Le 13 mars 2006, l’initiative europaforum.lu avait convié à une conférence ouverte au public autour du thème de projet directive européenne sur la libéralisation des services dans le marché intérieur, et ceci dans la foulée du vote en première lecture effectué par le Parlement européen le 16 février 2005 d’un texte qui remplace finalement la très controversée proposition initiale de M. Bolkestein de 2004. Animant un débat accompagné par le journaliste Marco Goetz, les panélistes suivants avaient pris place sur le podium: Mme Evelyne Gebhardt, rapporteuse du Parlement européen sur le texte voté sur la libéralisation des services dans le marché intérieur, M. François Biltgen, ministre du Travail et de l’Emploi, M. Nicolas Schmit, ministre délégué aux Affaires étrangères et à l’Immigration, M. Claude Turmes, député européen, M. Raymond Hencks, président du CES et M. Romain Schmit, directeur de la Fédération des Artisans. Furent également parmi l’assistance composée d’une soixantaine de personnes les députés Ben Fayot et Alex Bodry ainsi que des représentants des partenaires sociaux (patronat et syndicats) et des membres de la société civile.
La conférence fut ouverte par M. Eberhard Uhlmann, secrétaire général de la BEI, qui mit en évidence le fait que la BEI ait ouvert ses portes à un débat public. Le représentant de la BEI releva entre autres que cet organe financier de l’UE ouvrait progressivement sa politique vers les investissements dans le domaine social.
Dans leurs interventions introductives, les panélistes notèrent dès l’abord l’intérêt, mais aussi l’émotion et le débat public que suscite le sujet de la libéralisation des services dans le marché intérieur au sein des sociétés civiles des États membres de l’UE.
Le président du CES confirma la volonté de son institution de participer à l’effort de communiquer l’Europe et retint que le CES mène une action en faveur de l’Europe, sans pour autant partager nécessairement la voie choisie par les gouvernants ou la manière retenue par les institutions européennes. Il annonça la tenue prochaine d’un «forum ouvert» sur l’Europe sociale, destiné aux étudiants, co-organisé avec l’Université de Luxembourg.
Le ministre délégué aux Affaires étrangères déclara sa satisfaction de pouvoir coopérer avec le CES, qui réunit les partenaires sociaux luxembourgeois et qui représente une synthèse des positions de ses membres. Sur 20 ans, la longue route de mise en place du marché intérieur n’a pas toujours été facile, mais aucun instrument juridique projeté au sein de l’UE n’a jamais provoqué autant de blocages, contestations et rejets.
Nicolas Schmit rappela que selon l’ancien président de la Commission Jacques Delors, le lancement du marché intérieur, projet de libéralisation des échanges en Europe, était accompagné de quelque 305 mesures législatives et de mesures politiques dans d’autres domaines, visant ainsi une certaine harmonisation dans ce nouveau marché unique en devenir. En revanche, la proposition de la directive dans sa version initiale, dite Bolkestein, ajouta M. Nicolas Schmit, sous-entendait probablement un changement d’approche quant au rôle et à l’évolution du marché intérieur. Et M. le ministre délégué de continuer qu’en vérité, cette directive aurait dû être un grand projet mobilisateur, aux plans social et de création d’opportunités et de richesses. Sur deux ans, le projet a gravité autour de la question centrale, fort contestée, du principe du pays d’origine. S’y ajoute la question fondamentale de la gouvernance européenne c.à.d. du processus décisionnel institutionnel en Europe, qui a permis qu’arrive sur la table un projet de directive rédigé sans grande concertation préalable, ni au sein de la Commission européenne, ni avec d’autres partenaires. Les mois écoulés devraient avoir permis de comprendre que ceci est un exemple à ne plus imiter. Une telle leçon nous amène maintenant à activer la discussion démocratique et le débat public sur les grands sujets de préoccupation européens.
Mme Gebhardt fit un exposé sur les négociations et travaux à l’intérieur du Parlement européen ayant mené vers le compromis adopté à Strasbourg à la mi-février. Selon la rapporteuse, les citoyens souhaitent participer, dans une Europe démocratique. Ils appellent de leurs vœux une Europe sociale, dans laquelle ils se sentent à leur place, y compris au niveau de la protection de leurs droits. Dans le projet de directive sur les services, ces citoyens ont discerné une Europe dont ils ne veulent pas. Regrettablement, la directive Bolkestein a eu une influence néfaste en envenimant les débats nationaux et européens sur le projet de constitution européenne.
D’un autre côté, Mme Gebhardt salua le fait que cette directive ait fait l’objet d’autant de discussions et réactions ; elle se voit récompensée pour son engagement en faveur d’un texte de compromis du PE. S’agissant de la différence entre les approches de MM. Delors et Bolkestein, l’oratrice retint que le premier visait la création d’un marché unique réunissant ce qui est commun et créant des mesures communes là où elles n’existaient pas, tandis que le second s’engagea sur la voie de la compétition entre systèmes solidaires des Etats membres, le principe du pays d’origine provoquant le dumping social par le biais d’une exploitation des différences entre ces systèmes.
Au vu de l’expérience acquise dans la libre circulation des biens et des produits, Mme Gebhardt se donna convaincue que le marché intérieur des services pourrait être réalisé sur la base de la directive révisée, assortie de 6 à 12 mesures législatives accompagnantes qui feraient avancer l’harmonisation de ce marché.
La rapporteuse évoqua également les divergences d’approche à l’intérieur du PE et au sein des grandes familles politiques y représentées. Ainsi, une forte majorité de membres du Parti populaire européen (PPE) avait été portée sur le maintien du principe du pays d’origine, alors que la position du Parti socialiste européen (PSE) avait été diamétralement opposée. S’y ajoutait le problème omniprésent des mesures protectionnistes quant à l’accès au marché des services existant sous les formes les plus diverses dans l’ensemble des États membres.
Une autre question qui se posait avec insistance dans le contexte du projet de directive était de savoir comment garantir, sur arrière-fond du libre accès au marché des services, que le droit du travail, le droit social, la protection des consommateurs et celle de l’environnement resteraient au niveau le plus élevé? S’y ajoutait la question de l’inclusion ou non de tout ou partie des services d’intérêt économique général.
Finalement, Mme Gebhardt exprima l’espoir que la Commission européenne avait compris le signal fort qui avait été posé par la société civile et par le PE.
Le modérateur Marco Goetz a fait remarquer que certains secteurs, dont l’audiovisuel, avaient toutefois bénéficié très largement du principe du pays d’origine. M. Biltgen a salué tout d’abord le compromis obtenu au Parlement européen qui a trouvé l'approbation générale du gouvernement. Ensuite, il a exposé les problèmes essentiels auxquels le ministre du Travail est confronté dans le contexte de ces négociations. Il a précisé que pour le Luxembourg, le problème principal, celui du dumping social, dans le cadre de la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur se situait moins par rapport à la question des principes du pays d’origine ou de destination, mais résidait de manière générale dans l'interaction avec la directive dite détachement. Pour comprendre ces enjeux, le ministre a renvoyé les participants aux spécificités du modèle social luxembourgeois. Celui-ci est bien caractérisé par deux éléments particuliers: un salaire minimum légal et le caractère juridique des négociations collectives entre partenaires sociaux. Ainsi, dans le cadre de la transposition de la directive sur le détachement des travailleurs au sujet de la prestation de services, le gouvernement luxembourgeois a pu utiliser toutes les marges laissées ouvertes par ladite directive pour s’assurer que tout travail importé et effectué sur le marché luxembourgeois se fasse dans le respect des conditions de travail applicables au Luxembourg. C’est pourquoi le gouvernement s’était donné le maximum de moyens pour contrôler tout service importé. Or, la Commission de l'Union européenne conteste les moyens de contrôle dont s'est doté le Luxembourg. Pour le ministre, il importait aujourd’hui que le pays de destination garde le pouvoir de contrôle sur les services importés. Or, le vote au Parlement européen a fait en sorte qu’une référence explicite à la directive sur le détachement des travailleurs a été abandonnée, ce qui peut représenter pour le ministre un affaiblissement de la reconnaissance des prérogatives de contrôle telles qu’elles se trouvent dans la transposition de cette même directive. La souveraineté du pays de destination en matière de contrôle ne devrait pas être affaiblie. Selon le ministre, ceci devrait se faire d’une manière double: i) réintroduction d’une référence explicite à la directive sur le détachement des travailleurs dans la directive services, et ii) une déclaration politique au préalable reconnaissant le droit des pays de destination d’un service à exercer le contrôle sur le respect des conditions de travail du service effectué. Et le ministre a fini par conclure qu’il importait d’ouvrir les marchés des services dans le respect des modèles sociaux nationaux.
Le député européen Claude Turmes affirma que de nos jours nous étions en présence d’une Europe très différente de celle que voulut construire Jacques Delors. A notre époque, nous sommes témoins d’une compétition sans scrupules entre États. Selon M. Turmes, le traitement des services d’intérêt public est crucial, à l’image des différences entre le marché de l’électricité et la restauration, par exemple, l’un nécessitant de nombreuses réglementations, l’autre relevant du seul domaine commercial. Commentant les principes du pays d’origine et de destination, le député des Verts a regretté qu’il n’ait pas été possible au PE de se détacher radicalement du projet de directive pour en définir une autre, qui aurait eu une base juridique bien plus claire. Ainsi, il aurait été souhaitable d’ancrer la facilité générale de l’accès au marché des services pour tous, mais d’accorder la surveillance et le contrôle au pays de destination. Malheureusement, les rapports de force et le jeu des majorités au PE finirent par ne pas permettre une telle approche. M. Turmes regretta par ailleurs le manque de clarté par rapport à l’inclusion ou non de secteurs tels l’éducation, la gestion de l’eau, les eaux usées, la gestion des déchets, et réitéra la nécessité d’élaborer une directive-cadre sur les services d’intérêt général, initiative à laquelle la Commission européenne continuait à s’opposer. Un tel projet permettrait entre autres, en les clarifiant, de se mettre d’accord sur les domaines d’activités qui revêtent un caractère de service public et qui ne pourront donc pas fonctionner selon les seules règles d’un marché classique. Il préconisa une mobilisation continue, politique et au niveau de la société civile, afin d’exercer toute pression nécessaire sur la Commission européenne et les États membres réunis au Conseil des ministres, dans l’intérêt d’un résultat satisfaisant pour tous.
Mme Gebhardt intervint une deuxième fois pour préciser que le domaine de l’audiovisuel, et notamment de la télévision sans frontières, avait été exclu du champ d’application de la directive, parce que la nouvelle directive, à vocation horizontale, de toute façon ne s’appliquerait pas aux domaines d’activités qui sont actuellement régis par des directives spécifiques, sectorielles, telles que c’est le cas pour le domaine de l’audiovisuel. De même, la nature des activités que l’actuel projet de directive couvre est bien différent de celles que traitent les directives sectorielles existantes: les premières concernent des services impliquant le déplacement transfrontalier de travailleurs, alors que les secondes visent des services immatériels, qui sont transportés par des réseaux d’information et de communication. Evoquant la directive sur le détachement, et en réponse à M. Biltgen, la rapporteuse admit que certains États avaient en effet plus de problèmes que d’autres à la mettre en œuvre. Concernant les services d’intérêt économique général, elle retint qu’à ce stade des domaines tels l’éducation, la gestion de l’eau, les garderies d’enfants étaient couvertes par le projet de directive. Finalement, elle conclut qu’il reviendrait maintenant à la Commission européenne et aux 25 États membres de faire leur travail, le PE pourra quant à lui retravailler le texte en 2e lecture.
M. le député Alex Bodry mit en évidence que le message que la société avait adressé aux gouvernants valait pour une partie de l’Europe seulement, à savoir celle des anciens États membres. Selon M. Bodry, les parlementaires européens d’Europe centrale et orientale avaient pris leurs distances et cela à travers tous les groupes politiques du PE. Le même phénomène risquerait selon lui de se reproduire au niveau du Conseil des ministres de l’UE. M. Bodry voulut savoir si les secteurs non couverts par le projet de directive sur les services se situaient dorénavant dans un vide juridique? S’il ne valait pas mieux après tout être couvert par le texte? S’il y avait risque qu’un libéralisme plus débridé encore ne prenne pied dans ce contexte?
M. Bodry fit la différence entre secteurs compris dans le projet de directive, secteurs qui en sont exclus et autres domaines où les États membres décident soit à titre national, soit en vertu d’autres règles communes.
Mme Gebhardt insista sur le fait que les domaines qui ne relèvent pas du projet de directive continuent d’être régis par les règles juridiques existantes (aux plans européen et national). Elle était d’accord avec M. Turmes quant à la nécessité d’une directive européenne sur les services d’intérêt public. La principale difficulté à ce sujet est le fait que les 25 États membres ont chacun un entendement différent concernant ces services qui sont à la base de la vie quotidienne de nos sociétés.
M. Turmes reprit la balle et affirma que la plupart des solutions requièrent un plus d’Europe. Il mit en relief les sensibilités du secteur des services en le rapprochant d’une autre question brûlante à laquelle les gouvernements doivent répondre au plus tard le 30 avril 2006, à savoir la liberté de circulation, c’est-à-dire l’accès au marché du travail des anciens États membres de ressortissants des nouveaux États membres. M. Turmes préconisa dans ce contexte la préservation de l’idée de solidarité sous-jacente à la construction européenne depuis ses débuts.
Ayant été interrogé par un participant du public sur les grandes divergences et différences existant à l’intérieur de l’UE en matière d’éducation et de formation qui rendent un véritable mobilité extrêmement difficile à mettre en œuvre, M. Biltgen rendit attentif au fait que l’Europe ne détenait guère de grandes compétences communes en matière d’éducation. Il existait bien sûr une politique européenne de reconnaissance de diplômes universitaires qui s’améliore d’année en année. La même chose valait encore pour les formations Bac+3, mais dès que les diplômes se situaient en deçà de ces niveaux et paramètres, les difficultés devenaient évidentes. S’ajoutait la question de savoir comment effectuer au mieux des contrôles de compétence? Et comment traiter le risque d’un nivellement par le bas des qualifications?
M. Bley, membre du public, se référant aux principes du pays d’origine et de destination, s’enquit de l’applicabilité du droit international privé dans les domaines non couverts par le projet de directive. Il mit en doute la qualité du progrès visé en matière de services si la sécurité juridique devenait moindre.
Afin de clarifier le débat, Mme Gebhardt donna lecture des premières dispositions de l’article 16 du projet de directive en soulignant que le texte actuel sorti du vote du PE était beaucoup plus clair que celui initialement proposé par la Commission européenne: alors que le dernier se basait sur le principe du pays d’origine assorti d’un nombre important d’exceptions, le premier ne retint que le principe du pays de destination avec l’objectif d’un démantèlement des mesures de protection à l’accès au marché des services.
M. Romain Schmit, directeur de la Fédération des Artisans affirma que cette dernière n’était pas opposée au projet de directive, mais qu’elle adopterait une position nuancée. L’orateur se posa des questions sur la suite du projet sachant qu’entre-temps la Cour de justice des Communautés européennes serait susceptible d’établir de nouveaux faits au travers de la chose jugée.
La rapporteuse précisa que la Commission européenne avait indiqué son intention de déposer son texte le 4 avril prochain et que le « Conseil Compétitivité » s’en saisirait le 20 avril 2006. Elle admit que les 25 États membres pourraient se voir confrontés à deux minorités de blocage à cette occasion. La CJCE quant à elle aurait quelque 350 affaires en suspens et attendrait un signal du législateur européen.
M. le ministre délégué informa le public que la Présidence autrichienne du Conseil de l’UE entendait clairement discuter avec les partenaires sociaux. M. Schmit se donna néanmoins convaincu que le Conseil des ministres serait au moins aussi divisé que le PE.
Et pourtant faudra-t-il s’orienter vers un nouveau compromis, en application des procédures de codécision entre le Conseil et le Parlement. Selon Nicolas Schmit, la recherche d’un compromis ira jusqu’à l’ultime phase, celle de la conciliation. Et de souligner que l’Europe a besoin d’une directive sur les services qui fonctionne, qui soit portée par l’opinion publique et qui soit crédible, et cela dans un contexte d’ouverture des marchés, de recherche d’un équilibre social et de balance entre aspirations des anciens et des nouveaux États membres.
Sachant que la Commission européenne soumettra sa proposition modifiée au Conseil, mais ne connaissant pas l’angle d’attaque, M. le ministre du Travail mit en évidence que le Conseil ne pouvait obliger la Commission européenne à revoir sa copie que s’il rejetait la proposition modifiée à l’unanimité, scénario finalement peu probable.
M. Turmes suggéra qu’en l’absence de propositions venant véritablement à la rencontre des aspirations des nouveaux États membres, les anciens devraient au moins faire un effort au niveau de l’accès au marché des travailleurs de ces pays. A cet égard, M. le ministre délégué indiqua qu’il n’existe pas encore de position luxembourgeoise définitive. S’il était évident que le Luxembourg devait aller dans cette direction, il n’était pas encore déterminé à quelle vitesse cela s’effectuerait.
Le Président du CES regretta pour sa part que la Commission européenne ait accumulé les faux signaux et que même à l’heure actuelle les rumeurs allaient bon train au sujet de fortes velléités de modification du compromis réalisé par le PE. L’exécutif bruxellois devrait améliorer sa politique de communication et faire jouer la transparence, évitant par là les effets déstabilisants de toutes sortes de rumeurs. M. Hencks regretta encore que la nécessité d’une directive européenne sur les services d’intérêt public soit simplement ignorée par la Commission.
M. Nicolas Schmit rappela que le projet de directive Bolkestein, déposé vers la fin du mandat de la Commission Prodi, n’avait été que très peu discuté par cette Commission précédente. Cela est-il étonnant? Par définition, la Commission est un organe décisionnel collectif, mais plus elle augmente en taille, moins elle est à même d’assurer sa responsabilité collective, permettant ainsi de grandes latitudes dans le chef des différents Commissaires qui la composent.
A l’instar de Mme Gebhardt, les intervenants ont finalement conclu sur la nécessité de poursuivre le débat, y compris dans sa dimension publique, afin de contribuer à l’émergence d’une nouvelle culture démocratique en Europe, dans l’intérêt d’actes législatifs européens portés par la société civile.