Cette mise en perspective politique lui a permis de montrer comment dans un contexte international marqué par l’échec de la politique étrangère américaine en Irak, l’Iran chiite a pu s’imposer comme un acteur régional de première importance capable de peser significativement sur la politique du Moyen-Orient. Dans la vision de Kepel, le vide laissé par les Etats-Unis au Moyen-Orient exige une alternative politique qui pourrait venir de l’Europe, seul acteur des relations internationales capable d’être le vecteur de cette rencontre entre Occident et Moyen-Orient.
En cette fin de mandat du président américain George Bush marquée par l’enlisement des troupes américaines en Irak et "l’échec total de la politique étrangère" des Etats-Unis, Gilles Kepel constate que "la guerre contre la terreur" a paradoxalement fait de l’Iran un acteur majeur du jeu moyen-oriental. La preuve? Le coup de force du début du mois de mai 2008 couronné d’un certain succès du Hezbollah, allié fidèle de l’Iran, au Liban. Lors des négociations au Qatar, le Hezbollah et ses alliés chrétiens ont amené le gouvernement de Fouad Siniora à revenir sur ses décisions et à s’engager dans des pourparlers sur un nouveau partage du pouvoir.
Deuxième exemple évoqué par Kepel : l’Irak, où l’invasion américaine a engagé une spirale de la violence et où l’Iran exerce son pouvoir par l’entremise de certains groupes chiites.
Cette guerre en Irak, qui a été "vendue comme un arnaque" par les néoconservateurs au Congrès américain, représente selon Kepel une opportunité intéressante permettant de "mettre en œuvre une politique de redistribution des cartes au Moyen-Orient". Pour les Etats-Unis, l’objectif était de sécuriser simultanément un Proche-Orient sous influence américaine et de mettre la mainmise sur les ressources pétrolières du Golfe.
En s’emparant de ce régime affaibli, les Américains pensaient que, une fois que l’Irak était passé sous le giron des Etats-Unis, les chiites irakiens permettaient d’entraîner – par un effet de contagion - une réforme de la République islamique iranienne et de signer en même temps l’effondrement du régime des Mollahs. Or, c’est le contraire qui s’est produit, constate avec le recul Gilles Kepel. L’enlisement des Américains en Irak a ouvert la voie au régime de Téhéran et s’est soldé par l’élection du président ultraconservateur iranien Mahmoud Ahmadinejad en juin 2005. "Sa visite à Bagdad et sa rhétorique agressive, voire radicale défiant la communauté internationale et Israël", sont selon Kepel devenu le symbole de l’échec américain en Irak.
La guerre en Irak s’est également déroulée sur le plan de l’image, du virtuel et de la propagande. Là aussi Gilles Kepel identifie l’échec "du grand discours de la politique étrangère contre la terreur". Car non seulement le grand rêve néoconservateur de la "contagion démocratique" a viré au cauchemar suivi de l’échec de la sécurisation du Moyen-Orient, mais l’épisode irakien a, en plus, "entrainé plus profondément une crise des valeurs américaines". Les images qui peuplaient les écrans de télévision - des victimes déchiquetées d’attentats, et notamment des prisonniers dénudés et humiliés de la prison d’Abou Graïb ou les détenus torturés à Guantanamo - ont été "perçues par l’opinion publique américaine comme une trahison de leurs valeurs fondatrices, à savoir la liberté et la démocratie".
Même si le 11 septembre a constitué une onde de choc et si la guerre en Irak, attaqué par un pays "impie", ont permis de relancer- à partir d’une adhésion émotionnelle - la guerre sainte, appelé "le Jihad", Gilles Kepel a montré comment les tactiques successives de la nébuleuse Al-Quaida ont toutes échoué. Il a relevé l’échec des Jihad locaux contre l’ennemi proche dans les années 1990 en Egypte, Bosnie, Algérie, puis l’échec de la vague terroriste contre l’ennemi lointain, les Etats-Unis et l’Europe dans les années 2000.
Sur le terrain, force est donc de constater, selon Kepel, que ni les néoconservateurs de Washington ni la nébuleuse Al Quaïda ne l’ont emporté.
Selon Gilles Kepel, on se situe à un moment-charnière de l’histoire, où le bourbier irakien ouvre la nécessité d’une alternative politique. Dans ce vide laissé au Moyen-Orient, il appartient selon Kepel de relever le défi de ce qu’il appelle "le défi de la civilisation", selon une expression empruntée à Edgar Morin. Dans la vision de Kepel, l’Europe, par son histoire, sa géographie et la présence de plus de 10 millions de musulmans sur son sol, peut représenter un vecteur de rencontre entre le monde occidental et le Moyen-Orient et permet de construire un espace de prospérité et de paix qui s’étend jusqu’au Golfe.
D’où son appel à exploiter et à expérimenter la complémentarité qui existe entre l’Union européenne et le Moyen-Orient et de tenter la cohabitation : L’Europe qui déteint la puissance économique, la technologie, la science et surtout un espace de sécurité et de prospérité alors que la Méditerranée dispose d’une main d‘œuvre abondante et un immense potentiel qui demande d’être exploité. Selon Kepel c’est "la triangulation entre ressources humaines au sud, ressources financières du Golfe et ressources industrielles et académique de l’Europe qui permettra de maximiser les atouts dans un esprit d’échange fertile".
C’est seulement après les attentats de Londres, l’assassinat de Théo Van Gogh dans les rues d’Amsterdam et les émeutes dans les banlieues françaises que l’on assiste en Europe à un véritable "débat sur le Jihad". Ces attentats qui ont été perpétrés selon Kepel "par des populations qui n’ont fait l’objet d’aucune intégration culturelle", ont engendré que la cohabitation dans l’indifférence qui se manifestait par des sociétés parallèles s’est transformée en hostilité. Un fait qui était surtout perceptible dans les sondages de l’opinion publique anglaise après les attentats de Londres.
Dans le tableau que Kepel a brossé, il appartient finalement, aux Européens en partenariat avec les pays du Golfe, du Maghreb et du Moyen-Orient de construire un espace de sens, car sinon, a-t-il averti "on finira au musée des civilisations disparues".