Principaux portails publics  |     | 

Parlement européen - Fiscalité
Le Parlement européen ne créera pas de commission d’enquête sur les pratiques d'optimisation fiscale dans l’UE dans le contexte des révélations Luxleaks
05-02-2015


C'est sous le titre "Luxembourg Leaks" que l'ICIJ a publié le 6 novembre 2014 plusieurs centaines d'accords fiscaux entre l'administration fiscale et 340 multinationales. Source : www.icij.orgIl n’y aura finalement pas de commission d’enquête parlementaire sur les pratiques d'optimisation fiscale dans l’UE mises en lumière par l'affaire LuxLeaks, mais le Parlement européen mettra en place une commission spéciale dédiée à ce sujet, a décidé la conférence des présidents des groupes politiques du Parlement, le 5 février 2015.

La proposition du groupe des Verts/ALE et de la GUE/NGL, déposée le 14 janvier 2014 et soutenue par 25 % des députés européens, n’a donc pas convaincu les présidents des principaux autres groupes du Parlement européen, alors qu’un avis des services juridiques du Parlement avait mis en doute la conformité de la proposition aux obligations requises pour une telle création. Or, le projet de mandat devait obtenir l’aval de la conférence des présidents, en vue d’être transmis pour confirmation à la plénière de l’assemblée.

"Au lieu de cela, les plus grands groupes politiques (PPE, S&D, ECR et ALDE) ont convenu de la création d'une commission spéciale, un instrument parlementaire avec moins d’influence et des pouvoirs d'investigation réduits", a déploré le groupe des Verts/ALE dans un communiqué diffusé dès la décision connue. Les groupes des Verts/ALE, de la GUE/NGL et de l’EFDD se sont abstenus lors du vote sur la création de cette commission spéciale.

Les services juridiques du Parlement européen "doutent" de la conformité de la proposition aux obligations requises

Le 3 février, les services juridiques du Parlement européen avaient en effet mis en garde les députés contre la création d'une commission d’enquête dans un avis qu’Europaforum a pu consulter. Selon cet avis, sollicité par la conférence des présidents, la proposition omettait de se conformer aux obligations requises pour la mise en place d’une telle commission.

Concrètement, l’avis soulignait ainsi que la proposition examinée "omet d’identifier dûment et de spécifier" l'objet de l'enquête, contrevenant aux règles en vigueur. De même, la proposition omettait de fournir "suffisamment d'éléments qui permettraient d'identifier clairement les infractions et les cas de mauvaise administration allégués, ainsi que les États membres ou les entités considérés comme responsables", avançait le service juridique.   

La mise en place d’une telle commission soulevait par ailleurs d’autres difficultés, alors que la Commission européenne enquête actuellement elle-même sur plusieurs cas spécifiques de tax rulings – sur les accords conclus par le Luxembourg à l’égard de Fiat Finance and Trade et d’Amazon, par Irlande visant Apple et par les Pays-Bas vis-à-vis de Starbucks – et que le Parlement est tenu de respecter les pouvoirs confiés à la Commission en la matière par les traités.

Par ailleurs, "si des procédures sont en cours devant les tribunaux dans l'UE ou au niveau national concernant un cas qui interférerait avec le mandat proposé, le Parlement européen est empêché de mettre en place une commission d’enquête", précise l’avis. En outre, dans le cas où une telle procédure serait lancée une fois la commission d’enquête mise sur pied, celle-ci "devra immédiatement suspendre ses enquêtes", concluaient les services juridiques du Parlement.

De leur côté, les Verts/ALE avaient jugé qu’il était question ici "de pure volonté politique", tout en convenant que le mandat devait être revu. "Le groupe a identifié la façon dont il peut être corrigé et proposera un mandat révisé […] qui fera référence à de nouvelles preuves indiquant que les Etats membres de l'UE n’ont pas respecté les obligations juridiques qu'ils se sont fixés pour échanger des informations sur les tax rulings", lisait-on dans un communiqué diffusé le 3 février 2015.

Les réactions au Parlement européen

Le PPE "est déterminé à se battre pour l'équité et la transparence fiscales en Europe", a réagi le président du groupe, l’Allemand Manfred Weber. "Nous voulons faire la lumière sur les décisions fiscales de tous les États membres et faire pression sur ceux-ci pour mettre fin à des pratiques fiscales déloyales et combattre l'évasion fiscale. Pour nous, c’est une question cruciale [en termes] d’équité", a-t-il dit.

Selon le président du groupe chrétien-social, la commission spéciale qui se mettra "immédiatement" au travail disposera d’un "large mandat" et il s’efforcera de "faire la transparence sur les décisions fiscales" et de "présenter des propositions prospectives".

L’eurodéputée luxembourgeoise Viviane Reding (PPE), qui s’est toujours prononcée contre une commission d’enquête, a fait part de son soulagement. "On revient finalement à la raison", a-t-elle confié à Europaforum, la députée européenne estimant qu’une commission d’enquête est "dès le départ dirigée contre quelqu’un qui est accusé d’avoir commis une faute". "Dans l’optique des Verts et de la gauche, c’était clairement le Luxembourg qui était visé, et donc Jean-Claude Juncker", dit-elle.

La commission spéciale, au contraire, serait un instrument adéquat selon la députée. "Les politiques fiscales relèvent de la subsidiarité et doivent être réglementées par les Etats membres. Or, nous ne sommes à une époque où ce qui se fait dans un Etat membre n’a pas d’impact sur l’autre, et si nous voulons parfaire le marché unique, il est clair que des règles gérant la vie en commun des entreprises doivent être prises. Je ne parle pas d’harmonisation fiscale mais il faut certaines règles de base communes", relève Viviane Reding.

Et de souligner que "c’est au Parlement de voir quels sont les problèmes et de faire des propositions à la Commission", ce que fera justement la commission spéciale qui sera "une commission émanant de la commission des Affaires économiques et monétaires (ECON) du Parlement pour s’occuper spécifiquement de ce dossier". La commission spéciale devrait ainsi intégrer le travail concernant les deux rapports d’initiative relatifs à l’équité fiscale dont avait été chargée la commission ECON (un rapport d’enquête et un rapport de nature législative) en décembre 2014.

Le président du groupe des socialistes et démocrates (S&D), l’Italien Gianni Pittella, à l’origine de la proposition de commission spéciale lors de la conférence des présidents, a justifié ce choix "soutenu par tous les grands groupes politiques sans aucune voix contre" par "l’impasse" née de l’avis négatif des services juridiques du Parlement.

"Nous avons défendu le droit des citoyens européens d'être informés sur la fraude fiscale en Europe", a-t-il dit, cité dans un communiqué diffusé par son groupe, jugeant que "ce modèle a déjà été essayé avec succès" avec la commission temporaire sur le transport et la détention illégale présumés de prisonniers par la CIA.

"Le plus important est que cette commission spéciale sera en mesure de proposer des solutions législatives", a encore estimé Gianni Pittella, l’eurodéputé affirmant que "notre but n’est pas de rester coincé dans le passé, mais de se concentrer sur la prévention de nouveaux cas d’évasion et de fraude fiscales à l'avenir".

Le groupe de l’ALDE s’est pour sa part félicité de la mise en place d’une commission spéciale qui "aura davantage de marges de manœuvre grâce à un mandat plus large qu’une commission d'enquête. [Elle] se penchera sur les pratiques de tous les États membres et élaborera des propositions législatives pour les supprimer", lit-on dans un communiqué daté du 5 février.

"Je me félicite que nous ayons désormais trouvé une majorité pour la  proposition  initiale de l'ALDE en faveur de  la création d'une commission spéciale. Maintenant, nous allons nous mettre au travail et ne pas perdre davantage de temps", a souligné Guy Verhofstadt, le président de l’ALDE, cité dans le communiqué.

L’eurodéputé luxembourgeois Charles Goerens (ALDE) a de son côté estimé qu’en "optant pour une forme à caractère moins dramatique de traitement d'une affaire hautement politique, la conférence des présidents contribue à faire rentrer un peu plus de sérénité dans l'affaire des décisions fiscales anticipées, ce qui, en soi, est plutôt une bonne nouvelle", lit-on dans un communiqué transmis à la presse.

"La décision prise par Martin Schulz, président du Parlement européen, sur base de l'avis du service juridique du Parlement européen a stoppé toute la procédure pour mettre en place une commission d'enquête", a pour sa part estimé Gabi Zimmer, la présidente de la GUE/NGL. "Il est donc clair que la majorité des chefs de groupe a essayé d'éviter l'instrument le plus puissant dont le Parlement aurait pu disposer", a-t-elle ajouté, citée dans un communiqué diffusé par son groupe à l’issue de la conférence des présidents.

Et de rappeler que les initiateurs de la demande avaient "proposé de travailler ensemble sur un mandat révisé et de voter à ce sujet lors de la session plénière de la fin du mois de février. Mais le président n’a pas utilisé cet espace pour aller de l'avant et respecter l'engagement des 191 députés soutenant la demande de commission d'enquête".

Pour le groupe des Verts/ALE, il s’agit là d’un choix "uniquement basé sur des considérations politiques". Dans un communiqué diffusé le 5 février, le co-président du groupe, le Belge Philippe Lamberts juge ainsi qu’"il n'y a pas d'obstacles juridiques ou de procédure, qui ne pouvait être facilement résolu". Les Verts/ALE assurent en effet qu’un avis légal indépendant a confirmé la validité juridique du mandat et qu’ils avaient par ailleurs tenu compte des remarques des services juridiques pour modifier leur proposition.

Les principaux autres groupes politiques du Parlement, en bloquant cette commission, "minent le rôle du Parlement en tant qu'institution démocratiquement élu de l'UE et portent un coup à la crédibilité du Parlement et l'UE dans son ensemble", estime le co-président du groupe. Mais de promettre que les Verts/ALE travailleraient de manière constructive dans la nouvelle commission. "Il va de soi que notre détermination a fini par être payante. Non seulement parce que cette commission spéciale est de loin préférable à la proposition initiale de simples rapports par la commission des affaires économiques et monétaires. Mais également parce que le mandat que nous avons déposé et qui a été retenu est ambitieux".

L’eurodéputé luxembourgeois Claude Turmes (Vert/ALE) a jugé pour sa part que "contrairement à ce qui était souvent avancé, il n’était à aucun moment question d’une commission d'enquête centrée spécifiquement sur les Luxleaks". "Il est connu que le Luxembourg n’est pas seul à pratiquer des tax rulings. Par conséquent, il s’agissait d'examiner les pratiques fiscales de tous les États membres et d’identifier les moyens pour plus de justice fiscale en Europe", explique-t-il dans un communiqué adressé à la presse.

Le choix d’une commission spéciale, qui ne disposera pas de pouvoir d’enquête, et notamment "pas d'accès aux documents des gouvernements et des autorités nationales", ne serait cependant pas problématique, "tant que le débat sur l'équité fiscale en Europe continuera d'une manière constructive et sans polémique unilatérale", conclut-il.

Ni les groupes ECR et EFDD n’avaient officiellement commenté la décision à l’heure de la rédaction de cet article.

Le contexte

Pour mémoire, les révélations dites "Luxleaks", début novembre 2014, ont mis le Luxembourg en cause comme un moteur d’évasion fiscale pour de grandes multinationales (en raison des "tax rulings" accordés par son administration), mettant en lumière la manière dont certaines entreprises exploitaient la concurrence fiscale entre les Etats membres de l'UE afin de réduire drastiquement leur contribution à l’impôt, parfois sous la barre de 1 % de leurs bénéfices.

Elles ont provoqué un grand nombre de réactions, tant au Parlement européen où le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, appelé à s’expliquer par plusieurs groupes politiques, avait promis aux députés européens en session plénière le 12 novembre 2014 d’œuvrer le plus vite possible à une harmonisation fiscale au niveau européen, que parmi plusieurs Etats membres, qui réclament une action de l’UE en la matière. Dans ce contexte, une motion de censure contre la Commission Juncker, déposée au Parlement européen par 76 députés, dont une majorité appartenant au groupe eurosceptique EFDD dirigé par le leader de l’UKIP britannique Nigel Farage, ainsi que plusieurs non-inscrits, notamment issus du Front National français, avait été rejetée en plénière le 27 novembre.

Finalement, le Parlement européen avait choisi de charger sa commission des Affaires économiques et monétaires (ECON) de la rédaction de deux rapports d’initiatives relatifs à l’équité fiscale (un rapport d’enquête et un rapport de nature législative), faute de soutien des principaux groupes politiques, dont les présidents s’étaient prononcés contre la demande de commission d’enquête portée par les Verts/ALE et soutenue par la GUE/NGL. Une réponse que les Verts/ALE avaient alors jugée "extrêmement faible au regard des enjeux". Malgré tout, le groupe avait annoncé être parvenu à récolter le soutien requis dans l’hémicycle en faveur de la création d'une commission d'enquête parlementaire, le 14 janvier 2015.