Le "marché unique de la justice" était le sujet d’une conférence que le ministre de la Justice, Luc Frieden, a donné le lundi 5 novembre 2007 à la Faculté de Droit, d’Economie et de Finances de l’Université du Luxembourg.
Devant un auditoire "Tavenas" plus que bondé par un public où se mêlaient étudiants, ambassadeurs et présidents des juridictions nationales et internationales qui ont leur siège à Luxembourg, Luc Frieden a exposé ses vues sur ce qu’il appelle "le marché unique de la justice". Il est d’abord parti de la thèse, voire de son credo, que même si elle est en construction depuis plus de 50 ans, l’Union européenne reste un "chantier d’avenir" et qu’elle constitue la meilleure réponse aux problèmes qui ont déchiré le continent au cours du siècle précédent. Il a ensuite dressé le constat que la solidarité de fait que l’Union européenne a pu réaliser à travers le marché unique au niveau de l’économie n’a pas encore pu se traduire de la même manière en politique étrangère et, en ce qui le concerne directement, en coopération judiciaire et policière.
"Dans l’Europe du marché unique et de la libre circulation, les criminels peuvent de ce fait passer librement les frontières, alors que les magistrats et les policiers doivent s’y arrêter juste avant ou un peu après", constate ensuite le ministre qui se pose trois questions qui serviront de trame à son exposé : Qu’en est-il dans ce contexte d’un "marché unique de la justice" ? Comment pourra-t-il être développé dans le cadre du nouveau traité de Lisbonne ? Quels seraient à moyen terme, autour de 2020-2030, les contours d’un vrai marché unique de la justice ?
Depuis le traité de Maastricht de 1993, qui a instauré une coopération intergouvernementale dans le domaine de la justice et des affaires intérieures, au traité d’Amsterdam de 1999, qui a inauguré la création d’un espace de liberté, de sécurité et de justice, et dont les dispositions régissent toujours le domaine de la coopération judiciaire et policière, beaucoup de choses ont été possibles, selon Frieden.
Dans le domaine pénal, la création d’Eurojust a accéléré nombre de procédures pénales transfrontalières. Le mandat d’arrêt européen a remplacé pour 32 délits la procédure d’extradition traditionnelle et permis pour ces 32 délits l’abandon de la nécessité de recourir à la double incrimination. Des règles modernes d’inscription des condamnations dans le casier judiciaire ont permis que cette inscription se fasse à la fois dans le pays où un jugement a été prononcé et dans le pays d’origine du justiciable. Le délit de terrorisme a été défini dans une décision commune pour tous les Etats membres de l’Union européenne. Il en est de même pour le racisme, même si cette définition n’a pas été facile à trouver avec des pays qui s’inquiétaient de la liberté d’expression. Un mandat européen d’obtention de preuves est en chantier.
Dans le domaine civil, il a été possible de s’unir pour des litiges de faible importance comme le recouvrement de créances sur des règles communes pour les opérations transfrontalières. Mais une harmonisation des règles nationales n’est pas encore possible, car, constate avec regret Luc Frieden, il y a "un manque d’esprit européen au sein du Conseil". Cela a pour effet qu’il est difficile d’avancer sur de nouvelles règles communes pour les obligations contractuelles (passage de Rome I à Rome II). Ou bien, en matière de protection des consommateurs, on se met en contradiction avec l’idée d’un marché unique quand on essaye de passer du principe que la loi du pays d’origine est reconnue à l’obligation que les firmes conforment leurs produits aux lois des pays destinataires, ce qui pourrait signifier qu’un seul produit devrait être conçu selon trois lois nationales et plus. Autre exemple : On aurait pu penser qu’en matière de garanties procédurales, les Etats membres on plus ou moins les mêmes standards. Mais non, le Conseil n’a pu s’accorder sur des droits minimaux qui ne reprennent que ce qui est absolument évident.
Comment la coopération judiciaire et policière pourra-t-elle se développer sous le régime du traité de Lisbonne, quand celui-ci entrera en vigueur en 2009 ? Même si ce traité "n’est pas suffisamment ambitieux", il est pour Luc Frieden "un bon texte".
Il abolit les piliers. Il introduit ainsi la majorité qualifiée en codécision avec le Parlement européen comme règle de décision, ce qui vaut aussi pour la coopération judiciaire et policière ( avec une exception pour le droit de la famille et la coopération policière opérationnelle) encore soumise à la règle de l’unanimité et institue la Cour de Justice européenne comme instance de contrôle juridictionnel de l’application de tout droit européen. L’opt-pout du Royaume Uni et de l’Irlande dans le domaine de la coopération judiciaire et policière peut être assorti de opt-in qui se font dossier par dossier. Luc Frieden a exprimé à cet égard l’espoir que le Royaume Uni et l’Irlande y verront tôt ou tard son avantage et suivra les autres Etats membres.
Le ministre de la Justice s’est ensuite montré convaincu qu’il faudra rediscuter le traité de Lisbonne d’ici à l’horizon 2020-2030. Si l’on veut aller dans le sens d’une construction juridique et européenne plus profonde, il faudra aller dans la direction d’une harmonisation des codes pénaux, car "nos valeurs s’expriment à travers le code pénal." Aller dans le sens des valeurs européennes, c’est donc aussi définir en commun les crimes graves. "Ceux qui plaident contre l’harmonisation des codes pénaux doivent apporter leurs arguments", postule le ministre Frieden, qui pense qu’à travers l’harmonisation des codes pénaux, "l’Europe des valeurs verra enfin le jour."
Même en ce qui concerne le droit civil, il ne veut pas abandonner son projet. "Les familles françaises, allemandes, belges sont-elles vraiment si différentes ?", demande-t-il lorsqu’il est question du droit de la famille. "Les divergences en matière de droit civil sont plus idéologiques", affirme-t-il. Il admet que pour ce qui est du mariage des homosexuels, de l’euthanasie, ou de l’avortement, l’on puise avoir de pays à pays de fortes divergences, mais pour le reste ?
D’ici à 2020, il faudra renforcer les pouvoirs d’Europol pour réprimer les crimes graves et avancer dans l’échange d’informations, même si le principe de disponibilité se heurte encore à des obstacles. Le "marché unique" et la libre circulation des personnes ne pourront vraiment fonctionner que s’il y aura un "marché unique de la justice" et "un marché unique policier", termes ainsi créés par le ministre en analogie avec le terme de marché unique. Sinon ce sera le chaos ou le vide juridique.
Comment procéder ? Selon Luc Frieden, il est possible de procéder de trois manières : par la reconnaissance mutuelle des actes de justice, par l’harmonisation des codes et par la coopération renforcée. Le débat entre les tenants de la reconnaissance mutuelle et ceux de l’harmonisation est "un vieux débat". La reconnaissance mutuelle est depuis le Conseil européen de Tampere en décembre 1999 "la pierre angulaire de l’espace judiciaire européen".
Pourtant, Luc Frieden reste réticent, car la reconnaissance mutuelle fut le fait d’une Europe à 15 Etats membres dont les systèmes judiciaires étaient à la fois confirmés et basés sur une certaine communauté des règles juridiques. Cette confiance ne règne plus de la même manière dans une Europe à 27 et à plus avec des pays dont on connaît très peu le système juridique. "La confiance se crée mais ne se décrète pas." Telle est la règle de Frieden. Cette confiance se crée par la formation commune des avocats et des magistrats, mais surtout par la création de droit ensemble. En fait, l’opposition entre reconnaissance mutuelle et harmonisation du droit est pour lui un faux débat.
A titre d’exemple, Luc Frieden cite le mandat d’arrêt européen. Dans la mesure où il s’applique dans tous les Etats membres aux mêmes délits, il y a déjà là une harmonisation de fait. Il est possible d’aller au-delà, notamment par une coordination supplémentaire des justices et des polices. Cela crée de la vraie reconnaissance mutuelle.
Mais il y a également la troisième possibilité : la coopération renforcée telle qu’elle est définie dans le traité d’Amsterdam et à partir de 2009 dans le traité de Lisbonne.
Il y a déjà des exemples probants : Schengen, le traité de Prüm, les garanties procédurales sont le résultat de coopérations renforcées. Les opt-out britanniques et irlandais font que nombre de décisions en matière de coopération judiciaire et policière seront des coopérations renforcées à 25. "Cela ne sera pas simple, mais cela nous permettra d’avancer", dit Luc Frieden.
Mais avancer vers où ? "L‘esprit européen n’est pas partagé par tout le monde." Le ministre de la Justice est d’avis qu’il faudra charger des personnalités pour faire le point vers où veulent aller les Etats membres. Et de conclure. D’ici 20 à 30 ans, il faudra définir un véritable espace judiciaire européen. Dans une Europe de la libre circulation, magistrats et policiers devront être libres d’agir. "Il faudra définir l’horizon. En tout cas, j’ai défini où il faudrait aller selon moi", déclare un ministre qui veut que l’on construise la confiance qui est "la vraie plus-value de l’Union européenne et qui permet que règnent la sécurité et la liberté." Sa vue de l’Europe : "l’exercice commun de la souveraineté" dans un "marché unique de la liberté, de la sécurité et de la justice."