Trois assertions ont selon le Premier ministre actuellement pignon sur rue pour caractériser l’état de l’Europe et plus particulièrement de l’Union européenne : dire que l’Europe n’est pas en crise, dire qu’elle est en attente et dire qu’elle est en crise. Ceux qui disent que l’Europe n’est pas en crise sont ceux qui ne peuvent admettre qu’ils sont responsables de l’interruption de son processus de construction. Ceux qui disent qu’elle est en attente sont ceux qui hésitent à prendre des décisions. Or, selon le Premier ministre, il faut le dire ouvertement: l’Europe est en crise. L’Union européenne n’est pas en crise à cause du double non français et néerlandais au Traité constitutionnel. "Les votes français et néerlandais ont révélé une crise qui couvait déjà avant", lorsque le débat sur le futur de l’Union européenne montrait déjà les fossés qui existent entre ceux qui veulent plus d’Europe et ceux qui trouvent qu’il y a trop d’Europe.
Selon Jean-Claude Juncker, plusieurs causes peuvent être invoquées, dans la mesure où en cours de chemin plusieurs réflexes se sont perdus. D’abord, "le sens du consensus a disparu". Peu à peu, au gré de ses élargissements, cette idée "que se mettre d’accord avait une valeur en elle-même", cet "enthousiasme d’aller vers un accord" s’est éclipsé. Ainsi, l’accord sur le Traité constitutionnel n’impliquait plus pour Jean-Claude Juncker cet enthousiasme.
Deuxième constat : "le consensus entre les gouvernements ne se prolonge plus vers les peuples". Jusque dans les années 90, les peuples voulaient plus d’Europe que leurs gouvernements qui paraissaient quant à eux récalcitrants face à l’enthousiasme des peuples. Ce consensus de base sur l’Europe n’existe plus. Les peuples sont divisés en deux camps, celui qui veut plus d’Europe et celui qui trouve qu’il y a trop d’Europe.
Pourquoi cette défection ? Pourquoi la perte du consensus ? Pour Juncker, les hommes politiques européens ont perdu l’habitude de tenir un discours qui conduise les peuples "à être amoureux de l’Europe". Les sommets sont devenus "plus des théâtres d’affrontements d’intérêts nationaux qu’un terrain où s’élaborent des compromis autour de l’intérêt commun". Ils sont devenus des lieux où l’on va parce qu’on est pour ou contre et où dorénavant on veut des vainqueurs et des vaincus. Or, pour Jean-Claude Juncker, l’Europe devrait d’abord être "une machine à fabriquer de l’intérêt commun", alors qu’actuellement, nombreux sont les dirigeants européens qui parlent contre l’Europe et lui font endosser tous les maux nationaux.
Autre raison : "nous avons désappris la fierté de l’Europe". Cette Europe qui a été capable des pires des choses jusqu’en 1945 a aussi été capable du meilleur. Le continent des déchirements et des fractures sanglants est devenu un continent de paix. Sa "vocation pacificatrice" est admirée à l’extérieur, considérée comme un modèle sur d’autres continents. Mais en même temps, elle subit "une désaffection à l’intérieur". Elle a été l’instrument de ceux qui après la guerre ont voulu que plus jamais une grande guerre européenne ne se répète. Mais le problème de la guerre et de la paix sur le continent « n’en est pas résolu pour autant à tout jamais", sauf pour ceux dont la faculté d’oubli est si grande qu’ils ignorent qu’il y a à peine dix ans, la guerre battait son plein en ex-Yougoslavie, qu’il y a sept ans à peine, la guerre du Kosovo a eu lieu. Le débat sur la guerre et la paix sur notre continent n’est donc pas clos selon Jean-Claude Juncker. Mais on peut être fier de la paix qui règne actuellement. Comme on peut être fier du marché intérieur, qui bien qu’inachevé en de nombreux points, est devenu le plus grand marché intérieur du monde ou être fier de "l’extraordinaire performance" de la fusion de 13 monnaies en une monnaie commune qui a protégé l’Europe du chaos monétaire à de nombreuses reprises.
Tout n’est pas parfait dans cette Europe. Il lui faudrait, dit Jean-Claude Juncker, une politique de l’énergie commune afin qu’elle puisse faire le poids face aux fournisseurs d’énergie. Il faut pallier le déficit social de la construction européenne qui a grandement su harmoniser les fiscalités indirecte, de l’épargne et des entreprises, mais pas encore su se mettre d’accord sur des règles élémentaires concernant les droits des salariés dans un monde du travail où le contrat à durée indéterminée est devenu atypique.
Ce qui préoccupe le Premier ministre luxembourgeois, c’est que l’élargissement et l’euro soient perçus comme des menaces à l’ouest de l’Europe. Il est vrai que l’Europe a aussi été créée contre des menaces, mais ce n’est plus le cas pour l’Europe actuelle. 23 nouveaux Etats sont nés en Europe depuis 1989. Abant cette date, huit des nouveaux Etats membres n’existaient pas encore comme Etats constitués légalement tels qu'ils le sont aujourd’hui. On ne pouvait pas se laisser développer, telle est la thèse de Jean-Claude Juncker, ces nouvelles souverainetés sans les lier dans un nouvel ordre librement accepté dont l’élargissement est un élément crucial. Ce rapprochement de la géographie et de l’histoire, la fusion des monnaies, le marché unique sont des "succès collectifs" dont les gens n’aiment pourtant pas parler. Et nombreux sont ceux qui évoquent l’Europe sous la forme d’un "monstre qui menace les identités".
Ces appréhensions se sont exprimées dans le débat autour du Traité constitutionnel, un traité approuvé par 27 gouvernements, ratifié par 18 Etats, rejeté par deux autres, et sur lequel la décision a été mise en suspens dans cinq autres Etats, attitude que Jean-Claude Juncker juge "inacceptable". Comme il juge inacceptable de mettre de côté la 3e partie du traité, celle qui donne la base légale à un espace de liberté, de justice et de sécurité, qui permet de passer dans ces domaines à la codécision et/ou à la majorité qualifiée. Le traité tel qu’il a été négocié est fait de l’équilibre des 3 parties. La première contient les arrangements institutionnels, la deuxième la charte des droits fondamentaux et la troisième la base légale d’une union politique renouvelée. Aucune de ces parties ne peut être abandonnée. L’idée de ne garder que la première partie sans demander leur avis aux peuples est d’une "naïveté aussi grave" que l’est l’idée d’un mini-traité. A titre d’exemple que le traité est la somme des équilibres des trois parties, Jean-Claude Juncker a cité le cas du Luxembourg qui renonce dans la première partie au droit d’avoir toujours un Commissaire, mais qui, dans la troisième partie, est pourvu de droits substantiels qui le rendent entre autres coresponsable du développement d’une nouvelle Europe judiciaire, coresponsabilité qui le fait passer "d’une souveraineté factice à une souveraineté accrue".
Et de conclure : "Il ne faut pas se détourner des choses difficiles. L’Europe, qui est une chose excellente et donc rare, est aussi une chose difficile."