Le 18 décembre 2007, le ministre délégué aux Affaires étrangères et à l’Immigration, Nicolas Schmit, et Europaforum.lu avaient invité au Centre d’information européen de Schengen à une fête de bienvenue en l’honneur des neuf nouveaux Etats membres qui feront partie de l’Espace Schengen à partir du 21 décembre 2007. Il s’agit de l'Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de la Pologne, de la République Tchèque, de la Slovaquie, de la Slovénie et de Malte.
Le bourgmestre de Schengen, Roger Weber, a prononcé les paroles de bienvenue dans sa commune aux hôtes : ambassadeurs des pays de l’Union européenne, membres de la Cour de Justice de l’Union européenne, l’ancien président de la Commission européenne, Jacques Santer, politiques et fonctionnaires qui ont été les artisans des accords de Schengen de 1985 à aujourd’hui, mais aussi étudiants originaires des Etats qui viennent d’adhérer à Schengen. Parmi eux figuraient comme orateurs et invités spéciaux, les députés européens Robert Goebbels, qui a signé les accords en 1985, et Bronislaw Geremek, un des bâtisseurs de la Pologne démocratique, grand intellectuel et ancien ministre des Affaires étrangères de son pays.
Dans sa brève allocution, Nicolas Schmit souligna que l’Europe, malgré ses crises, possède "une réelle capacité d’avancer". L’élargissement de l’Espace Schengen constitue "une consolidation du continent et une victoire de la démocratie". Il a rendu hommage aux grévistes et aux intellectuels de Gdansk de 1980, dont Bronislaw Geremek, "un des grands acteurs de cette époque", qui avaient déclenché ce mouvement qui a depuis réconcilié l’Europe avec sa géographie" et uni les citoyens européens dans un espace sans frontières. Citant le mot de Victor Hugo sur "la patrie sans la frontière" dans son discours sur la paix tenu en 1879 à La Haye, Schmit a fait l’éloge d’une Europe basée sur la liberté, l’échange, la solidarité et la confiance qui se réalise dans Schengen.
Robert Goebbels esquissa ensuite de manière très vivante un historique de l’accord de Schengen, dont il attribue la paternité à François Mitterrand et à Helmut Kohl qui ont initié l’accord de Sarrebruck signé entre la France et l’Allemagne pour faciliter la libre circulation des personnes. Très vite, les pays du Benelux ont demandé d’y adhérer. Une négociation eut lieu dans les locaux du Secrétariat Benelux à Bruxelles. "Ni les Premiers ministres, ni les ministres des Affaires étrangères n’y croyaient, à cette négociation. Ils ont donc envoyé les seconds couteaux, les secrétaires d’Etat. Le hasard fit que le Luxembourg eut à ce moment-là la présidence du Benelux. Une conférence internationale qui n’osait dire son nom eut lieu. Un accord fut trouvé sur un texte qui, en 33 paragraphes, contient toute la base de ce que Schengen est aujourd’hui. La cérémonie eut lieu sur le bateau Marie-Astrid. J’y tins un discours dans lequel je déclarais que ce texte entrera dans l’histoire comme le traité de Schengen. Ce fut une grande rigolade. Mais pour une fois, j’avais raison."
Pour Robert Goebbels, l’accord de Schengen n’avait rien de révolutionnaire. Il abolissait simplement le contrôle systématique aux frontières. L’idée que cette absence de contrôle pourrait engendrer la libre circulation des criminels a donc conduit à la coopération policière et judiciaire que nous connaissons aujourd’hui. "Un mouvement a été enclenché auquel le traité de Lisbonne, signé voilà quelques jours, apporte lui aussi quelques pierres."
Pour le député européen, Schengen est connu partout dans le monde. "Le visa Schengen est un papier qui permet désormais de voyager presque partout en Europe. Grâce à ce petit accord signé en 1985, nous avons pu avancer vers l’Europe des citoyens"
Une étudiante tchèque de l’Université du Luxembourg a ensuite relaté des expériences d’avant l’adhésion de son pays à Schengen. Elle évoqua les trois heures d’attentes à la frontière tchèque auxquelles tous les passagers d’un bus Luxembourg-Prague furent astreints autour de Noël l’année dernière parce qu’un seul passager d’un pays tiers, muni d’un visa Schengen qui ne lui permettait pas de quitter l’espace Schengen, se trouvait à bord. Elle raconta comment des amis slovaques, à quatre dans une voiture, refusèrent qu’on contrôle leurs bagages à la frontière autrichienne, libre circulation des biens oblige, ce qui déclencha dix kilomètres plus loin une fouille en règle, la loi le permettant. Elle exprima un seul souhait : prendre ce Noël-ci le bus de nuit Luxembourg-Prague, s’endormir à Luxembourg et se réveiller à Prague.
Un étudiant polonais dit les choses d’une autre manière : "L’adhésion à l’Union européenne fut un événement économique. L’adhésion à Schengen donne l’impression d’appartenir au même bloc politique. C’est la liberté de circuler qui donne vraiment le sentiment d’être Européen."
Bronislaw Geremek, qui venait de rencontrer le Premier ministre Juncker et de s’entretenir avec des étudiants de l’Université du Luxembourg, qualifia Schengen de "dernière métropole de l’Union européenne qu’il n’avait pas encore visitée" et de "symbole de l’Union européenne". L’élargissement de l’Espace Schengen, c’est pour le député européen polonais 60 millions d’Européens de plus qui peuvent voyager sans être contrôlés entre Berlin et Varsovie comme entre Liège et Aix-la-Chapelle
"Il faut se rendre compte de ce que cela signifie pour des millions de gens qui vivaient dans des Etats totalitaires", s’est exclamé Geremek. Avant 1989, le passeport reçu pour voyager devait être rendu au retour. On ne pouvait pas voyager ensemble en famille. Faire voyager seul était une sorte de garantie pour le retour. Ensuite, après 1989, ce furent les longues heures de queue devant les consulats occidentaux pour des visas de transit. Il y a à peine 4 ans, les citoyens de l’Europe centrale devaient encore s’aligner aux frontières de l’Union européenne dans la file des non-UE. "Ce furent des moments d’humiliation. Maintenant, la citoyenneté européenne s’est pleinement réalisée pour nous. Les citoyens de l’Europe centrale ne sont plus des citoyens de 2e classe. Et en plus, appartenir à l’Espace Schengen, c’est aussi pour les nouveaux pays délivrer et accepter le visa Schengen."
"La libre circulation des personnes est une des grandes promesses de l’Union européenne", expliqua l’historien qu’est aussi Bronislaw Geremek. "Mais il y eut un temps où l’Europe existait déjà comme un espace commun, celui des pèlerins, des moines, des marchands, artisans et étudiants. Une réalité qui nous vient du Moyen Âge est rétablie." Faisant l’historique des différentes initiatives qui ont favorisé cette libre circulation des personnes depuis 1944, Benelux, Union nordique, etc., Geremek a mis l’accent sur "le sentiment d’appartenance à un territoire, à une culture, à un grand ensemble" que la liberté de circulation des personnes déclenche. Il a parlé d’un sentiment d’identité respectueux des différences, d’un projet d’identification européenne, d’identification sentimentale même. "A travers la liberté de circulation s’affirme que ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare."
Mais ce nouveau sentiment d’appartenance n’est pas, selon Geremek, sans poser des problèmes. L’abolition des contrôles aux frontières intérieures a de nouveau créé un renforcement des contrôles aux frontières extérieures. Il oblige à une politique commune des visas sur laquelle il faut s’aligner. Conséquence : les visas pour les Belarusses ont décuplé, et ils sont devenus très chers pour les Russes et les Ukrainiens. Les relations de voisinage traditionnelles, personnelles autant qu’économiques, entre Slovaques et Ukrainiens dans les Carpates se sont soudainement compliquées. En Ukraine, on parle déjà de la "forteresse Union européenne", on craint un nouveau rideau de fer. Bref, la nouvelle frontière de l’Union européenne soulève un débat sur le territoire et l’identité européenne. "Mais l’exigence d’une frontière imperméable est le prix à payer pour garder la confiance de nos partenaires", conclut Bronislaw Geremek.
Malgré cela, l’élargissement de l’Espace Schengen est pour Geremek avant tout "un moment de bonheur pour l’Europe, un facteur de formation de l’identité européenne. Pour les pays d‘Europe centrale, le 21 décembre 2007 a une grande valeur symbolique : il met définitivement fin au rideau de fer et à la guerre froide."
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