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Emploi et politique sociale
''Les journées sociales de Luxembourg'' - Jacques Delors et Jean-Claude Juncker ont plaidé pour une Europe de la justice et de la solidarité
Pour Delors, ''le développement social est l’allié de l’économie'' et pour Juncker, il n’y a pas de contradiction entre l’Europe économie et l’Europe sociale.
26-09-2008


Jacques Delors, Jean-Claude Juncker"Les journées sociales du Luxembourg" qui sont organisées depuis 2006 par un cercle de personnes issues de la mouvance chrétienne-sociale avaient invité le 26 septembre 2008 l’ancien président de la Commission européenne, Jacques Delors, et le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker à venir parler de "l’Europe face aux mutations sociales".

L’intervention de Jaques Delors

Les valeurs incontournables de la question sociale

Jacques Delors, que son hôte, Léon Zeches, directeur et rédacteur en chef du quotidien "Luxemburger Wort", qualifia de "personne emblématique de notre époque" et d’un "des pères de l’Union européenne moderne", se positionna d’emblée. Pour ce qui est de la question sociale, en Europe, il est pour Delors nécessaire de se référer à des valeurs, à un sens et à la doctrine sociale de l’Eglise.  

Delors récuse le concept d’Europe sociale, devenu pour lui un slogan qui ignore à la fois la répartition des compétences entre Union et Etats membres et la dynamique propre au processus européen. Mais de l’autre côté, l’Europe fait face, dans le contexte actuel, à une mise en cause de ce que l’on appelle le modèle social européen, un modèle qui par ailleurs se décline de manière parfois très différente selon les Etats  membres.

Le juste équilibre entre l’individu et la société

Jacques DelorsDelors définit la particularité du modèle social européen de la manière suivante : "L’Europe est le seul continent où on essaie de trouver un juste équilibre entre l’individu et la société." Ce qui le conduit à introduire un deuxième élément fondamental de sa pensée : "Il existe une relation entre le développement économique et le développement social. D’aucun disent que le développement social dépend du développement économique. Non, cela n’est pas juste. Le développement économique va mieux s’il y a du développement social." Un troisième élément s’en dégage : "Toute démarche sociale consiste à chercher la justice dans des situations complexes."

Les mutations sociales selon Jacques Delors

Delors a distingué dans son intervention les grandes mutations suivantes : la globalisation, la nature qui est négligée, le progrès technique, les changements démographiques et les nouveaux comportements et valeurs. Ces questions devraient être abordées sous l’égide d’une règle : Ne pas vivre aux dépens des autres.

Le monde globalisé est selon Delors un fait qu’il faut accepter. Se protéger, se mettre à l’abri en recourant par exemple au protectionnisme économique n’est pas une solution. S’isoler est contraire à la nature de l’Europe, continent ouvert, solidaire et capable de se mettre en question.

La lutte contre les pratiques qui négligent la nature n’est pour Delors pas une lutte abstraite : "Elle demandera des efforts de la part de chacun de nous, des modifications dans le comportement de toute personne." D’où pour lui l’inutilité de chercher des boucs émissaires, mais la nécessité de changer les choses par l’effort partagé.

Le progrès technique a augmenté la productivité, "mais n’enlève rien à la centralité du travail". Il a cependant généré une individualisation des rémunérations qui pose des problèmes aux organisations syndicales qui peinent à miser sur la solidarité.

Les changements démographiques sont multiples. La part des Européens à la population mondiale est de moins de 10 % actuellement, et continuera à baisser. L’Europe a pourtant, avec ses capacités, une tâche : aider à diffuser ce qui est dans l’intérêt commun de l’humanité. D’ici 2030, l’Europe aura 20 millions d’habitants de moins, une perte qu’elle doit compenser en laissant immigrer autant de personnes de pays situés en dehors de l’Union européenne. Cela doit conduire les dirigeants et les partenaires sociaux à réfléchir à l’épargne, à la prévoyance sociale, à la façon dont cette immigration devrait se faire.

Jacques Delors a attaché beaucoup d’importance aux comportements et valeurs qui ont beaucoup changé depuis la fin des trente glorieuses 1945-1975. L’individualisme est devenu beaucoup plus important. La phrase que l’on entend souvent – "Je suis seul juge de moi-même" - traduit le mieux selon Delors cet état d’esprit où le lien avec la société, la responsabilité devant les autres tend à disparaître. La compétition économique qui renforce l’individualisme, l’effritement de l’autorité dans les familles sont deux facteurs de ce processus qui conduit  Delors à se poser la question si nous allons vers une "société en miettes". Dans ce même contexte, la communication et l’opinion publique comptent de plus en plus, les crispations identitaires nationales, régionales et linguistiques se multiplient, les problèmes du vivre-ensemble s’aggravent.

Une société en miettes qui laisserait en plan les 15 % de sa population qui n’arrive pas à suivre ?

Après une longue phase de construction d’un modèle social européen où la santé et la situation des travailleurs importait, l’Etat-Providence est entré en crise dans un contexte de crise économique, démographique et sociale. Delors se demande ce qui pourrait bien arriver si une société en miettes en venait à prendre la décision de diminuer de 50 % les dépenses sociales. D’où viendrait alors l’effort pour aider les 15 % de personnes qui dans toute société ont du mal à suivre, les non-qualifiés, les malades, les handicapés, les personnes âgées, les exclus ? Pour Delors, la relation entre l’individu et la société va de nouveau être, à partir de cette situation difficile, la question d’un grand débat qu’il faudrait résoudre positivement en jetant des ponts entre les deux selon les axes du triptyque liberté -responsabilité – solidarité.

Le rôle de l’Europe

Et le rôle de l’Europe dans tout cela ? "L’Europe n’est pas un remède miracle. Mais il ne faut pas non plus négliger 50 ans d’efforts", lance l’ancien président de la Commission européenne. Un salaire minimum européen est possible s’il est proportionnel aux revenus de l’Etat membre. Les investissements de l’Europe dans les politiques de cohésion économique et sociale, un des objectifs de l’Europe depuis l’Acte Unique de 1985, ne se réduisent pas à des remises de chèques, mais constituent un réel effort de solidarité. Le dialogue social en Union européenne existe, mais il ne devrait pas tendre à devenir un événement de type "grand-messe" qui n’est dicté que par l’agenda des réunions politiques. L’initiative pour l’emploi en Europe, prise en 1997 par la Présidence luxembourgeoise du Conseil de l’époque, et la stratégie de Lisbonne constituent d’autres jalons qui ne permettent pas de dire que l’Europe sociale n’existe pas.

La quête de la justice en Europe sous l’égide de Benoît XVI et John Rawls

"Inspiré par la quête angoissante de la justice", Delors s’est ensuite engagé, à l’attention des politiques,  dans l‘esquisse des grandes lignes d’une nouvelle société européenne alors que les règles ont changé depuis 50 ans. Il a commencé par citer un passage de l’encyclique "Dieu est charité" du pape Benoît XVI : "La justice est le but et donc aussi la mesure intrinsèque de toute politique. Le politique est plus qu’une simple technique pour la définition des ordonnancements publics : son origine et sa finalité se trouvent précisément dans la justice, et cela est de nature éthique."

Et de dire qu’une autre référence, non-confessionnelle, pourrait également mettre d’accord ceux qui ne partagent pas la même foi, mais qui recherchent la justice. Ce sont les principes d’une société plus juste développés par John Rawls dont Delors en a cité trois. Le premier est le principe de l’égale liberté, un droit égal pour tous tant que celui-ci n'empêche pas la liberté d'autrui de se réaliser. Le deuxième principe est le principe de différence, qui admet des inégalités tant qu’elles bénéficient aux membres les plus faibles de la société. Le troisième principe est celui de l’égalité des chances qui permet à tout le monde, à capacités égales, un même accès aux diverses fonctions de la société. "Apprendre à apprendre, à faire, à vivre ensemble, à être", sont pour Delors les axes d’une vie dans un tel cadre.

Les principes européens de la concurrence qui stimule, de la coopération qui renforce et de la solidarité qui unit servent la justice

C’est aussi sous l’angle de cette quête de justice que l’on peut considérer les principes de la concurrence qui stimule, de la coopération qui renforce et de la solidarité qui unit, trois principes à la base de la rédaction de l’Acte unique qui a inauguré le développement de l’Union européenne actuelle. La concurrence peut stimuler l’économie, mais aussi les services d’intérêt général, mais elle ne doit pas les détruire. La coopération a produit l’UEM et l’euro, mais elle doit aussi guider les politiques de recherche et de développement, de partage des connaissances qui renforcent l’économie de l’Union. La solidarité doit aller plus loin, et par exemple déboucher sur ce salaire minimum européen.

L’Europe ne peut pas devenir pour un Delors, pour qui la crise actuelle est "plus spirituelle et morale qu’économique", le continent du "laisser-faire, laisser-aller", du profit à court terme qui ne conduit nulle part. Elle doit rester multilatérale. Elle doit vivre dans la conscience que "le développement social est l’allié de l’économie." Et investir dans la société, cela veut surtout dire, investir dans la jeunesse.

L’intervention de Jean-Claude Juncker

Jean-Claude Juncker, qui s’est adressé à Jacques Delors comme à "un de ses maîtres", a défini l’Europe comme une "intersection entre l’Europe et l’individu" dont découle la différence entre le modèle social européen qui vit de l’équilibre entre individu et société et le modèle social anglo-saxon qui privilégie l’individu.

Le déficit de solidarité en Europe et la faillite du marché sans sens

Jean-Claude JunckerLe leitmotiv de son intervention fut qu’il ressentait, dans l’Union européenne, "de moins en moins l’exigence de l’ardente solidarité qui faisait l’Europe avant". Et ce alors que cette solidarité "n'existe pas de la même manière dans les autres endroits de la planète".

"Je n’ai jamais cru au marché" s’est exclamé Juncker, qui a ajouté : "Il est essentiel, mais il ne produit pas de la solidarité." Un marché sans sens, c’est pour le Premier ministre et président de l’Eurogroupe "la jungle". Et de continuer : "Ceux qui ne croyaient pas au marché passaient il y a encore peu de temps pour des archaïques Mais le marché sans finalité vient de faire faillite. Maintenant, nous assistons au retour des Etats, de la politique et des gouvernements."

Il n’en reste pas moins pour Juncker que "la solidarité fait tragiquement défaut à l’Europe" et que "la volonté de solidarité baisse". Un événement-clé dans ce sens fut, en juin 2005, lors de la Présidence luxembourgeoise du Conseil, la négociation sur les perspectives financières de l’Union qui échoua lors du Conseil européen des 16 et 17 juin 2005. "J’ai constaté alors que la solidarité quittait l’esprit et les cœurs des dirigeants européens."

Lorsque les négociations avec l’Espagne et le Portugal se déroulaient dans les années 80, c’était dans l’esprit d’aider ces pays, marqués par le retard économique et de longues décennies de dictature, à rejoindre le peloton. La solidarité Nord-Sud et Ouest-Est demeure une constante dans l’Europe actuelle de l’élargissement. Juncker a cité des dirigeants du Nord qui disaient sans ambages leur désintérêt pour le Sud et des dirigeants insulaires qui disaient leur désintérêt pour le développement rural sur le continent. "Ne plus vouloir partager sera le grand malheur futur de l’Europe", conclut Juncker.

Il en vint à aborder la question de la solidarité sur le plan national. "Qui veut encore partager dans nos pays avec les gens en difficultés ?", s’exclama-t-il pour s’en prendre aux "cahiers de revendications outrageusement démagogiques" auquel lui-même se trouvait confronté. Il n’est pas question pour lui de plaider pour l’appauvrissement de quiconque, mais il souhaiterait "un peu plus de retenue".

Une Europe des droits sociaux minimums et de l’ouverture solidaire sur l’humanité

Pour l’Europe, Juncker veut toujours "un socle commun de droits sociaux minimums". Avec la crise actuelle, l’on assiste également pour lui "au grand retour du modèle social européen", un modèle qui doit perdurer. De cette petite Europe frappée par une perte de vitesse démographique, il faut faire "une macro-région globale". Ce qui ne veut pas dire qu’il faudrait des Etats-Unis d’Europe. "Je ne veux pas voir les nations disparaître", a déclaré Juncker, qui prône une Europe de la diversité dans l’unité, mais aussi une Europe qui ne verse pas dans la régression sociale, "car ce serait une grande erreur". Une société européenne où les contrats de travail atypiques deviendraient les contrats typiques n’est pas souhaitable : "Les gens ont besoin de sérénité et de durée pour planifier leur vie et celle de leurs enfants."

L’Europe devra également continuer "à regarder au-delà des océans pour découvrir les malheureux de la planète" qu’il faut aider. D’où la question existentielle du Premier ministre : "Sinon, comment vivre heureux sans rien faire ?"

En guise de conclusion, il a misé sur "le bon sens continental" à la Commission, au Conseil, au Parlement européen, pour que dans l’Union européenne, l’on cesse de voir une contradiction entre l’Europe économique et l’Europe sociale.