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Traités et Affaires institutionnelles
Jacques Santer à l’Université du Luxembourg : le récit des chemins sinueux de l’intégration européenne
29-11-2007


Le 29 novembre 2007, Jacques Santer, ancien président de la Commission européenne, fut l’hôte de l'Université du Luxembourg dans le cadre du cycle de conférences "Forum Europe, Histoire et Actualité".

Pour parler du "chemin sinueux" de l’unification européenne, Jacques Santer a évoqué avec force détails et de nombreuses révélations la dimension emblématique de sa propre carrière comme parlementaire luxembourgeois et européen démocrate-chrétien, ministre et Premier ministre luxembourgeois qui a dirigé deux présidences du Conseil de l’Union européenne en 1985 et 1991, et finalement comme président de la Commission européenne entre 1995 et 1999. Il a ensuite raconté comment l’Europe est sortie de "l’euro-sclérose" en 1984-1985 avec l’Acte unique, comment l’Union économique et monétaire (UEM) a pu se faire sur une trentaine d’années. Finalement, il a donné à l’assistance un récit détaillé des événements qui ont conduit en 1994 à sa nomination à la tête de la Commission et en 1999 à la démission "individuelle et collective" de tout son collège de commissaires.

Le parlementaire européen

En 1974, Jacques Santer est député de l’opposition. A cette époque, le Parlement européen s’appelait "Assemblée parlementaire", il ne comptait que 169 membres, n’était pas élu au suffrage universel et n’avait que des fonctions purement consultatives exercées par des députés qui cumulaient mandat national et européen. Pourtant, ce mandat plaît à Santer qui y côtoie de "grands hommes" comme Mitterrand, Brandt et bien d’autres. Tête de liste aux élections européennes en 1979, il n’assumera pas ce mandat et quelques mandats ultérieurs en 1984, 1989 et 1994, puisqu’il sort vainqueur de trois élections parlementaires consécutives qui entraîneront à chaque fois la reconduite de la coalition CSV-LSAP qu’il dirigera comme Premier ministre. En 1999, Jacques Santer, démissionnaire de la Commission, sera de nouveau pour 5 ans député européen.

L’européanisation des partis

Ce qui a le plus frappé le parlementaire et homme politique européen Santer, c’est l’européanisation des partis politiques en Europe ces derniers trente ans. Lui-même a contribué à ce processus lorsqu’il était président du Parti populaire européen (PPE) entre 1987 et 1990, qui a rassemblé et qui continue à fédérer les démocrates-chrétiens des différents pays européens. Deux épisodes se sont gravés dans sa mémoire.

Le premier a trait à l’Espagne, où la droite est faible et éparpillée pendant les années 80 et au début des années 90. Le pays est alors dirigé par le socialiste Felipe Gonzales. Santer élabore – "lors d’un repas pris en commun au Clairefontaine" - avec le futur Premier ministre espagnol José María Aznar un plan de recomposition de cette droite. Elle se fédèrera au sein du Partido Popular (PP). Le leader en place, Manuel Fraga Iribarne, l’ancien ministre de Franco et président jusqu’en 2006 de la Communauté autonome de Galice, est évincé. José Maria Aznar prend le leadership et battra Felipe Gonzales aux élections de 1996.

Le deuxième épisode évoqué par Santer, mais avec moins de détails, sont les difficultés qu’il a eues pour arriver à créer un consensus entre démocrates-chrétiens autour de la réunification de l’Allemagne, très impopulaire en 1989 et 1990 notamment auprès des dirigeants italiens et néerlandais. Giulio Andreotti et Ruud Lubbers craignent que l’unification de la 1ière et de la 7e puissance industrielle mondiale – "c’est ainsi que les statistiques mentionnaient la RDA", remarque ironiquement Santer - créera un insupportable déséquilibre en Europe. En général, la classe politique, même la classe politique allemande, est pour Santer "désarçonnée" par la chute du mur de Berlin. Santer, président du PPE, veut "mettre de l’ordre dans la démocratie chrétienne européenne". Il profite de "l’aubaine" d’un congrès des jeunes démocrates chrétiens à Pise en Italie pour "parler à tout le monde" et réussit à retourner et à rassembler ses troupes.

Le Premier ministre et l’Acte unique

La nomination de Jacques Santer au poste de Premier ministre luxembourgeois coïncide avec celle de Jacques Delors à la Commission européenne. Pour Santer, c’est le "tandem Kohl-Mitterrand" qui a fait redémarrer l’Europe avec l’aide de Delors. Pendant plus d’une décennie, la Communauté économique européenne de l’époque était tombée dans une sorte de léthargie dont aucun rapport Werner ou Tindemans, ni les efforts de Gaston Thorn ou de Hans-Dietrich Genscher n’avaient su la tirer.

L’Acte unique est pour Santer le signe du nouveau départ. La Conférence intergouvernementale chargée de le négocier est créée grâce à un vote au Conseil européen, ce qui est une procédure inédite. 3 pays sont récalcitrants, mais laissent faire. Ce qui pose surtout problème sont les références à une Union économique et monétaire (UEM). Un compromis rend possible que l’Acte unique est conclu le 3 décembre 1985 au Conseil européen de Luxembourg, présidé par Jacques Santer. Le marché unique est créé. Un calendrier fixe est établi. 300 directives le transposeront dans la réalité. En 1999, l’UEM vient compléter le marché unique.

Le Premier ministre, le président de la Commission et l’UEM

"L’UEM est la pierre de touche de l’Europe". Cette citation du premier président de la Commission européenne, Walter Hallstein, a servi de mise en bouche au récit de Jacques Santer sur la création de l’UEM. En 1969, le Conseil européen de La Haye charge le Premier ministre et ministre des Finances luxembourgeois de l’époque, Pierre Werner, de rédiger un rapport sur une Union économique et monétaire européenne.

Ce rapport, remis dès 1970 contient déjà tous les éléments de la future UEM qui sera décidée à Maastricht. Il établit la structure de la mise en place de l'UEM en trois étapes sur une durée de 10 ans de la manière suivante. Lors d’une première phase, il sera procédé à la réduction des marges de fluctuation entre les monnaies des Etats membres. Dans une deuxième phase, les mouvements de capitaux seront entièrement libéralisés, les marchés financiers et les systèmes bancaires intégrés. Dans une troisième phase, les taux de change entre les différentes monnaies seront irrémédiablement fixés. Le rapport recommandait l'établissement d'un centre de décision pour la politique conjoncturelle (taux d'intérêt, gestion des réserves, parité des taux de change...) et pour la coordination des politiques économiques, surtout en ce qui concernait le budget et les modalités de financement des déficits. Bref, il établissait un parallèle entre politique monétaire et économique.

Cependant toutes les prévisions contenues dans le rapport Werner se verront ajournées avec les perturbations économiques surgissant à partir de 1971, dont la plus importante est la décision américaine du 15 août 1971 que le dollar ne sera plus convertible en or. "Une onde de choc parcourut le monde. L’on comprit que le surendettement et la surcharge des finances publiques pouvait entraîner la plus puissante des économies dans une crise. Une chose à méditer aujourd’hui", fut le commentaire de Jacques Santer.

Jacques Delors entreprit de réaliser l’UEM par étapes. Mais lorsque Santer voulut lancer la monnaie unique, il provoqua des remous. Les Allemands lui envoyèrent leur chef de la Banque centrale, Hans Tietmeyer, pour l’en dissuader. Ses interlocuteurs américains étaient curieux, étonnés et un peu moqueurs. De ces discussions, Santer sortit avec la conviction qu’il fallait donner des garanties aux Allemands qui voulaient une monnaie forte. Il fallait également arriver à faire accepter un document communautaire plutôt qu’intergouvernemental. Le résultat de ce processus fut le Pacte de stabilité conclu en 1996 à Dublin. Ce pacte stipule en gros que les pays participant à la monnaie unique doivent respecter les critères de Maastricht sur l’endettement public (moins de 3 % de déficit budgétaire, moins de 60 % du PIB d’endettement public, un taux d’inflation bas, des taux d’intérêt bas) sur toute la durée de l’UEM. "Paradoxalement", remarqua Santer, un peu narquois, "ce furent les Allemands, grands demandeurs de ce pacte, qui furent les premiers à avoir des difficultés pour le respecter et pour demander qu’il soit réformé." Conclusion: l'UEM pourra être lancée en janvier 1999.

L’UEM est pour Jacques Santer "un bouclier et un garant de stabilité. Mais je ne suis pas monétariste au point de dire qu’il n’y aurait pas d’Union européenne sans euro. Pourtant, l’euro, c’est bien. Il est l’expression de l’identité d’un groupe de pays qui se sont réunis, comme la lire était l’expression de l’identité d’une Italie unie, la Reichsmark l’expression de l’Empire allemand ou le dollar l’expression des Etats-Unis d’Amérique. Les Américains ont mis plus de 60 ans à créer leur monnaie unique. Nous, on a mis 40 ans. Néanmoins, la convergence budgétaire, qui est une condition de stabilité de l’euro, est actuellement en train de poser des problèmes."

La chute du mur de Berlin et la signification de l’élargissement

Pour Jacques Santer, la chute du mur de Berlin est "un grand bond en avant psychologique". La réunification de l’Allemagne, l’ouverture et l’accès de si nombreux pays européens à la démocratie suscite les projets les plus divers. Mitterrand, opposé au début à la réunification allemande et qui "avait des problèmes à comprendre directement ce qui se passait" propose alors une confédération européenne basée sur le modèle de l’AELE. Cette idée échouera. Même Delors ne voudra pas plus qu’une coopération approfondie avec les pays d’Europe centrale et orientale afin que la capacité d’action de l’Union européenne n’en soit pas affectée.

Devenu président de la Commission, Santer présente en juillet 1997 l’Agenda 2000. L’élargissement est conçu de manière prudente. Des négociations seront lancées avec 6 pays sur les 12 pays qui sont intéressés à adhérer. Pour que les autres pays ne soient pas exclus, on prévoit une "Conférence européenne" qui serait une enceinte multilatérale où seraient discutées des questions d'intérêt général, et d’autre part un processus global d'adhésion auquel participeraient les dix pays candidats d'Europe centrale et orientale, Chypre et Malte. Mais en 1999, au Conseil européen de Berlin, les chefs d’Etat et de gouvernement se décident pour le big bang et l’adhésion des 12 pays qui ont depuis rejoint l’Union européenne. "Ce revirement reste pour moi incompréhensible", a déclaré Jacques Santer. Mais cela lui importe peu. Il est pour l’élargissement, et ce qui est sa "plus grande déception" est que les politiques n’aient pas réussi à communiquer toute l’importance historique de ce processus aux citoyens européens. "Il ne s’agit pas seulement de l’élargissement politique de l’Union européenne, mais de la première unification du continent dans la paix." Autre motif de déception : "L’élargissement n’est pas devenu une nouvelle motivation pour les jeunes générations."

Les facteurs favorables d’une époque

Les années 1984-2000 ont été des années de vrais bouleversements en Europe. Si l’Union européenne a pu se faire, c’est selon Jacques Santer, parce que le tandem Kohl-Mitterrand a pu s’appuyer sur un président de la Commission comme Jacques Delors pour créer le marché unique, l’UEM et entamer l’élargissement. La longévité des dirigeants politiques a aussi joué un rôle, puisque pendant ces années, c’étaient presque toujours les mêmes qui se retrouvaient autour de la table. Ensuite, les institutions européennes ont été politisées et les partis politiques en Europe se sont européanisés. Ces facteurs expliquent en partie et selon lui-même les conditions de la nomination et la démission de Jacques Santer à la tête de la Commission européenne.

La nomination de Jacques Santer à la tête de la Commission européenne en juillet 1994

Le récit de Jacques Santer à l’Université du Luxembourg fut plein de révélations. Lorsqu’en juin 2004, il s’agissait de nommer au Conseil européen de Corfou un nouveau président de la Commission, les candidats au poste sont trois : deux démocrates-chrétiens, bénéluxiens de surcroît, le Premier ministre belge Jean-Luc Dehaene, le Premier ministre néerlandais Ruud Lubbers et le conservateur britannique, Sir Leon Brittan alors commissaire à la Concurrence. Jacques Santer est chargé d’une médiation qui se tiendra "dans la maison d’un notaire à Maastricht." Cette médiation est un échec. Mais il y a un accord sur la procédure. Celui qui a le moins de voix se retirerait et reporterait ses voix sur celui qui en aurait le plus. A Corfou, le Premier ministre grec, Andreas Papandreou, fait procéder à un vote. Dehaene obtient 8 voix, Lubbers 4 et Brittan 1. A ce moment, Dehaene est représenté par son ministre des Affaires étrangères, le socialiste Willy Claes, et Lubbers par son vice-premier ministre, le socialiste Wim Kok. Les deux ne sont selon Santer pas au courant de l’accord sur la procédure et ne bougent pas. Papandreou, mal remis d’une opération, est fatigué et il n’y aura pas de deuxième tour. On demande à Delors de rester encore un an à la tête de la Commission, ce que ce dernier refuse. Un Conseil extraordinaire est convoqué à Bruxelles pour le 15 juillet 1994.

Entretemps, Jacques Santer vient de gagner sa troisième élection législative consécutive comme chef du parti CSV et il reconduit la même coalition CSV-LSAP. Il vient à peine de former le nouveau gouvernement qui doit être assermenté le 13 juillet. Mais le 7 juillet, il est appelé par Helmut Kohl qui lui explique que l’unanimité pourra se faire à Bruxelles sur Santer. Il ajoute qu’il ne pourra pas refuser cette proposition, et que refuser, ce serait une mauvaise chose pour un petit pays comme le Luxembourg. Le Grand-Duc, qui doit assermenter le nouveau gouvernement, n’est pas très heureux. Santer doit organiser sa succession. "Heureusement que nous avions Jean-Claude Juncker !" Le 13, le nouveau gouvernement Santer est nommé, et le 15, Santer est nommé pour succéder à Delors en janvier 1995. Reste encore le Parlement européen. Là, Santer passe seulement avec quelques voix de majorité. Ce n’est que quand son équipe est au complet qu’il obtient les deux tiers des votes au PE. "Assermenter mon gouvernement au Luxembourg, c’était une manière de dire au Parlement européen que je ne croyais pas que la partie de la nouvelle Commission était gagnée et que je le respectais. A la fin, j’avais une double légitimité, celle du Conseil et celle du Parlement."

La démission de la Commission Santer

Dès le début, la Commission Santer est ébranlée par des crises sérieuses : la crise des essais nucléaires français, la crise de la vache folle, la crise autour des cas de corruption et de mauvaise gestion à la Commission. De son propre aveu, Santer commet en octobre 1998, alors que les élections européennes approchent et que les clivages politiques se creusent, deux erreurs : il sous-estime la gravité de ces affaires et il cède à l’idée de confier un rapport à un Comité des sages, un comité qui par la suite donnera "le coup de grâce" à sa Commission, puisqu’il conclut à une responsabilité collective de la Commission, alors qu’un seul Commissaire est impliqué.

La Commission a deux possibilités : affronter le vote du Parlement européen, avec le risque de tomber sous le coup d’une motion de censure, car elle n’a pas la cote ni dans la presse ni dans l’opinion publique, ou donner sa démission collective et individuelle. La première alternative aurait pour conséquence qu’elle ne pourrait qu’expédier les affaires courantes. La deuxième possibilité lui permettrait de se voir accordée la confiance du Conseil jusqu’à la nomination d’une nouvelle Commission et de continuer à travailler sur des dossiers importants comme le droit de la concurrence, Galileo et la réforme des politiques internes. . C’est la deuxième option qui est choisie et le 15 mars 1999, à Berlin, le chancelier Schroeder obtient cette confiance pour la Commission.

De ces affaires, Jacques Santer, qui sera élu au Parlement européen en juin 1999, a tiré quelques conclusions personnelles : "Dans l’Union européenne élargie, le poste du président de la Commission doit être renforcé et valorisé. Le président doit pouvoir choisir et aussi congédier ses commissaires et pouvoir réorganiser sa Commission, comme tout chef de gouvernement. Le traité de Lisbonne a fait un pas dans ce sens." Et une conclusion générale. "L’histoire de l’Union européenne est une histoire de crises et de grands achèvements. Et elle continuera ainsi."