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Environnement
Jeremy Rifkin ou l’éloge américain de l’Europe
07-05-2007


Les Verts, le député européen luxembourgeois Claude Turmes et l’Institut Pierre Werner avaient convié le 7 mai 2007 à une conférence de l’auteur et conseiller politique états-unien Jeremy Rifkin.

La fin du rêve américain

Devant une salle comble, Jeremy Rifkin, entama, après un bref éloge de l’engagement du député européen Turmes pour une nouvelle politique européenne de l’énergie, un exposé sur le "rêve européen" qui est selon lui appelé à succéder au rêve américain. Car selon Rifkin, le rêve américain – travailler dur, être l’artisan de sa propre vie, concrétiser ses ambitions – qui a compté pour des millions d’émigrants pendant presque deux siècles, est sur le versant depuis que le néoconservativisme, avec Ronald Reagan et les présidents Bush, et le néolibéralisme avec Bill Clinton, ont changé la donne. Un tiers des Américains ne croient plus selon Rifkin au rêve américain, et les USA se situent en piètre position dans les statistiques quand il est question des déséquilibres sociétaux.

Le rêve européen

Mais il y a pour Jeremy Rifkin un nouveau rêve, silencieux, embryonnaire, faible, qui pourrait ne pas se réaliser, mais qui est le meilleur possible pour le 21e siècle, mis en place depuis trois générations en Europe. Une Europe qui pense tout le temps aux USA, alors que personne ne pense à l’Europe aux USA, sauf quand il s’agit de "rétablir son humanité" en s’échappant pour dix jours de vacances en Europe. Mais en gros, quand les Etats-uniens pensent à l’Europe, ils pensent à une population qui devient de plus en plus âgée, à des pays dont les systèmes de sécurité sociale s’écroulent, à des salariés hyper-dorlotés, bref, "à un musée".

Pourtant, l’Europe, ce sont aussi pour l’auteur américain 500 millions de personnes qui se sont unies dans un système et un espace politique global qui, après la destruction du continent, s’est construit non plus sur le pouvoir, mais sur une nouvelle manière de gouverner basée sur la confiance, la réciprocité et une cause commune. L’Union européenne n’est pas devenue un Etat centralisé, mais un réseau qu’aucun pays ne peut dominer et qui se cherche son chemin à travers le consensus. Cela peut être long et frustrant, mais ça marche. Par exemple : la guerre en Irak. Les citoyens, pas tous les gouvernements, étaient d’accord : nous n’irons pas ! Et les Européens en tant que tels ne sont pas allés à cette guerre.

Un même "arbre de valeurs" ?

Ce qui pose la question si les USA et l’Europe recourent au même "arbre de valeurs". Pour Jeremy Rifkin, la réponse est clairement "non". La liberté signifie pour un Etats-unien l’autonomie, la mobilité et l’autosuffisance dans un univers où l’on saisit toutes les opportunités personnelles. Pour l’Européen, la liberté s‘exerce de manière proportionnelle avec les liens sociaux de l’individu, le but de ce comportement étant la qualité de vie. Aux Etats-Unis, l’individu est au centre de tout. En Europe, l’on essaie de concilier le modèle social et la liberté de l’individu.

Cela vient pour Rifkin du fait que les Etats-Unis sont un pays nouveau fondé dans un espace sans frontières sur les bases idéelles - gelées au moment de leur passage dans un autre continent - de la dernière Réforme et des débuts des Lumières, une relation directe entre l’individu et Dieu, une zone de libre-échange sans entraves. L’Europe par contre est marquée par ses traditions, l’Eglise catholique, des villes anciennes - facteurs de hiérarchie - par une société organisée du haut vers le bas, mais avec des responsabilités des élites vis-à-vis des populations, ce qui a conduit à l’émergence d’un individualisme modéré.

Pensée économique américaine et européenne

Cette différence a également conduit à des conceptions différentes de l’économie. La pensée économique états-unienne privilégie la croissance, l’utilisation effrénée de nouveaux espaces pour l’urbanisation, perçus comme illimités, l’idée qu’il faut vivre pour travailler, la primauté des droits de la propriété. La pensée économique européenne met en avant le développement durable, tient compte des limites de son espace géographique et de la densité de ses populations, met l’accent sur la biosphère et l’idée qu’on travaille pour vivre, et accorde la primauté aux droits sociaux et humains. Finalement, une majorité des Etats-uniens croit tel quel dans le récit de la création du monde et rejette la théorie de l’évolution, et conçoit de manière patriotique son pays comme un bastion contre le Mal qui existe dans le monde et qu’il faut combattre militairement. En Europe, les gens sont modérément patriotiques depuis l’expérience de la Seconde Guerre mondiale et se conçoivent plutôt comme une part d’un monde global et en communication dans lequel « il vaut mieux ranger l’épée ». Le monde européen est inclusif, durable et bâti sur des "ponts de la paix".

Il est devenu commun de considérer les Etats-Unis comme l’unique superpuissance talonnée par la Chine et l’Inde émergentes, et de ranger l’Europe parmi les puissances du passé. Pour Rifkin, rien n’est plus faux. L’Allemagne, a elle toute seule, est le plus grand exportateur du monde. L’Europe est leader mondial dans la plupart des secteurs économiques. Elle constitue le plus grand marché intérieur qui est de surcroît plus qu’une simple zone de libre-échange. Elle éclipse les Etats-Unis sur tous les marqueurs sociaux : éducation, santé, mortalité, productivité (avec plus de temps libre pour les salariés), taux d’homicides, et tout cela malgré un taux d’imposition plus élevé qui n’empêche pas les économies européennes de fonctionner.

Pour Jeremy Rifkin, l’économie américaine vit du crédit et de la surévaluation de l’immobilier dans un contexte où l’épargne des ménages est nulle après avoir été de 8%. L’immobilier est le seul actif des ménages, et celui-ci est menacé par l’éclatement de la bulle immobilière. Pointant sur les déficits budgétaire et commercial, Rifkin pense que « l’économie américaine n’est pas basée sur des fondamentaux sains », ce que le taux d’échange dollar-euro et la croissance européenne reflètent actuellement. Dans une telle constellation, c’est l’Europe qui est à même de développer des modèles économiques alternatifs. "L’Europe est une oie en or. Nourissez-la !", a lancé Rikin à son public.

Changer d’énergie ou la troisième révolution industrielle

La grande opportunité s’offre dans le domaine de l’énergie. L’Europe n’a-t-elle pas été lancée il y a plus de 50 ans autour du charbon qui était bien un support énergétique. Toute révolution économique et industrielle se base sur le changement de support énergétique. Un tel changement s’annonce avec le crépuscule des vieilles énergies. Pour le chercheur états-unien, l’Europe devrait miser sur l’hydrogène. Et pas seulement sur les énergies solaire, éolienne et la biomasse. L’hydrogène, on peut la trouver partout et pour toujours. Et elle ne génère pas, dit Rifkin, de dioxyde de carbone.

L’industrie de l’automobile a commencé à investir massivement dans la recherche sur les cellules de carburant qui feraient marcher voitures, camions et bus. L’économie de l’hydrogène rend par ailleurs possible une redistribution du pouvoir, car elle remplacerait la distribution centralisée aux mains de grandes compagnies de pétrole par des réseaux, où tout un chacun serait producteur et consommateur de sa propre énergie. L’idée est que les utilisateurs finaux connectent leur cellule de carburant dans des réseaux locaux, régionaux ou nationaux d’hydrogène qui sont conçus de la même manière qu’à été conçu le World Wide Web. Par ce biais, ils pourront partager l’énergie d’égal à égal, créant ainsi un nouveau système décentralisé de l’utilisation de l’énergie. Tout le contraire de l’autre projet, celui de la fusion nucléaire qui sera explorée à Cadarache, pour Rifkin un projet centralisé, voulu d’en haut, pas démocratique.

Une telle économie de l’hydrogène permettrait d’éviter les jeux géopolitiques actuels qui opposent dangereusement les pays du Golfe et les nations qui ont besoin du pétrole. Il permettrait aux citoyens d’être localement indépendants en matière d’énergie et d’être globalement interdépendants en fournissant leurs surplus là où le besoin existe. Bref, en remportant la bataille logistique de cette troisième révolution industrielle, l’Europe pourrait parachever son rêve inclusif démocratique et misant sur la qualité de vie.

Le débat : entre scepticisme, espoir et responsabilité

Dans la discussion qui suivit, Mario Hirsch, directeur de l’Institut Pierre Werner évoqua la possibilité que le rêve européen disparaisse en Europe même, en se référant aux deux minutes que l’Europe avait prises lors des deux heures du débat entre les candidats à la Présidence de la République française.

L’historien Denis Scuto prit ses distances avec l’idéalisation de l’Europe par Jeremy Rifkin, la comparant avec celle de l’Egypte par Hérodote. L’Union européenne demeure pour Scuto un projet des élites peu populaire parmi les travailleurs, les jeunes et les fonctionnaires, mais aussi un espoir qui pourrait tomber.

Le député européen Claude Turmes plaida quant à lui pour un changement de politique, où la géopolitique soit remplacée par la politique de la biosphère, afin que soient évitées les luttes sanglantes qui se profilent pour le contrôle des ressources stratégiques. Car celles-ci se raréfient sous les coups de la demande qui vient du milliard et demi de citoyens des pays émergents. Pour lui, les décisions les plus importantes qui seront prochainement prises dans le monde sont celles qui concernent le modèle de développement des centres urbains de l’Inde et de la Chine, car ce sont elles qui fixeront les paramètres et l’ampleur du recours à ces ressources rares.

Jeremy Rifkin conclut le débat en évoquant des nouvelles bonnes pratiques énergétiques en Europe, en appelant les Européens à veiller à leur développement démographique, à s’ouvrir à l’immigration tout en mettant en avant leurs valeurs afin de garantir le futur de leur société multiculturelle, et en rappelant que toutes les recherches historiques-génétiques montrent que les êtres humains descendent d’une mère et d’un père originels et appartiennent donc tous réellement à la même famille, ce qui devrait les conduire à penser plus en termes de biosphère et de protection responsable et commune de cette biosphère.