Il y a 40 ans, les événements de Mai 68 ont bouleversé les règles qui régissaient les sociétés de l’après-guerre et ont esquissé les nouvelles règles de conduite qui font de la société européenne contemporaine une société "libérale".
Pour l’Institut Pierre Werner et l’Institut des relations internationales de Prague, cet anniversaire était l’occasion d’organiser un colloque intitulé "Les printemps 1968 entre Prague et Paris". L’objectif de ce colloque, auquel ont participé des témoins de la première heure, des chercheurs scientifiques et des professeurs était de retracer les principaux événements qui ont marqué l’histoire de Mai 68, d’identifier les principales forces qui ont fait émerger l’esprit révolutionnaire de part et d’autre du rideau de fer et d’établir des parallèles entre les événements qui se sont déroulés des deux côtés.
Jean-Pierre Duteuil, étudiant à Nanterre, fondateur du Mouvement du 22 mars et témoin de la première heure, a tenu à rectifier certaines idées reçues qui circulent sur les événements de Mai 68. Contrairement à ce qui est dit, le mouvement révolutionnaire de Mai 68 n’était selon Duteuil ni partagé par la majorité de la population, ni un phénomène homogène. La génération de 68 se caractérisait, selon Duteuil, par la diversité de ses participants venus de tous les bords politiques et idéologiques de la gauche. Sa grande nouveauté ? C’était le ralliement de personnes issues de groupes politiques très disparates à des idées forces communes : anti-guerre, anti- hégémonisme américain, démocratie.
Petr Uhl, qui fut en 1968 un des dirigeants des étudiants tchécoslovaques, relata ensuite comment une manifestation d’étudiants qui souffraient du froid dans les résidences universitaires de Prague déclencha, avec sa revendication à double sens, - "Nous voulons la lumière" - le "processus de renaissance" qui allait passer dans l’histoire comme "printemps de Prague", une formule trouvée à l’époque par le philosophe communiste dissident français Roger Garaudy. Mais déjà avant, au début des années 60, Uhl avait pu voyager en Pologne, en France, en Yougoslavie, pour les séminaires du groupe praxis sur l’île de Korula. Pour lui, les "portes étaient entrouvertes", car il avait pu lire des livres étrangers, dont des ouvrages de Soljénitzine, et même des journaux étrangers en Pologne, apprendre les langues étrangères, visionner des films étrangers.
Plus tard, il fut un des courriers pour diffuser en Europe la célèbre "Lettre au Parti ouvrier unifié polonais" des dissidents polonais Karol Modzelewski et Jacek Kuroń qui fut, par son caractère modèle, un des documents fondateurs de l’opposition marxiste aux régimes communistes en Europe de l’Est. Dans ce sens, Uhl voit un grand point commun entre les mouvements de Mai 68 en France et en Europe de l’Est, la dimension antiautoritaire, mais aussi une grande différence : en Tchécoslovaquie, le mouvement exigeait des réformes profondes qui touchaient toute la société, toutes les sphères d’activité, alors qu’en France, il s’agissait selon lui d’un mouvement étudiant qui n’a pas pu établir le même type de jonction avec le reste de la société. Néanmoins, les formes d’expression politique inventées en France ont beaucoup influencé les Tchécoslovaques de l’époque qui voulaient réformer le système socialiste de l’intérieur. Ce n’est que plus tard, du temps de la Charte 77, que la dimension "protection des droits de l’homme" a pris de l’importance dans l’opposition tchécoslovaque.
Norbert Frei, professeur d’histoire contemporaine et directeur du Centre de recherche de l’histoire du 20e siècle à Iéna, a brossé un tableau global des événements de Mai 68 et a tenté d’identifier les influences réciproques qui se sont établies des deux côtés de l’Atlantique.
"L’université californienne de Berkeley est la mère de tous les mouvements révolutionnaires", a déclaré Norbert Frei en expliquant que c’est précisément dans le sud des Etats-Unis que les premières manifestations révolutionnaires soutenues par la classe moyenne et des jeunes ont eu lieu dans le cadre du mouvement pour les droits civiques et ensuite pour la libre expression dans les universités. Autre facteur important qui a été évoqué par Frei : l’émergence d’une nouvelle gauche américaine qui s’intéresse à la guerre du Vietnam, aux luttes de libération, à la démocratie. Pour l’historien, les idées révolutionnaires de ce courant se répandent rapidement en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne. L’enrichissement mutuel entre les divers mouvements d’étudiants passe a cette époque par des conférences d’associations d’étudiants.
Autre point commun que Frei a identifié entre les soixante-huitards : les maîtres à penser. Il a cité les fondateurs de l’école de Francfort, Adorno et Horkheimer, qui avaient émigré aux Etats-Unis durant la Seconde Guerre Mondiale et sont retournés après la guerre à Francfort pour y divulguer leurs thèses.
Concernant le laps de temps durant lequel les événements se sont déroulés, Norbert Frei a pu relever deux particularités. En Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, les protestations commencent plus tôt et sont plutôt centrées sur le Vietnam et la triade Drugs, Sex and Rock’n Roll. Dans les anciens pays de l’Axe (Allemagne, Italie, Japon), les mouvements de contestation débouchent dans les années post-1968 sur des actions terroristes.
Jirina Siklová, sociologue tchèque et fondatrice des "Gender studies" en République tchèque, s’est penchée sur le rôle des femmes pendant les événements de Mai 68 en Tchécoslovaquie et la manière dont ce rôle peut être envisagé. Selon la sociologue, il existe une différence fondamentale entre la perception du féminisme dans les pays de l’Ouest et de l’Est.
En 68, les femmes des pays de l’Ouest prenaient conscience que leur situation était similaire à celle d’un groupe minoritaire : elles étaient inférieures aux hommes. Pour Jirina Siklová, le désir des femmes d’être à un pied d’égalité avec les hommes s’inscrivait dans un cadre plus large du respect des droits de l’homme.
A l’Est, la situation était cependant toute autre : les droits de l’homme étaient bafoués, et la formulation de l’identité était comprise dans le contexte de la collectivité. C’est pourquoi les femmes tchécoslovaques de l’époque n’étaient pas conscientes de leur identité "femme". "Sous le socialisme, les femmes étaient perçues comme des forces de travail. Selon l’idéologie officielle, le féminisme était une aberration", a expliqué Jirina Siklová.
Pour elle, ce sont plutôt les hommes qui ont souffert sous le socialisme. Suite à la collectivisation des terres, ils ont perdu toutes leurs propriétés. Les femmes par contre participaient activement à la vie publique. A cette époque, on notait par exemple le nombre élevé de femmes-députées au parlement national. Selon Jirina Siklová, ceci n’était pourtant pas un signe de mouvement féministe. Il y avait simplement des quotas à respecter. "C’est par la suite que nous nous rendions compte de ce qui n’était pas important à l’époque", a précisé la sociologue.
En se focalisant plus spécifiquement sur le sort des femmes, Frédérique Matonti, professeur de sciences politiques de l’Université de Paris 1, a livré ses réflexions sur "les héritages de Mai 68 en termes d’évolution dans la société française".
Pour Matonti, les bouleversements engendrés par Mai 68 constituent la "deuxième vague féministe" avec la revendication du droit à la contraception et à l’avortement, la remise en cause de la virginité, la modification du statut des relations sexuelles hors mariage. Parallèlement, le changement des normes sexuelles donne naissance au Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR). Du point de vue contexte, Matonti a souligné les changements dans la sphère éducative, les nouvelles pratiques vestimentaires, ds changements qui se sont produits à des degrés divers dans toutes les classes sociales.
Malgré ces évolutions importantes, elle a estimé que le bouleversement des mœurs ne s’est pas déroulé du jour au lendemain, mais qu’il s’inscrivait dans une dynamique plus globale. Dans son analyse "c’est plutôt l’esprit de Mai 68 qui a donné un coup d’accélérateur à la libéralisation des mœurs".
Selon Matonti, ce sont le progrès technique dans le domaine médical et des arts ménagers, les bouleversements sur la scène politique interne et la croissance de la scolarisation féminine dans les années 60 qui ont contribué à « arracher les gens des valeurs traditionnelles ». Selon Matonti, ces évolutions ont commencé avant et se sont poursuivies après Mai 1968. En témoignent, selon elle, les signes de libéralisation qui apparaissent dès les années 50, durant "l’âge d’or du familialisme". A partir de 1965, les femmes peuvent travailler sans le consentement de leur mari. Elles ne sont plus considérées comme mineures et ont le droit d’ouvrir un compte en banque. Autre exemple évoqué par Matonti : En 1950, les enfants naissent 7 ou 6 mois après la célébration du mariage, ce qui renvoie à "un desserrement de la sexualité féminine". La loi Neuwirth, qui accorde en 1967 le droit à la contraception, est un autre signe annonciateur.
La table-ronde de clôture réunit Georges Mink, directeur de recherche au CNRS, Petr Uhl et Jean-Pierre Duteuil . Tous les trois s’étaient à un titre ou à un autre croisés au cours de l’année 68. Georges Mink était venu de Pologne en France en 1966 et se retrouvait en mai 1968 à Nanterre comme responsable de la Commission "Europe de l’Est" du Mouvement du 22 mars dont Duteuil était un des fondateurs. En même temps, comme Uhl, il était passeur de textes, porteur de valises pour différents mouvements polonais. Il s’était vite rendu compte qu’en Europe de l’Est, les mouvements étudiants étaient animés par une élite politique étudiante, mais que la masse des étudiants voulait surtout une détente de la part du régime en place et pouvoir "porter les mêmes jeans et écouter la même musique que les jeunes à l’Ouest". Dans son analyse rétrospective, le Mai 68 français est un mouvement qui aura des répercussions heureuses sur le développement de la société occidentale, alors que la répression que rencontreront les différents mouvements de 68 en Europe de l’Est entraînera un "gel des régimes", une invasion en Tchécoslovaquie, une vague d’antisémitisme en Pologne et sur un autre continent, à Mexico, un véritable massacre d’étudiants.
"L’illusion que tous les combats fusionnent" n’aura duré que peu de temps, selon Mink. Autre conséquence : après la répression à Prague, la majorité des simples citoyens des pays de l’Est ne croyait plus que le communisme puisse être réformé. Elle a donc versé dans l’antisoviétisme et l’anticommunisme.
En France, le mouvement ne touchera pas, selon Jean-Pierre Duteuil, aux institutions, mais "les mouvements de fonds dont il est issu se traduiront dans les faits à différents niveaux de la société dans les années qui suivent."