La Fondation Robert Krieps avait organisé le 19 mars 2008 une conférence-débat avec les ministres des Affaires étrangères du Luxembourg et de l’Allemagne, Jean Asselborn et Frank-Walter Steinmeier. Le débat a été animé par l’acteur et juriste Marc Limpach.
La première question abordée lors du débat fut la crise qui, il y a cinq ans, lors de l’invasion de l’Irak par les troupes américaines, avait divisé l’Union européenne. Marc Limpach posa la question si, avec le traité de Lisbonne, l’UE pourra parler d’une seule voix et jouer un rôle important sur la scène internationale ?
Frank-Walter Steinmeier dut admettre que "l’épisode irakien a constitué un point de rupture important entre les Etats membres". Avec le recul, pourtant, le cinquième anniversaire de cette invasion le fait espérer que la reconstruction de l’Irak, qui se révélait impossible à l’époque, deviendra enfin possible et que la division des Européens aura été une exception.
"On ne peut aborder naïvement la question de la politique étrangère commune", a mis en garde le ministre des Affaires étrangères allemand, parce qu’elle repose sur des visions, des intérêts voire des traditions divergentes. Avec le traité de Lisbonne, la création d’un haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune qui sera en même temps vice-président de la Commission européenne dotera certes l’UE d’une plus grande marge de manœuvre pour mener des actions à l’extérieur de l’UE, mais le poste ne mettra pas l’UE à l’abri de nouvelles querelles. Ce qui importe finalement pour Steinmeier c’est d’aboutir à des solutions communes.
Pour Jean Asselborn, la question irakienne était à l’origine d’une véritable prise de conscience. Il a insisté sur la difficulté qu’il y a d’élaborer une politique extérieure commune avec des pays dont deux – la France et le Royaume-Uni - siègent au Conseil de sécurité des Nations Unies et dont un veut entrer au Conseil de sécurité. Il a également expliqué que quelques Etats membres avaient récemment signé des accords bilatéraux avec les Etats-Unis pour faciliter l’octroi des visas, alors que la question des visas relève des compétences de l’Union européenne.
Même si l’UE est dotée de pouvoirs exécutifs et d’un Parlement et si différentes initiatives ont été lancées pour rapprocher les citoyens de l’UE, l’espace public européen n’est pas encore une réalité. Frank-Walter Steinmeier a estimé que la sphère de la politique nationale ne peut être comparée à celle de la politique européenne et qu’il incombe aux responsables politiques de promouvoir un dialogue avec les citoyens sur l’Europe.
Pour Asselborn, ce n’est pas en recourant à des concepts abstraits que l’on réussira à rapprocher les peuples de l’Europe, mais en leur expliquant les actions concrètes qui sont menées sur le terrain, "comme par exemple en Afghanistan".
Pour les deux ministres des Affaires étrangères, il est important d’expliquer aux citoyens ce qui se passe en dehors des frontières extérieures. Lorsqu’ils étaient en déplacement à l’étranger, ils ont pu constater que les citoyens des pays en voie de développement ont une autre vision de l’Europe. Ils voient l’UE avant tout comme un projet de paix qui est qui est basé sur la solidarité. "L’Europe y est considérée comme un projet d’espoir qui défend d’autres valeurs que celles des USA et de la Russie". Et d’ajouter "on ne peut pas décevoir ces citoyens. L’espoir de ces populations doit nous motiver à développer notre politique".
Autre question abordée : les relations entre l’OTAN et l’Europe. Frank-Walter Steinmeier souligna qu’il s’agissait avant tout d’éviter les doubles emplois. D’autant plus que la coordination entre l’OTAN et les autres structures, comme on a pu l’observer en Afghanistan, s’avérait difficile.
A côté de la PESC, d’autres politiques européennes communes furent abordées au cours de la discussion, comme la politique en matière de changement climatique et d’énergie.
Dans ce contexte, Frank-Walter Steinmeier a expliqué que la pénurie en matières premières entraînera des conflits internationaux d’un nouveau genre, auxquels il faut se préparer solidement. Pour le ministre allemand, il est essentiel de s’éloigner d’une politique marquée par la "peur", pour aboutir à une réflexion raisonnée. "Il faut se demander quelle contribution peut fournir la politique étrangère ?", a-t-il exigé. Pour Steinmeier, la solution réside dans la création d’instruments d’alerte préventive et de résolution de conflits internationaux, qui pourraient aider à mieux gérer les nouveaux conflits.
La discussion tourna ensuite vers les relations de l’Union européenne avec la Russie, et les relations transatlantiques.
Pour Jean Asselborn, l’on ne peut dissocier les relations de l’Union européenne avec les Etats-Unis et ses relations avec la Russie. Selon lui, les Etats-Unis ont joué un rôle important lors de la deuxième guerre mondiale et lors du redressement économique de l’Europe dévastée par la guerre. C’est pourquoi les relations transatlantiques devraient toujours figurer au premier plan. Cependant, l’Union européenne entretient d’excellentes relations économiques avec la Fédération de Russie. Selon Jean Asselborn, il faut que l’Europe soit solidaire envers les deux partenaires, et qu’elle définisse une stratégie commune avec les deux pays.
Il a cependant expliqué que selon lui "la démocratie en Russie a encore quelques années de développement devant soi", et que l’Union européenne doit encourager la Fédération de Russie à faire un pas vers une démocratie renforcée.
Le ministre luxembourgeois émit également l’avis que "tout ce qui concerne les intérêts de l’Union européenne, doit se faire dans le cadre de l’Union européenne." A titre d’exemple, il a cité l’installation d’un bouclier missile en Europe de l’Est, et le conflit que celui-ci engendre entre les Etats-Unis et la Russie, un conflit très délicat aux yeux du ministre. "Si nous commettons des fautes ici, nous allons réduire l’importance et l’impact de la PESC. Les Etats-Unis ou la Russie pourraient réussir déchirer l’unité de l’Union européenne", a avancé Jean Asselborn.
Le ministre luxembourgeois déclara ensuite que sans les moyens financiers nécessaires, la PESC ne pourrait pas bien fonctionner. Il a rappelé que seulement 1 % du PIB des Etats membres était dédié à l’Union européenne, et que certains étaient très réticents à la doter avec des moyens plus importants. "La PESC a besoin d’argent", lança-t-il.
Frank-Walter Steinmeier a de son côté insisté sur la nécessité pour l’Union européenne de développer une nouvelle politique de l’Est. "Depuis 1990, nous vivons dans un monde qui a complètement changé. Par la disparition du conflit Ouest-Est et la création de nouveaux centres économiques, le monde s’est développé de manière multipolaire", a expliqué le ministre allemand.
Selon lui, l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie à l’Union européenne a entraîné un nouveau voisinage de l’Union avec les pays de la Mer noire, auparavant négligés par les politiques étrangères de l’Europe. Pour Steinmeier, la même chose vaut pour l’Asie centrale qui était pour l’Union européenne "un point blanc sur la carte". Il a estimé que la PESC doit définir de nouvelles politiques et se doter de stratégies envers ces régions négligées auparavant.
Plus loin, Frank-Walter Steinmeier a abordé la question de l’Accord de Partenariat et de Coopération, signé en 1994 avec la Russie, et qui a pris fin en 2007. Pour le ministre allemand, l’Union européenne aurait eu un grand intérêt à renégocier cet accord il y a deux ans, puisque celui-ci traite la question de l’approvisionnement énergétique. Il est, ainsi plus judicieux d’entamer des négociations à un moment où l’Union européenne se trouve dans une position forte, à un moment où "nous, en tant que consommateurs principaux, nous avons encore de l’influence".
L’action de l’Union européenne au Kosovo fut le prochain sujet abordé. Jean Asselborn insista sur le fait que l’Union européenne avait fait de grands efforts pour que Serbes et Kosovars arrivent à un règlement négocié. Le plan Ahtisaari ne contenait rien de nouveau et les Russes avaient participé à chaque étape de son élaboration. Mais comme le Conseil de sécurité n’a finalement pas suivi les positions de l’Union européenne et des USA, l’Union européenne s’est basée sur la résolution 1244 pour lancer son opération EULEX de soutien aux autorités kosovares en vue de la mise en place d’un Etat de droit. Pour ce qui est de la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo, il n’a pas été possible de trouver une position unie, alors que tous les Etats membres de l’Union européenne soutiennent l’opération EULEX. Les incidents des derniers jours à Mitrovica révèlent cependant une forte résistance serbe. "Si EULEX n’arrive pas à s’imposer à Mitrovica et au Nord du Kosovo, il faudra créer une sorte de UNOLEX", déclara Jean Asselborn, en ajoutant : "J’espère que l’on ne va pas vers la catastrophe. Sans Serbie, il n’y aura pas de stabilité dans les Balkans."
Steinmeier fit état des commentaires et des sondages d’opinion qui posent la question si de nombreux gouvernements, dont le gouvernement allemand, n’auraient pas été trop pressés pour reconnaître le Kosovo. "Mais le Kosovo n’est pas une question nouvelle. Il est une partie résiduelle de cette Yougoslavie dont la décomposition a déjà entraîné la création de nombreux autres Etats." Selon le vice-chancelier allemand, l’Union a agi intensément pour arriver à une solution négociée. Une part de responsabilité pour la situation actuelle revient à la Serbie, qui n’a pas, selon lui, d’autre alternative que d’aller vers l’Union européenne.
Une autre question sur toutes les lèvres était la situation au Tibet et la façon dont l’Europe traite la question des droits de l’homme dans ses relations avec la Chine.
Steinmeier relata les grands traits d’une conversation téléphonique qu’il venait d’avoir avec son homologue chinois. D’un côté, l’on sait très peu en Occident sur les groupes d’opposition religieux et politiques tibétains et les motivations de leur révolte, mais de l’autre côté, l’on sait parfaitement que la réaction des forces de l’ordre chinoises face aux manifestations ont été particulièrement "tranchantes". Ce n’est que par le dialogue que les choses pourront être réglées et que des Jeux olympiques auxquels tous participeront pourront être garantis.
L’animateur Marc Limpach demanda ensuite à Jean Asselborn comment les acteurs de la politique étrangère arrivaient à maintenir l’équilibre entre droits de l’homme et intérêts politiques. "Cet équilibre est difficile à tenir", expliqua le ministre luxembourgeois. "Prenez ce qui vient d’arriver aux Etats-Unis, où le président Bush a opposé son veto à la loi qui interdit entre autres le "waterboarding" (torture par l’eau). Nous devons vivre avec cette image du plus proche de nos alliés. En Russie, nous avons des problèmes avec l’indépendance de la justice, avec l’interdiction de fait de manifester. En Chine, pareil. Mais il faut toujours chercher le dialogue, il faut persévérer. En Chine, il y a 10 000 exécutions par an. Mais maintenant, les condamnés ont une possibilité de recours, et toute peine capitale est de nouveau examinée par une juridiction supérieure. L’Union européenne a un seul moyen pour changer les choses : la diplomatie." Jean Asselborn se déclara opposé à toute forme de boycott ou d’isolation. "Cela ne rapporte rien. Souvent ces moyens de pression entraînent des catastrophes pour les populations, comme on peut le voir actuellement au Zimbabwe."
Autre sujet : le conflit au Proche Orient, les relations entre le Hamas et l’Union européenne, l’Union face aux nouvelles colonies israéliennes.
Frank-Walter Steinmeier souligna la relation particulière que son pays entretenait avec Israël, une relation marquée par la mémoire de la Shoah, mais aussi maintenant que les témoins de cette époque disparaissaient, par le futur qui conduira entre autres à une réorganisation complète des échanges de jeunes. Il expliqua ensuite le rôle que l’Union européenne avait joué pour que le processus de paix pût être relancé à Annapolis. Mais il faudra encore du temps pour que ce processus de paix décolle vraiment. Un changement positif dans la vie quotidienne des Palestiniens pourrait être très utile, même si cela n’est actuellement possible qu’en Cisjordanie, mais pas dans la bande de Gaza. Il signala les efforts de l’Egypte pour qu’un canal soit ouvert qui permette de parler avec Hamas en vue d’un cessez-le-feu avec Israël. Mais une présence du Premier ministre du Hamas Haniyeh aux côtés du président Mahmoud Abbas lors de négociations lui semblait pour l’instant complètement exclue. Jean Asselborn ajouta qu’il semblait que l’on ne puisse pas négocier normalement si Israël annonçait la construction de 750 nouvelles maisons sur des territoires palestiniens.
Lors d’un dernier tour de table, les questions touchèrent au futur de la social-démocratie européenne. Dans un article écrit en commun avec Mathias Platzeck et Peer Steinbrück sous le titre "Auf der Höhe der Zeit".
Steinmeier et les deux autres hommes politiques allemands déclarent que l’esprit du temps est social-démocrate. En résumé, Steinmeier est d’avis que seule la social-démocratie est capable de trouver une réponse aux angoisses que la globalisation et la paupérisation rampante a déclenchées dans les classes moyennes. Sa solution : faire participer la société aux bénéfices de la croissance et garantir à tout un chacun une sécurité sociale.
Jean Asselborn pointa les victoires électorales des socialistes aux législatives en Espagne et dans le Land de Hesse, aux municipales en France, et la participation des socialistes au nouveau gouvernement belge. Pour lui, la social-démocratie doit veiller à ce que les gens qui travaillent puissent aussi vivre de leur travail, que l’égalité des chances soit assurée, que la protection sociale fonctionne et que tout un chacun soit impliqué dans les processus démocratiques. Au niveau européen, cela pourrait se traduire par l’introduction d’un salaire minimum qui serait défini dans chaque pays entre autres en fonction de son PIB. Si l’Allemagne devait se décider à introduire un salaire minimum, cela pourrait avoir un effet d’entraînement important sur le reste de l’Europe et "concrétiser la clause sociale" contenue dans le traité de Lisbonne. La question des salaires et la question des conditions de travail constituent par ailleurs pour Jean Asselborn des dossiers que les sociaux-démocrates européens devraient traiter pour ne pas les laisser aux extrémistes.