Sergueï Rogov, un conseiller influent en matière de sécurité à Moscou, dressa d’emblée le cadre dans lequel la Russie se perçoit actuellement. Elle a perdue la guerre froide il y a 16 ans. L’Ouest a interprété la fin de la guerre froide comme sa victoire et traité la Russie comme un pays défait. La Russie, qui est en train de se refaire une santé économique et politique, ne veut plus être traitée ainsi et exige que l’Ouest tienne compte de ses intérêts légitimes. Comme cela n’est pas le cas, le système de contrôle des armements risque de s’écrouler à moyen terme. Déjà une course aux armements a commencé. Sur le plan idéologique, la Russie est selon le chercheur russe perçue comme le vecteur de valeurs qui sont incompatibles avec les valeurs de l’Ouest. La deuxième guerre froide n’a pas encore commencé, mais "nous n’en sommes pas loin."
L’ancien secrétaire d’Etat allemand à la Défense, Lothar Rühl, fut d’avis que la façon dont les médias et les politiques s’étaient notamment approprié la question du bouclier anti-missiles ne contribuait pas à calmer les esprits. Il donna également à penser que si les USA avaient demandé à la République tchèque et à la Pologne d’installer certains éléments de leur système sur leur territoire, c’était pour des raisons politiques, pour assurer leur présence dans ces pays et pour voir jusqu’à quel point des alliés accéderaient à leur demande. En même temps, il a plaidé pour que sur cette question, la Russie et l’Ouest sortent de la logique de confrontation actuelle en impliquant l’OTAN, la Russie et l’Union européenne dans la discussion sur le bouclier anti-missile. En même temps, pour apaiser les esprits à Moscou, l’OTAN devrait enfin déclarer jusqu’où irait son élargissement.
Il fut suivi en cela par son compatriote, Alexander Rahr, directeur au Körber-Zentrum de Berlin. Il évoqua les sérieux problèmes qui ont surgi en Union européenne du fait que des Etats baltes n’acceptent pas la nouvelle idéologie russe qui consiste à célébrer la victoire du 9 mai 1945 comme élément fondateur de la Russie actuelle. Ils ont été en cela encouragés par les USA dans un contexte, où en général les nouveaux Etats membres issus de l’ancien pacte de Varsovie veulent endiguer une Russie qui ne "facilite rien" par ses ripostes. En même temps, des pays occidentaux comme la France, l’Allemagne ou les pays du Benelux veulent construire un partenariat fort et durable avec la Russie, de quoi ils sont empêchés par un veto polonais qui "vise à punir l’Allemagne" à cause des accords séparés sur la construction d’un gazoduc sous-marin qui évite le transit par les pays baltes et la Pologne que cette dernière a conclus avec la Russie.
Sergueï Markov, qui est directeur de l’Institut de sciences politiques et surtout membre du Parlement russe, a, comme son collègue Rogov, lui aussi insisté sur la prise en compte des intérêts russes par l’Union européenne. Ceux-ci se traduisent selon lui par plus de liberté de circulation des personnes, des capitaux et des marchandises. Il a exprimé sa déception sur l’attitude de l’Union européenne sur la question de la minorité russe en Estonie, pour les droits de laquelle elle s’était engagée au cours du processus d’élargissement, mais dont elle se détournait maintenant que ses droits étaient selon Markov bafoués. Le soutien apporté par l’Union européenne au gouvernement estonien dans son différend avec la Russie était considéré à Moscou comme un soutien à ce qui est fait à la minorité russe en Estonie. Le député russe termina en exigeant que le droit de vote soit accordé aux Russes d’Estonie, tout en les comparant aux Albanais de Macédoine « qui avaient dû recourir à des actions armés pour obtenir leurs droits. » Il formula son exigence de la manière suivante : "La Russie est intéressée à la démocratie dans ses pays voisins. Si les Ukrainiens peuvent tous voter, l’Ukraine ne va jamais adhérer à l’OTAN, et si tous les résidents de l’Estonie peuvent voter, il n’y aura jamais de politique anti-russe."
Le politologue polonais Marek Menkiszak expliqua que la Pologne, qui fait partie des pays de l’Union européenne fortement critiqués en Russie n’a jamais voulu punir l’Allemagne. Sa position sur le bouclier anti-missiles est due à sa volonté de maintenir pour des raisons de sécurité une forte relation bilatérale avec les USA. Et son veto sur l’accord de coopération Union européenne-Russie s’adresse à toute l’Union européenne qui doit être "forcée à tenir compte de la dure réalité russe et à éviter des accords séparés." Il s’agit entre autres d’empêcher que soit tacitement accepté un régime russe de l’exportation des viandes qui est contraire aux règles européennes et qui a malgré tout failli être accepté par l’Union. Par ailleurs, Menkiszak a reproché à la Russie de continuer à traiter la Pologne comme si elle faisait partie de la Communauté des Etats indépendants et d’exagérer les problèmes auxquels les minorités russes sont confrontées dans les Etats baltes. Il essaya de montrer à ses interlocuteurs que la Pologne tient bien compte des préoccupations russes dans l’affaire du bouclier anti-missiles, et que pour cette raison, elle a demandé aux USA d’impliquer tant la Russie que l’OTAN dans la discussion. Même s’il afficha son pessimisme pour le court terme, il exprima sur le long terme sa conviction que la Russie est "un autre Occident" et qu’elle finira par devenir un partenaire fort qui fera alliance avec l’Union européenne pour contrer des « menaces graves ».
Lothar Rühl abonda dans le même sens, estimant que la Russie fait bel et bien partie de l’Europe, et que cette évidence débouchera sur un arrangement qui définira les intérêts mutuels.
Rogov et Markov insistèrent dans leurs interventions suivantes sur la forte demande qui existe en Russie pour que ses relations avec l’Ouest, et notamment avec l’Union européenne qui n’est pas assimilée aux USA, soient l’objet d’un large débat. Markov a aussi évoqué les besoins de la Russie en technologie européenne tout en soulignant qu’une prise d’influence par l’Europe sur les carburants et les ressources naturelles russes en général, ceci en échange de ses transferts technologiques, était exclue. L’Ouest devrait selon comprendre que le monde des affaires russes fonctionne actuellement sur le court terme. Son collègue Ivan Safrantchouk expliqua de même que les compagnies russes qui travaillaient dans les ressources naturelles utilisaient bien de la technologie occidentale et la payaient "cash", sans accepter que les compagnies occidentales entrent dans leur capital. Ce à quoi le professeur Ambrosi de Trêves répliqua qu’il ne suffisait pas d’acheter de la technologie, mais qu’il fallait également pouvoir compter sur un réseau de réparation et d’entretien de ces technologies, et que cela impliquait des relations d’affaires plus approfondies et organiques
Safranchouk revint également sur la personnalité du président Poutine, très pro-Union européenne selon lui, mais aussi assez déçu des derniers développements comme le reste du leadership politique russe, de sorte que la donne pourrait changer avec le nouveau président russe qui succédera selon les termes actuels de la Constitution russe à Vladimir Poutine en 2008.