissaire a confirmé avoir lancé, outre les trois enquêtes approfondies, deux procédures d'infraction contre le Luxembourg, qui s'est vu adresser deux mises en demeure en matière d'aides d'Etat présumées. Le commissaire a justifié "que les autorités de ce pays n'ont répondu que partiellement à nos demandes de renseignements en ce qui concerne à l'utilisation des 'tax rulings' ainsi que par rapport à la manière dont les régimes fiscaux spéciaux pour les droits de propriété intellectuelle – dits 'patent boxes' – sont utilisés".

Des accords de fixation des prix de transfert potentiellement discriminatoires

Si la Commission assure qu’elle "ne remet pas en cause les régimes fiscaux généraux des trois États membres concernés", elle rappelle que l’article 107 du TFUE prévoit que les aides d’État qui affectent les échanges entre États membres et menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises sont en principe incompatibles avec le marché unique de l’UE. Et que dès lors "des avantages fiscaux sélectifs peuvent constituer une aide d’État".

Les enquêtes ouvertes par la Commission semblent s’intéresser tout particulièrement "aux accords de fixation de prix de transfert" qui peuvent découler des pratiques de tax rulings. Les prix de transfert sont les prix facturés pour des transactions commerciales entre différentes entités d’un même groupe, en particulier les prix fixés pour des biens vendus ou des services fournis par une filiale d’un groupe d’entreprises à une autre filiale du même groupe. Les prix de transfert influencent ainsi "la répartition du bénéfice imposable entre les filiales d’un groupe établies dans différents pays", souligne la Commission.

L’institution européenne précise en effet que si les autorités fiscales, au moment d’accepter le calcul de l’assiette d’imposition proposée par une entreprise, insistent sur la nécessité de rémunérer une filiale ou une succursale "aux conditions du marché […] cela permettrait d'exclure la présence d’une aide d’État". En revanche, si tel n’est pas le cas, "il est possible que l'entreprise concernée bénéficie d'un traitement plus favorable que celui qui serait normalement réservé à d'autres contribuables en vertu des règles fiscales des États membres concernés, ce qui peut être constitutif d’une aide d’État", juge la Commission européenne.

Ce sont justement les trois accords de fixation des prix de transfert qui ont été validés dans les décisions anticipatives en matière fiscale des trois Etats membres concernés qui feront l’objet d’une analyse approfondie, en raison des "sérieux doutes" de la Commission "quant à la compatibilité de ces trois décisions décisions particulières avec les règles du traité relatives aux aides d'État":

Il s'agit de la décision des autorités fiscales irlandaises en ce qui concerne le calcul du bénéfice imposable attribué aux succursales irlandaises d'Apple Sales International et d'Apple Operations Europe; de celle des autorités fiscales néerlandaises en ce qui concerne le calcul de l’assiette d’imposition, aux Pays-Bas, pour des activités de fabrication de Starbucks Manufacturing EMEA BV et enfin ; de celle des autorités fiscales luxembourgeoises en ce qui concerne le calcul de l’assiette d’imposition, au Luxembourg, pour des activités de financement de Fiat Finance and Trade.

Le niveau qualitatif et la cohérence des contrôles exercés par les autorités fiscales "varient considérablement d'un État membre à l'autre"

Le réexamen des calculs utilisés pour déterminer l’assiette d’imposition dans ces décisions anticipatives fait en tous les cas "crain[dre]" à la Commission, sur la base d’une analyse préliminaire, "que ces dernières puissent sous-estimer le bénéfice imposable et conférer dès lors un avantage aux entreprises concernées en leur permettant de payer moins d’impôts". Parallèlement à ces trois procédures formelles d’examen, la Commission annonce par ailleurs qu’elle poursuit son enquête plus générale sur les décisions anticipatives en matière fiscale, laquelle couvre davantage d'États membres.

En ce qui concerne plus spécifiquement les décisions anticipatives en matière fiscale, il ressort par ailleurs des enquêtes préliminaires que le niveau qualitatif et la cohérence des contrôles exercés par les autorités fiscales "varient considérablement d'un État membre à l'autre", affirme la Commission. Ainsi les Pays-Bas "semblent généralement procéder à une évaluation approfondie fondée sur des informations exhaustives demandées aux assujettis". La Commission "ne s'attend donc pas à constater des irrégularités systématiques en matière de décisions anticipatives, mais elle craint, à ce stade, que la décision applicable à Starbucks Manufacturing EMEA BV ne confère à cette dernière un avantage sélectif, étant donné qu'il existe des doutes quant à sa conformité avec une évaluation des prix de transfert fondée sur le marché", lit-on dans le communiqué.

Dans le cas de l’Irlande, "les autorités ont pleinement collaboré en fournissant des réponses exhaustives" à ses demandes relève la Commission. La Commission fait néanmoins observer que, même si les règles en matière de prix de transfert ont été renforcées au cours des années, l’administration fiscale disposait dans le passé d'un pouvoir d’appréciation non négligeable dont elle craint qu’il ait été utilisé dans le cas d'Apple afin de conférer à cette entreprise "un avantage sélectif en réduisant sa charge fiscale en-deçà du niveau qu’elle devrait supporter en cas d'application correcte des règles d’imposition".

Quant au Luxembourg, la Commission regrette une nouvelle fois que "contrairement aux Pays-Bas et à l'Irlande, [il] n'a fourni à la Commission qu'un nombre limité de renseignements", justifiant ainsi la procédure d’infraction engagée contre cet Etat membre.

Une "concurrence fiscale loyale est essentielle pour garantir l'intégrité du marché unique", selon la Commission

"Dans le contexte actuel de contraintes budgétaires, il est particulièrement important que les grandes multinationales paient leur juste part d'impôts. Les règles de l'UE en matière d’aides d’État interdisent aux autorités nationales de prendre des mesures permettant à certaines entreprises de payer moins d’impôts qu'elles ne le devraient si les règles fiscales de l’État membre étaient appliquées de manière équitable et non discriminatoire", a estimé Joaquín Almunia, le commissaire chargé de la concurrence, selon un communiqué diffusé sur le site de la Commission.

Algirdas Šemeta, commissaire chargé de la fiscalité, a de même jugé qu’une "concurrence fiscale loyale est essentielle pour garantir l'intégrité du marché unique, la viabilité des finances publiques de nos États membres et des conditions de concurrence égales entre nos entreprises. Elle est un fondement de notre modèle social et économique. Aussi devons-nous faire tout ce que nous pouvons pour la préserver", lit-on dans le même communiqué.