Une étude sur le référendum du 10 juillet 2005 au Luxembourg sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe rédigée par les sociologues et politologues Patrick Dumont, Fernand Fehlen, Raphaël Kies et Philippe Poirier qui sont tous attachés au STADE – Etudes sociologiques et politiques sur le Luxembourg de l’Université de Luxembourg a été publiée le 16 mars 2007. L’étude a été présentée à la Chambre des Députés qui avait commandé ce rapport.
Le plan de l’étude
Fernand Fehlen a d’abord présenté le plan de l’étude qui est divisé en quatre parties :
- la campagne, chapitre qui étudie les stratégies et discours des acteurs politiques et économiques et la dynamique de la campagne
- une analyse statistique qui tente d’appréhender la physionomie des "oui" et des "non" en analysant la géographie électorale et des sondages
- le résultat de 4 focus groups, ce qui est une innovation dans les études politiques sur le Luxembourg, focus groups qui ont réuni des citoyens choisis en vertu de critères proportionnels à leur représentativité qui ont discuté de l’Europe et qui ont produit selon Fernand Fehlen des « éléments importants » permettant d’éclairer les choix électoraux de la population
- une comparaison avec les autres pays qui ont connu un référendum, c’est-à-dire l’Espagne, la France et les Pays-Bas.
La campagne
Raphaël Kies a ensuite évoqué quelques résultats de l’étude au sujet de la campagne. En premier lieu, l’équipe de l’Université du Luxembourg a pu constater le fossé qui sépare les partis politiques et les citoyens. Elle constate:
- que l’ensemble des partis politiques représentés à la Chambre, sauf l’ADR, et qui représentent plus de 90% des suffrages exprimés aux élections législatives de 2004, ont voté en faveur du traité, alors que seulement 55% des citoyens ont voté en faveur du traité
- que toutes les associations de jeunesse des partis politiques ont milité en faveur du traité, mais que la majorité des jeunes a voté « non » au référendum
- que les principaux syndicats à l’exception de la FNCTTFEL et de la Fédération syndicale, étaient favorables au traité, mais que la majorité des travailleurs ont voté "non"
- que les autres organisations de la société civile et les Chambres professionnelles semblaient plus proches, dans leurs argumentaires sur le Traité, des préoccupations quotidiennes des électeurs.
Comment les arguments en faveur du "non" se sont-ils imposés?
L’étude révèle plusieurs facteurs qui ont favorisé le "non" :
- le mécontentement social latent: A la base, il existait en juillet 2005 un mécontentement latent par rapport à la question sociale. Le chômage avait monté. Un discours alarmiste au sujet du déficit de l´Etat dominait la politique budgétaire. La concurrence frontalière et internationale était ressentie sur le marché du travail.
- les partis politiques qui défendaient le "oui" ne semblaient pas comprendre les préoccupation des citoyens : pour les partis politiques, les enjeux du référendum étaient des questions d’architecture institutionnelle de l’Europe, de paix, etc., pour les citoyens, le chômage, l’adhésion de la Turquie, l’euro et le renchérissement du coût de la vie, l’élargissement en général dominaient.
- les partis politiques avaient perdu le contrôle de l’agenda politique de la campagne: le Comité du "non" a repris très tôt des questions sociales; les partis politiques ont dû s’adapter tout au long de la campagne à l’agenda politique des "nonistes", sauf au cours des deux dernières semaines de la campagne.
- la campagne et les résultats des référendums en France et aux Pays Bas ont eu une influence sur le débat au Luxembourg : c’est surtout le débat et le vote en France qui ont profondément marqué le débat national.
- Autre élément : la dissidence au sein des partis. La discipline partisane des électeurs de partis n’a pas fonctionné chez les Verts et le POSL. Lesm électeurs de gauche ont voté "non" avec une connotation souverainiste. Pour les auteurs de l’étude, ce sont "le Premier ministre et son parti" qui, "dans un tel contexte ‘identitaire’ et ‘social’, en rejouant de nouveau à merveille la partition du ‘parti de l’Etat’, c’est-à-dire le détenteur du savoir sur la politique européenne et le défenseur des intérêts grand-ducaux en Europe, ont (..) assuré la victoire du ‘oui’ au sortir de la présidence du Conseil de l’Union européenne dans les deux dernières semaines de campagne."
Les déterminants du vote
Patrick Dumont a présenté la question des déterminants du vote. Une analyse multivariée portant sur 938 des 1001 répondants à l’enquête Eurobaromètre réalisée par TNS-ILRES pour la Commission européenne à la mi-juillet 2005 a permis à l’équipe d’identifier les facteurs qui ont influencé le choix entre le "oui" et le "non" en contrôlant l’effet de chacun des autres facteurs.
Le modèle global contient :
- 5 variables de type socio-démographique et socio-professionnel: sexe, âge, éducation, revenu et profession
- 5 variables d’attitudes des répondants: parti pour lequel le répondant voté aux européennes de 2004 ; élément- clé qui a déterminé le vote au référendum ; image des institutions européennes ; appartenance ou non-appartenance du Luxembourg à l’Union européenne ; l’information reçue sur les enjeux du référendum.
Résultats de cette analyse :
- Plus le répondant est âgé, plus il a un niveau élevé d’éducation, plus il a un haut revenu plus il avait de chances de voter "oui"; un jeune de 18-24 ans avait six fois plus de chances de voter « non » que les plus de 65 ans;
- Les ouvriers et les fonctionnaires avaient environ deux fois plus de chances de voter "non" que les inactifs ;
- Les répondants qui avaient voté ADR ou La Gauche aux élections européennes de 2004 avaient dix fois respectivement huit fois plus de chances de voter "non" que ceux qui avaient voté PCS ;
- Si l’élément-clef du vote du répondant était son opinion sur la Constitution, sur le camp du "non" ou sur la situation économique et sociale du Luxembourg, il avait plus de chances de voter "non" que s’il votait en fonction de son opinion sur l’UE en général;
- Ceux (rares…) qui critiquaient l’appartenance du pays à l’UE, qui avaient une mauvaise image des institutions européennes ou qui estimaient ne pas avoir été suffisamment informés sur les enjeux du référendum avaient plus de chances de voter « non » que ceux qui ne partageaient pas cette attitude.
La politique européenne vue par les Luxembourgeois
Philippe Poirier a, quant à lui, résumé la façon dont les Luxembourgeois voient la politique européenne :
- L’étude a montré que les citoyens sont inégaux dans l’accès à la politique et en font un usage différent selon leur position dans l’espace social.
- Les enquêtes Eurobaromètres sont nécessaires, mais incomplètes quant à la détermination de l’opinion politique sur la politique européenne, car elles n’abordent pas les questions de cohésion sociale qui préoccupent d’abord les Luxembourgeois.
- Une méthode complémentaire à caractère qualitatif, des focus groups, (2 luxembourgeois, 2 résidents étrangers d’après le niveau d’instruction de 10 à 12 personnes), a donc permis de dégager des informations à ce sujet et à compenser ces déficits d’information en contribuant à capter les opinions des individus sur des faits culturels, économiques et sociaux qui sont impossibles à retracer dans un questionnaire.
L’équipe de l’Université à pu tirer les conclusions suivantes :
- La politique européenne ne fait pas ou très peu partie de l‘univers cognitif de la majorité des individus.
- L‘indifférence, la méconnaissance sont des terreaux potentiels du rejet de toute politique européenne.
- La ligne de fracture entre les partisans du « oui » et les partisans du « non » s’amenuise dès qu‘il s‘agit de donner un contenu à la politique européenne;
- La demande en politique européenne, lorsqu’elle est exprimée, est basée essentiellement sur les problèmes socio-économiques comme l’emploi, les questions d’éducation et de formation et de pouvoir d’achat.
- L’offre en politique européenne est perçue comme éloignée des préoccupations des citoyens et concentrée sur les aspects institutionnels de l’UE.
L’européanisation des comportements politiques
Le référendum luxembourgeois a montré également certaines similitudes avec ceux d’Espagne, de France et des Pays-Bas, notamment au regard des groupes sociodémographiques qui ont préféré dire "non" parce qu’ils craignaient les effets négatifs de l’Union européenne sur l’emploi dans leur pays, notamment à travers la première mouture de la "directive Bolkestein" - qui ne fut finalement adoptée qu’après de nombreux remaniements - et jugeaient la situation économique de leur pays mauvaise.
Le référendum du 10 juillet 2005 a été synonyme d’une européanisation des comportements politiques. Les Européens – en dépit de la pérennité et de la différence de systèmes politiques nationaux – tendent à adopter des attitudes politiques communes à travers l’émergence et la consolidation du régime politique européen. Autrement dit, les logiques individuelles et par groupes sociaux repérées au moment du vote dans les systèmes politiques nationaux commencent à se reproduire au niveau de l’Union.
Le rapport peut être déchargé sur l'adresse suivante:
http://wwwfr.uni.lu/recherche/flshase/stade_1993_2007/recherche#2