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Economie, finances et monnaie
L'euro au centre d'une table-ronde à l'Abbaye de Neumünster
20-06-2008


Jacques Santer, Henri d'Aragon"Quel bilan et quel avenir pour la monnaie unique européenne dix ans après son introduction? Tel fut le sujet d’une table-ronde publique du 19 juin 2008, organisée par l’Institut Pierre Werner et l’Université de Luxembourg, qui couronna le 25e symposium du Groupement de recherche (GRE) "Monnaie, Banque et Finance".

Au débat participèrent l'ancien Premier ministre luxembourgeois et ancien Président de la Commission européenne, Jacques Santer, et les économistes Alfred Steinherr et Christian de Boissieu.  Les trois ont jeté un regard en arrière sur la première décennie de l'euro, et ont évoqué les défis futurs de la monnaie unique, de la Banque centrale européenne (BCE), et des Etats membres de l’Eurogroupe. La table ronde opposait ainsi un point de vue politique, qui fut celui de Jacques Santer, témoin de première heure du lancement de l'euro, aux visions de deux économistes, l'un de tradition française, l'autre de tradition allemande.

Le débat, bien que dominé par un ton très technique, fut animé. Le bilan tiré par les spécialistes fut mitigé : l'euro est un succès incontestable pour l'Europe, mais il reste encore du pain sur la planche. Les intervenants n'ont pas ménagé leurs critiques: une Banque centrale européenne trop indépendante, trop centrée sur la maîtrise de l'inflation, une politique d'élargissement trop précipitée.

Le regard en arrière

Jacques Santer: l'euro est un grand acquis communautaire, et la réforme monétaire la plus importante depuis Bretton-Woods

La première partie de la table-ronde fut dédiée au bilan de la première décennie d'existence de la zone euro. Jacques Santer, qui fut nommé secrétaire général de Pierre Werner en 1970, au moment où ce dernier soumettait son fameux "plan Werner", et qui fut également Président de la Commission européenne entre 1995 et 1999, époque où la monnaie unique fut mise en place, a ainsi "suivi toute la trajectoire de Pierre Werner et le cheminement de l'Union économique et monétaire (UEM) jusqu'à l'introduction de l'euro". D’après Santer, sa Présidence de la Commission européenne fut marquée par deux événements importants, qui furent étroitement liés. Le premier, l’Agenda 2000, concernait l'élaboration d'un concept stratégique pour l'élargissement de l'Union européenne vers des pays de l'Est, qui s'est réalisé le 1er mai 2004. “Il ne s'agissait pas simplement d'un élargissement géographique, mais pour la première fois depuis 500 ans, nous avons su réunir notre continent", a-t-il indiqué. Le deuxième événement fut l'introduction de l'euro. Pour Santer, ces deux événements ont changé la face de l'Union européenne, mais aussi la donne mondiale.

"Les deux événements ont encore une autre chose en commun: tous deux ne furent pas acceptés dans l’opinion publique. Les chefs d'Etat et de gouvernement n'avaient pas une vraie vision de cette nouvelle Europe", a estimé l'ancien Premier ministre. Pour Santer, la raison de cette méfiance par rapport à l’euro paraît simple. A ses yeux, beaucoup de responsables politiques voulaient faire de l'euro "le bouc émissaire de tous les maux de l'époque". Dans son analyse, l'euro fut toutefois la réforme monétaire la plus importante depuis les accords de Bretton-Woods, qui a créée au sein de l'UE une "stabilité macro-économique sans pareille". "L'euro est un grand acquis", a-t-il insisté. La preuve pour lui? La force de l’euro par rapport au dollar faible.

Christian de Boissieu: le succès de l'euro peut être envisagé sous divers anges d'analyse

"Quels sont les indicateurs pour analyser le succès de l'euro?", a demandé Christian de Boissieu, pour qui différentes analyses du succès de la monnaie unique peuvent être envisagées. La stabilité monétaire d'abord. "Si nous n'avions pas l'euro, la crise des subprimes aurait eu d'autres conséquences sur l'économie européenne", a avancé le professeur à l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et Président du Conseil d'analyse économique auprès du Premier ministre français. Comment l'euro se situe-t-il par rapport aux taux d'intérêt? C'est, selon de Boissieu, un autre angle d'analyse. L'expert a remis en cause l'idée reçue dans les cercles économiques selon laquelle "monnaie forte" rime avec "taux d'intérêts bas". "Le taux d'intérêt fixé actuellement par la Banque centrale européenne (BCE) est au double de celui de la FED. Je ne suis pas sûr que ce soit un signe de la force du dollar", a-t-il relativisé, en ajoutant que ce débat est “un débat beaucoup plus complexe?

Les taux de change constituent un troisième indicateur du succès de l'euro. Le bilan s'annonce plus négatif ici. "La force de l'euro n'est pas la contrepartie de la force de l'Union européenne. Elle est surtout le résultat de la faiblesse du dollar", a mis en garde Christian de Boissieu. Ce qui pose problème selon lui, c'est que l'euro soit la seule monnaie mondiale qui monte en valeur. Conclusion: l'euro supporte les 90 % des instabilités des taux de changes mondiaux.

"Comment l'opinion publique voit-elle l'euro? Cela peut également être un indicateur du succès de l'euro", a avancé Christian de Boissieu. "Les sondages sont loin d'être positifs. En France par exemple, l'inflation ressentie est deux fois plus haute que l'inflation réelle", a tranché l’économiste, pour qui "l'euro, en tant que tel", n’est pas responsable de la diminution du pouvoir d'achat.

Christian de Boissieu finit par conclure que "le succès de l'euro se visualise le mieux dans sa participation dans le système monétaire international".

Alfred Steinherr: l’évidence que même les grands Etats européens sont petits en termes de contrôle du marché a facilité le consentement français à l'UEM

L'ancien économiste en chef de la Banque européenne d'Investissement et Président du Conseil scientifique de l'IESEG à Lille, Alfred Steinherr, a, quant à lui, mis en avant deux événements qui ont donné un coup de pouce à la création de l’Union économique et monétaire (UEM). La crise du système des changes européen de 1992 d'abord. "Cette crise a abouti dans un regroupement de changes bilatéraux, qui ont parfois excédé les 50 %", s'est-il souvenu. "Les industriels ont alors pu être persuadés qu'un système de change, qui est soumis à de grandes fluctuations, n'est pas adapté à un marché intégré comme celui de l'Union européenne".

L’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981 ensuite. "Avec son gouvernement, Mitterrand a mené une politique d'accélération de la croissance économique, qui fut différente de toutes les autres politiques européennes. Mitterrand fut inspiré par la conviction qu'une grande nation européenne reste toujours maîtresse de son économie. Il a échoué", a relaté Alfred Steinherr, pour qui cet échec français a mis en évidence que "même les grands Etats membres de l'Union européenne sont de petits pays en termes de contrôle du marché". Cette évidence aurait, selon lui, facilité et favorisé le consentement français à l'UEM.

Quel futur pour l'euro, pour l'Eurogroupe et pour la BCE?

Les trois experts se sont ensuite lancés dans une appréciation des défis futurs de l'euro, de l'Eurogroupe et de la BCE. Il reste du pain sur la planche, tel était le constat unanime des trois. La discussion qui s'ensuivait portait dans une large mesure sur "l'orthodoxie" de la Banque centrale européenne, à qui Steinherr et de Boissieu ont reproché de trop se figer sur le contrôle de l’inflation, et moins sur les défis de la monnaie unique en elle-même.

Jacques Santer: l'Eurogroupe devrait pouvoir parler d'une seule voix au niveau international

Jacques SanterAux yeux de Jacques Santer, le traité de Lisbonne- si ce dernier pourra encore être sauvé après le rejet par les Irlandais - permettra d'améliorer la coordination des politiques budgétaires des différents Etats membres de l'Eurogroupe. Une autre avancée engendrée par le traité de Lisbonne constitue selon ce témoin de la première heure l'article 121 du traité de Lisbonne, par lequel la Commission européenne pourra directement adresser un amendement aux Etats membres dont les politiques budgétaires ne sont pas conformes aux règles.

Pour Jacques Santer, une autre évidence s'impose: l'Eurogroupe devra pouvoir parler d'une seule voix dans les instances monétaires internationales, comme dans le Fonds monétaire international (FMI). Il a regretté que "l'UEM n'ait pas réussi à jouer ce rôle politique fédérateur"

Christian de Boissieu: la BCE devrait afficher une attitude plus pragmatique

Dans son analyse sur les défis futurs de la zone euro, Christian de Boissieu s'est longtemps attardé sur la politique monétaire de la Banque centrale européenne, à qui l'on reproche souvent de se figer trop sur l'objectif de la stabilité des prix et de la maîtrise de l'inflation, tel qu'il fut fixé dans l'article 105 du  traité de Maastricht. Au lieu de se fixer sur un taux d’inflation qui ne peut dépasser les 2 %, de Boissieu a proposé que la BCE instaure un système de fourchette, dans lequel les taux d’inflation des Etats membres pourraient varier entre 1 % et 3 %.

Pour de Boissieu, l’article 105 du traité de Maastricht devrait être renégocié. "Avec les mêmes textes, la BCE aurait pu développer une politique monétaire plus pragmatique". Il a toutefois admis que "la BCE a plutôt bien réagi depuis le début de la crise des subprimes en août 2007 ". "Si la récession s'installe dans l'Union européenne, je compte sur la BCE pour afficher une attitude plus pragmatique", a résumé l'économiste, qui n’a pas manqué l’occasion pour adresser une critique à l’égard de la Commission européenne. Pour lui, l'Europe en général "était plutôt absente du débat sur la crise financière des derniers mois".

"La réponse européenne (et surtout de la Commission) à des situations de crise ne peut plus, aujourd'hui, uniquement être comitologique (nd.l.r. : dans les réunions des comités de travail où se réunissent les institutions européennes et les représentants des autorités nationales compétentes qui préparent les aspects techniques des décisions européennes) , mais fonctionnelle", a-t-il fustigé.

Alfred Steinherr: privilégier le concept de la "core inflation"

Alfred Steinherr s'est lui-aussi attaqué à l'orthodoxie de la BCE. Pour lui, "la stabilité des prix peut être attractive per se". "Mais si le coût de la stabilité des prix signifie qu’il faut abandonner la croissance, c'est un bien très luxueux", a-t-il lancé.

Dans son analyse, les objectifs, et notamment en matière de chômage, que se sont posé l'Eurogroupe et la BCE sont trop modestes. "L'attitude ‘tout va pour le mieux’ n'est pas sérieuse", a-t-il condamné. Dans ce contexte, Steinherr a proposé que la BCE prenne davantage en considération ce qui a appelé la "core inflation", une mesure d'inflation qui exclut, dans ses calculs, certains produits qui font face à des mouvements de prix volatils, comme notamment le pétrole.

Sur un point, l'opinion des deux experts se rejoignait: la zone euro devrait aborder avec plus de prudence les prochains élargissements. "Plus nous aurons d’adhésions, plus on aura une base économique qui n'est pas prédestinée à soutenir une des monnaies les plus fortes du mondes", a mis en garde Alfred Steinherr. Christian de Boissieu va encore plus loin, en affirmant que les élargissements de la zone euro ressemblent "à une fuite en avant". "Nous avons déjà aujourd'hui un souci de gouvernance européenn", a-t-il souligné, en relativisant aussitôt: "Je suis pour les élargissements, mais l'Eurogroupe doit pouvoir fonctionner avant".