Partant du désir d’Europe, il a essayé de ne pas répondre "de manière concupiscente" à "l’invitation inhabituelle" qu’il avait reçue de Luxembourg où l’on sollicitait son "autre regard" qui serait "extérieur" et "autre que politique".
Laabi a donc campé son propos sous différents aprioris : l’Europe n’est pas la part exclusive des Européens ; un écrivain peut émettre une opinion et exercer un droit de regard en tant que citoyen ; le lieu sensible de sa parole est l’entre-les-deux, sa part nomade entre le Maroc et l’Europe, vers où il a et d’où il vient. Pour Laabi, il y a également une différence d’urgences entre ces pôles. Pour les Européens, l’urgence est le sens à donner à la vie, pour les gens du Sud de la Méditerranée, l’urgence est souvent tout simplement la survie, la question de savoir "s’il y a une vie avant la mort".
Dans ce contexte, le désir d’Europe n’est pas pour Abdellatif Laabi un caprice intellectuel. "L’union de l’Europe est la meilleure chose qui est arrivée à l’humanité depuis un demi-siècle", affirme-t-il sans ambages. Car l’Europe unie, c’est pour lui "la paix définitive sur le continent où les conflits ont été les plus meurtriers", où les droits de l’homme sont plus respectés qu’autre part, et où le développement économique a été spectaculaire, notamment dans les pays qui ont récemment rejoint l’Union européenne. Par ailleurs, l’Europe se distingue selon lui en de nombreux points des autres grandes puissances, des USA, de la Russie, de la Chine, et elle "constitue le seul contrepoids face aux bellicismes" actuels ou en gestation de ces puissances.
Pourtant, l’intellectuel marocain, qui vit en France, où il s‘est exilé après une période de persécutions dont il fut l’objet du temps du roi Hassan II, se pose la question si les Européens "ont une conscience aiguë des acquis de l’Union européenne" et de ce que cela implique pour le traitement des grandes questions qui concernent le monde. Il doute qu’il y ait une grande vision des perspectives globales ou une vision universaliste des choses. Il constate par contre plus que des bouffées d’eurocentrisme, le retour des nationalismes et des provincialismes qu’illustrent en cet octobre 2007 les incidents entre Wallons et Flamands en Belgique et la montée en flèche de l’extrême droite en Suisse. S’ajoute à ce tableau la crispation croissante à l’égard des immigrés et des demandeurs d’asile.
Pour Laabi, "l’Europe ne peut pas continuer à se penser pour elle-même". Elle a une place importante dans un monde dont "elle ne peut pas traiter superficiellement les problèmes" en ayant pour référence sa seule sécurité et son confort moral. Elle "doit penser à ses responsabilités et admettre enfin qu’elle est une partie prenante de tous les grands problèmes". Sa mission est de donner un coup d’arrêt "à la dérive des continents qui scinde le monde en deux".
Pour que l’Europe puisse remplir cette mission, elle doit passer, et c’est là pour Laabi son message crucial, "par une prise de conscience écologiste." Pourquoi ? Selon Laabi, "la pensée politique ne développe plus des projets pour sauvegarder l’humanité, alors que la pensée écologiste est capable de le faire." Et c’est sur la base de ce changement des paradigmes de la pensée que les pays du nord et du sud de la Méditerrané doivent s’inspirer mutuellement en élaborant des concepts de leur développement et de leur croissance économique qui diffèrent de ceux qui prédominent actuellement.
Abdellatif Laabi a ensuite évoqué la relation complexe entre son pays, le Maroc, et l’Europe. Proches l’un de l’autre – 14 km séparent le Maroc du continent européen - ils sont liés par des partenariats, par une histoire commune, des crises de souveraineté, des intérêts communs, mais aussi par une relation "à sens unique" Pourtant, estime Laabi, il y a moins de tensions en Europe si elle est capable de plus soutenir les pays au sud de la Méditerranée.
Ce soutien se fait sentir au Maroc, un pays qui a une histoire, une identité, mais qui est aussi sujet à, des équilibres instables et qui se trouve surtout à la croisée des chemins, celui qui peut mener à l’établissement d’un régime islamiste intégriste, et celui qui peut mener vers la démocratie et la modernité.
Dans ce contexte, Laabi a clairement "choisi son camp". Il s’oppose aux islamistes qui avancent sous le masque de la division des tâches. Il y a ceux qui doivent être élus, qui agissent et parlent comme "des agneaux". Il y a ceux qui lancent des campagnes de dénigrement et d’exclusion contre tous ceux qui ne partagent pas leur opinion. Finalement il y a ceux qui recourent à la violence pour éliminer les individus qu’ils considèrent comme des "ennemis de Dieu".
Laabi, qui dit de lui-même qu’il "ne lutte qu’avec ses idées qui sont sa seule arme", a ensuite mis en garde contre l’idée de croire qu’il peut y avoir des islamistes-démocrates comme il y a en Europe des démocrates-chrétiens. Car si les derniers sont une partie prenante de la démocratie européenne dont ils acceptent s’ils ne les ont pas créées les règles, les premiers en abusent, les détournent de leur but et ne les respecteront plus dès qu’ils en auront la possibilité.
Au Maroc, Laabi dénote pourtant actuellement "des avancées réelles" : l’amélioration substantielle de la condition juridique des femmes ; le rétablissement de la vérité sur les violences commises en violation des droits de l’homme ; la reconnaissance de la langue et de la culture des peuples berbères du Maroc. "Une expérience de réelle démocratie se met en place qui n’est pas le fruit de la seule volonté du roi Mohammed VI, mais d’un long combat pour la démocratie." Ce combat, l’Union européenne se doit de le soutenir selon Laabi, car elle ne peut qu’en profiter.
Dans la discussion qui a suivi, l’écrivain a souligné avec force exemples l’importance de la position des femmes dans le développement des pays du Sud. Il a rejeté les idées d’adhésion du Maroc à l’Union européenne prônées jadis par le roi Hassan II : "Les Européens n’en voudraient pas non plus. Il faut que l’Europe se définisse géographiquement et culturellement pour qu’elle soit acceptée par ses propres citoyens." Ce qu’il faut, ce sont des partenariats qui ne soient pas seulement une aide.
L’enjeu culturel est une autre préoccupation d’Abedellatif Laabi. Il a plaidé pour que les intellectuels du Maghreb, où la culture se trouve "en grande détresse", arrivent à lancer des initiatives qui pourraient être soutenues par l’Europe pour la création de chaînes de bibliothèques publiques liées entre elles, d’archives nationales qui conservent systématiquement la mémoire de leurs pays.