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Rencontres Européennes de Luxembourg : "L'Europe et le Monde : Défis et Ambitions"
20-10-2008


Le 18 octobre 2008 s’est déroulée l’édition 2008 des Rencontres Européennesde Luxembourg. Elles étaient consacrées au thème "L'Europe et le Monde : Défis et Ambitions". Les Rencontres européennes existent depuis 1997. Organisées par des groupes de personnes de sensibilité laïciste, elles caractérisent leurs objectifs de la manière suivante : "encourager des échanges ouverts et pluridisciplinaires à l'échelle européenne; stimuler le développement de débats éthiques, sociaux et politiques sur l'avenir de la (ou des) société(s) européenne(s)". Pendant une journée, des philosophes, économistes, politologues, démographes, sociologues, journalistes et politiciens de presque tous les bords se sont exprimés sur l’Europe, en parlant de ses faiblesses, mais surtout en montrant, souvent de manière nouvelle et inédite, toutes les potentialités qu’elle recèle, notamment aujourd’hui, alors que le monde est de plus en plus multipolaire, ébranlé par la crise du leadership américain, la crise financière, et bientôt la crise économique.  

Dans son introduction, Alvin Sold, le dirigeant du groupe de presse Editpress (Tageblatt, Le Quotidien, Le Jeudi, L’essentiel, etc.) et l’un des protagonistes essentiels de l’événement, a promis que les Rencontres européennes livreraient des "clés de lecture de l’évolution du monde" et aborderaient le devenir des valeurs européennes dans un contexte nouveau où il faudrait se demander si elles seront encore perçues comme universelles. Et qu’en est-il du "désir d’Europe", a-t-il demandé, pour parler de son expérience au cours du cycle de conférences du même nom que son groupe de presse avait organisé et qui avait révélé que "le monde attend plus de l’Europe que les Européens eux-mêmes".

1. Les valeurs

Le premier thème retenu furent les valeurs. La question était posée de la manière suivante : "L'Europe a une longue tradition humaniste. La Déclaration universelle des droits de l'Homme est née en Europe. Son universalité est elle encore reconnue? L'Europe peut elle être un vecteur de ces valeurs dans des régions où elles sont manifestement remises en cause?"

Nic Klecker : La laïcité, une exception européenne, une valeur primordiale et un modèle pour une civilisation globale séculière

Nic KleckerNic Klecker, poète et militant des droits de l’homme luxembourgeois, intervint sur les valeurs européennes et la laïcité, en mettant au centre de son intervention la question des droits de l’homme, de la démocratie et de la société ouverte. Tout en admettant que les droits de l’homme peuvent aussi contenir des références à certains principes chrétiens, comme l’amour du prochain, le respect de l’autre, le refus de l’exclusion et l’idée d’universalité, et que de nombreuses sources du droit, comme celle qui règlent les rapports entre mari et femme ou qui protègent les pauvres ont une origine religieuse, les droits de l’homme restent néanmoins d’abord un fruit de l’Âge des Lumières. Car pour Klecker, les Lumières sanctionnent l’échec de la réalisation du christianisme par les pratiques de l’Eglise catholique à travers les siècles, avec la persécution des "hérétiques" notamment. Les Lumières mettent fin à des siècles "d’Europe chrétienne de l’oppression et du crime qui a été exportée sur tous les continents" et débouche sur la Révolution française et la première Déclaration des droits de l’homme.

Aujourd’hui, alors que le monde possède depuis 1948 une déclaration universelle des droits de l’homme, se pose également la question de la démocratie. Klecker fait sien le concept de démocratie défini par Cornelius Castoriadis, un système ouvert, jamais fini, en permanent état d’élaboration, capable d’accepter des critiques et de se critiquer afin de s’améliorer. Partant de là, Klecker a visé le monde musulman qui ne connaît pas ce genre de démocratie, comme l’Occident avant les Lumières. L’ouverture dont l’Occident bénéficie aujourd’hui découle  selon Klecker de la laïcité qui organise la coexistence de l’Etat et de l’Eglise, qui sépare le politique et le religieux. "Loin d’organiser l’indifférence à la vérité des autres", la laïcité est pour le poète luxembourgeois "une valeur en soi qui permet la paix entre les hommes" et de ce fait une "valeur primitive et primordiale". La laïcité est une exception européenne, mais qui peut servir de modèle "à l’humanité et à une civilisation globale qui doit nécessairement être séculière".

L’Europe est loin de ce modèle dans ses relations avec le monde musulman où" le débat ouvert n’existe pas", et si l’on veut éviter un jour la confrontation, "le monde musulman doit avoir son Âge des Lumières et sa liberté religieuse", telle est la thèse de Klecker. L’avenir des valeurs européennes hors de l’Europe dépend cependant pour lui de leur sort intra-muros. Klecker s’est montré très sceptique à l’égard de la force des idées de laïcité dans des pays comme la Pologne ou dans les pays orthodoxes et musulmans qui demandent à entrer dans l’Union européenne. Il a aussi souligné la force des "créationnistes" dans les milieux protestants des sociétés anglo-saxonnes. "L’UE doit se construire selon lui sur la nécessité de l’entente" un travail qui exige beaucoup de réflexion, de patience pour que la paix règne entre des mondes différents.

Jacques Dewitte : le regard autocritique européen est une exception européenne

IMG_dewitteCe fut ensuite au tour du philosophe et écrivain Jacques Dewitte, auteur d’un essai paru chez Michalon sur "L’exception européenne" d’évoquer l’essence même de ce qui constitue selon lui cette exception - le regard autocritique - tout en se posant la question si ce regard est exportable, exportable évidemment et seulement par l’imitation et la force de l’exemple, mais sûrement pas par la ruse ou la force.

Comme il le fait dans son livre, Dewitte, est parti, pour définir "le regard européen", d’un tableau du Hollandais Jan Mostaert, Episode de la conquête de l’Amérique, peint vers 1520-1540. Ce tableau montre d’un côté les Européens qui débarquent en Amérique, commencent à dévaster, de l’autre les Indiens, surpris dans une sorte de jardin d’Eden, qui se font tuer ou qui courent vers la confrontation. Selon Dewitte, voilà un Européen qui, au 16e siècle, prend parti contre d’autres Européens, porte un regard critique sur les siens, sa culture, quitte à la critiquer. Ce tableau qui prend la défense des peuples envahis et massacrés aux débuts mêmes de la colonisation révèle pour Dewitte ce trait typique de l’esprit européen : " la disposition à reconnaître sa propre culpabilité, à se confronter à son passé, à s’intéresser aux mœurs des autres peuples, à s’interroger sur la validité absolue de ses valeurs et de ses évidences." Et cette disposition est unique :" l’Europe est la seule à avoir adopté une telle attitude critique, de sorte qu’il lui revient, par la même, un statut d’exception." La civilisation européenne est pour Dewitte une civilisation de la curiosité, du doute et de l’interrogation. Prenant à témoin la littérature et la philosophie, l’Hérodote de l’Enquête, le Montaigne de l’essai sur les cannibales, le Montesquieu des Lettres persanes, Kolakowski, Castoriadis, Levinas, Husserl, Octavio Paz, Simon Leys, Camus et Naipaul, il développe son idée d’un regard et d’un point de vue qui n’a pas été adopté par d’autres civilisations.

Est-il exportable, ce regard européen ? On peut attendre des partenaires une certaine réciprocité, pense Dewitte, mais on ne peut pas l’exiger. Rares sont en fait les cas où ce regard a été exporté. Ainsi, les Africains ont repris le regard que les Européens portent sur leurs propres crimes, par exemple sur l’esclavage et les crimes commis durant la colonisation. Mais eux-mêmes ne portent pas un regard critique sur leurs propres crimes, comme ce qui est arrivé au Rwanda. C’est comme si, "par un jeu de répartition des autres, les autres peuples se sentaient confortés" par les, effets du regard autocritique européen. En Russie, le chauvinisme montant et la réhabilitation de Staline d’un côté, et de l’autre la censure et les obstacles qui frappent le travail du groupe Mémorial sont autant d’indices que la Russie tend à ne pas se comporter comme un pays européen. Dewitte a cependant conclu par l’exemple d’un écrivain africain qui avait porté un regard critique sur son propre continent, disant de lui qu’il avait été " très européen tout en restant africain."         

Rachid Benzine : pour une généalogie et une nouvelle jeunesse subversive de la tradition et des valeurs européennes

Rachid BenzineRachid Benzine, professeur à l’Institut d’étude politique d’Aix-en-Provence, auteur en 2004 d’un livre très remarqué sur "Les Nouveaux penseurs de l’islam", voulut, quant à lui, avec un exposé sur "l’herméneutique des valeurs", montrer des voies "pour sortir de la pensée fondamentaliste" qui, aujourd’hui, caractérise le discours sur les valeurs. Ce discours avance avec des termes génériques, opposant Occident et monde musulman, comme si l’Union européenne et les USA étaient la même chose ou le monde musulman uniquement traversé par le discours religieux. "Veut-on provoquer des incultures et des ignorances ?", a demandé Benzine, pour qui l’esprit européen doit évoluer vers "une nouvelle jeunesse subversive des valeurs" dans le sens de Nietzsche et dans la tradition de Jacques Derrida, de Michel Foucault et de bien d’autres dont le travail fut de dévoiler le sens des "rhétoriques rêveuses et trompeuses de l’idéalisme". Beaucoup de légitimation de la violence se trouve selon Benzine dans ces pensées fondamentalistes ou idéalistes qui ont rendu de nombreux acteurs de l’histoire prisonniers de pensées binaires ou dualistes. D’où pour Benzine la nécessité d’une "relecture généalogique des valeurs, d’une généalogie subversive de la tradition européenne".

Benzine propose une lecture historique des valeurs "comme pactes que les sociétés se donnent", qui sont confisquées et qui soulèvent ainsi la question de "qui peut faire légitimement sens par sa parole dans le monde". Sont-ce des institutions qui sont déconsidérées ? En tout cas, la vie des valeurs dépend pour Benzine des individus et des conditions dans lesquelles ces individus les portent. C’est sous cet angle qu’il faut regarder vers les pays du Sud de la Méditerranée, des pays qui n’ont pas assimilé la pression de la modernité, qui vivent une certaine régression culturelle et une démographie galopante. Ces sociétés doivent être analysées, mais pas seulement sous l’aspect de l’islam. L’on trouvera alors que beaucoup de populations sont délaissées, que des Etats nationaux font la guerre à une partie de leurs peuples.

Et il faut également regarder sa propre société au Nord de la Méditerranée, où règne une violence systémique, où l’on parle de croisade et de djihad, où la pensée critique n’est souvent pas nourrie de bonnes informations, où " beaucoup de savoir repose sur de fausses connaissances". Il y a "une perte de confiance dans nos capacités à vivre ensemble". La laïcité et la modernité sont en crise. D’où une grande demande religieuse. Pour Benzine, "il faut inventer un nouveau modèle européen en replongeant dans les traditions européennes". Cela ne pourra se faire que si l’on évite une sacralisation des valeurs et de réintroduire les catégories transcendantales issues du Moyen Âge, si l’on tient compte de la fin de la métaphysique. Le travail de Nietzsche doit être reconduit et appliqué à tous les systèmes de pensée et de valeurs. La parole de Dieu qui se dit dans un langage humain et historique doit être considérée sous l’angle de ces compromis que les sociétés se donnent.

Jacques Dewitte répliqua à Rachid Benzine, que "l’historicité de la parole de Dieu" était un aspect de cette parole, mais que s’il s’agissait de la seule historicité, alors il s’agirait d’un discours arbitraire, pure doctrine. Or, pense Dewitte, ce qu’on appelle en Europe la parole de Dieu porte en soi un horizon qui transcende l’historicité, et cet horizon ne permet  pas de faire l’économie du champ transcendantal, quitte à ce qu’il s’impose à la raison comme chez Kant. Opter pour Nietzsche par contre, c’est faire de la raison une valeur arbitraire.  

Deuxième partie : Les perspectives économiques

La deuxième partie des "Rencontres européennes" était consacrée aux perspectives économiques. L’analyse a porté sur la capacité qu’a l’Europe de s’imposer comme puissance économique dans un contexte marqué par l'arrivée en force des puissances émergentes. Un accent a été mis sur le rôle de l'Euro, les compétences scientifiques et techniques de l’Europe, et l'énergie et les matières premières. 

Jean-Raphaël Chaponnière : La crise économique "accélérera le glissement du centre du monde vers l’Asie"

Dans son exposé, l’économiste Jean Raphaël Chaponnière, s’est appuyé sur des arguments à la fois démographiques et économiques, pour montrer comment la crise financière accélérera le glissement du centre du monde vers l’Asie.

En termes démographiques, l’Europe sera, selon Chaponnière, "marginalisée en 2013". Ce sera la première fois, depuis la Grande Peste, que la population active de l’Europe se contractera et représentera un cinquième seulement de la population asiatique. S’ajoute également qu’on assistera, sur le plan économique, "à la montée de tout un système économique qui a commencé au 19e siècle".

Parallèlement, il semble également selon lui, que les pays asiatiques ont tiré des leçons de la crise financière de 1997 et ont pu accumuler des réserves importantes. Le pacte tacite qui existe entre les Etats-Unis et la Chine et qui consiste à financer l’endettement des ménages américains par l’achat de bons du Trésor américain fait que l’Asie, bien qu’affectée par la crise financière, "connaitra néanmoins un rythme de croissance supérieur à celui des économies américaine, européennes et japonaises". Pourquoi ? Parce que la croissance asiatique repose, selon l’économiste, bien davantage sur la demande domestique. La consommation et l’investissement dans des travaux considérables d’infrastructures qui seront nécessaires pour loger la population chinoise, constitueront les principaux ressorts de ce pays. L’Asie deviendra ainsi, selon Chaponnière, le centre de gravité de la Recherche et du Développement. Et ce sera également sur le continent asiatique que vont s’élaborer les nouvelles normes industrielles. Finalement, Chaponnière constate une intensification des relations entre la Chine et l’Afrique. La Chine qui s’engage davantage sur le continent africain "devient un bailleur de fond important de l’Afrique" et entre en concurrence avec l’Inde.

Même s’il est trop tôt pour évaluer l’impact de la crise financière sur le long terme, Chaponnière a estimé qu’elle conduira, comme les précédentes crises, à l’émergence d’une nouvelle puissance, en l’occurrence l’Asie.

Enrico Giovaninni, ou la question du bonheur

GiovaninniDans un exposé à la fois original et captivant, Enrico Giovannini chef statisticien et directeur de l’OCDE (Paris) s’est focalisé sur le bonheur et ses indicateurs. Le chef statisticien de l’OCDE, qui a observé les dernières tendances, constate une volonté de plus en plus manifeste d’aller au-delà de la mesure que constitue le produit national brut (PIB) pour rendre compte de l’amélioration du revenu et du niveau de vie. Autre tendance observée par le statisticien : une défiance et une critique croissante au sein de la population à l’encontre du gouvernement alors que les acteurs de la société civile tels que les ONG inspirent de plus en plus de confiance.

De ces évolutions, il résulte, selon Enrico Giovaninni, une situation paradoxale dans laquelle les individus "seront de plus en plus amenés à prendre des décisions qui auparavant relevaient de l’Etat, comme par exemple, par exemple le type de pension ou le choix de l’école".

Une étude récente montre "que 45 % des Européens se méfient des statistiques officielles". Ce résultat illustre, selon Enrico Giovaninni, que les citoyens commencent à se détourner de la politique et focalisent leur regard vers autre chose. Dans ce contexte du désenchantement et "de la société de l’information qui donne l’impression d’être dans une société de confusion", Enrico Giovanni constate que les thèmes du bonheur, du bien-être, de la qualité de vie – concepts renvoyant au sentiment, à la perception subjective plutôt qu’à la nation – sont de plus en plus présents et que les tentatives de définitions et de mesures se multiplient au niveau local, national et international. Il a cité notamment l’initiative "Benchmarking the process of societies" du Forum social de Davos, la volonté de la Commission européenne pour mesurer le progrès social ou encore la déclaration commune de l’OECD, de la Commission européenne et de la Banque Mondiale pour promouvoir "une culture de l’évidence".

Concrètement, la nouvelle tendance a conduit à ce que « le développement durable » s’est érigé comme une politique générale de l’UE et à ce que les notions de qualité de vie et de bien-être gagnent en importance. Giovaninni a signalé également l’index du "Bonheur national brut" qui a été élaboré dès 1972 à la demande du roi bouddhiste du Bhoutan. Aux yeux de Giovaninni, il faut que la société établisse des indicateurs reconnus par tout le monde car "en l’absence d’une vision partagée sur les progrès accomplis par la société il sera difficile de créer un savoir commun et de mener un débat démocratique".

"Est-ce qu’il faut se servir de la politique économique pour maximiser les profits ou miser sur d’autres facteurs ?", s’est interrogé Giovaninni. Des études montrent que deux facteurs ont une incidence considérable sur le bonheur d’une personne : la perte de l’emploi et le divorce. Dans les années à venir, l’Europe qui est confrontée à la crise économique sera donc, selon le chef statisticien, confrontée au choix "soit de promouvoir une politique de flexibilité du travail, soit d’essayer de conserver les postes de travail, même si ce choix aura pour conséquence une croissance réduite."

Troisième partie : Le modèle social

Au cours de la deuxième partie des Rencontres, les intervenants ont abordé la question d’un modèle social commun à l’ensemble des pays européens. L'Europe a fonctionné sur un modèle social qui maintenait une distance modérée entre les diverses couches sociales et veillait à la protection des plus faibles. Elle semble cependant, sous la pression de la mondialisation, tentée de remettre en cause son modèle sans augmenter son efficacité.

Sandrine Devaux, Le modèle social européen à l’épreuve des nouveaux Etats membres

Sandrine Devaux, la directrice adjointe de l’Institut Pierre Werner, s’est interrogée sur l’évolution du modèle social européen suite aux élargissements de l’Union européenne à l’Est. Selon elle, ce modèle social européen peut être considéré comme un "ensemble de principes qui respectent la diversité des situations nationales" et qui s’articulent autour de trois axes : le dialogue social, la protection sociale et la recherche du plein emploi. Il regroupe trois tendances différentes : le modèle anglo-saxon, le modèle social-démocrate et le modèle corporatiste. "Mais ce modèle européen montre également que le progrès social n’est pas une conséquence mécanique du progrès économique", a indiqué Devaux.

Sandrine DevauxD’après la directrice adjointe de l’IPW, les débuts des années 1990 se sont caractérisés par un double horizon d’attente dans les pays de l’Est : sortir du système communiste et tendre vers une économie de marché, puis rejoindre "la maison commune européenne". Très vite a surgi dans ces pays l’envie s’intégrer l’Union européenne. A la fin de la période communiste, les pays de l’Est ont adopté une vision extrêmement libérale de l’économie, à l’image du modèle anglo-saxon. Les travailleurs en ont été les premiers perdants. Les facteurs responsables en sont nombreux : délégitimation des organisations syndicales inféodées au système communiste, difficultés à mettre en place un modèle tripartite. Qui plus est, les entreprises européennes qui se sont implantées dans les pays de l’Est n’ont pas transposé le modèle social européen.

Pour Sandrine Devaux, les deux élargissements vers l’Est ont posé un défi crucial au modèle social européen. Le premier élargissement a eu lieu presque au même moment que les referendums sur le traité constitutionnel et l’a influencé de manière importante. A ses yeux, les élites politiques ont échoué à expliquer les raisons de l’élargissement de manière convaincante. Ils l’ont simplement caractérisé comme une nécessité historique, au lieu d’en expliquer l’intérêt pour tout le monde. Des images stéréotypées, comme celle du plombier polonais qui vient "piquer le travail au plombier français", apparaissent. Elles témoignent des craintes des citoyens de devoir subir le dumping social et l’effondrement de la protection sociale. Selon la chercheuse, il y a là une contradiction entre les attentes des citoyens et les revendications des responsables politiques. Après le rejet du traité constitutionnel, la " Citizen’s consultation" de 2007 a révélé que tous les citoyens de l’Union européenne ont une attente très forte vis-à-vis de l’Europe sociale. Même dans les pays de l’Est, il y a un grand décalage entre les élites libérales et/ou eurosceptiques d’une part, et les attentes des citoyens d’autre part.

Selon Sandrine Devaux, le transfert du modèle social européen se fait aujourd’hui à travers l’européanisation des acteurs syndicaux. Ceux-ci sont représentés auprès des institutions européennes et soignent un contact transnational. La directrice adjointe de l’IPW a cité comme exemple les ouvriers de l’usine Dacia, qui, à l’image de leurs confrères de l’usine Renault en France, ont revendiqué et obtenu une hausse des salaires et une protection sociale renforcée ou les syndicats tchèques de Siemens qui ont soutenu une grève chez Siemens en Allemagne.

Youssef Courbage : Le choc des civilisations n’aura pas lieu et le modèle social européen tend à devenir universel

Youssef Courbage, démographe et coauteur avec Emmanuel Todd du livre "Le rendez-vous des civilisations" a évoqué la question de l’universalité du modèle social européen dans un contexte où l’idée de Samuel Huntington du "choc des civilisations" continue à hanter les esprits, mais pas seulement depuis Huntington. L’évolution démographique et l’explosion de l’irrationnel religieux dans les pays non-européens sont perçues comme les plus grandes menaces. Or, constate le démographe Courbage, l’indice de fécondité des femmes est dans certains pays qui se trouvent dans la mire de Huntington plus bas que celui des femmes françaises. Tel est le cas en Iran et en Tunisie. Les femmes ont moins d’enfants et plus d’éducation dans un contexte où la relation avec l’au-delà se traduit par un "désenchantement du monde". Pour Courbage, ce sont là des facteurs de modernité de la civilisation européenne qui ont mis 300 ans pour s’épanouir en Europe et qui évoluent aujourd’hui dix fois plus rapidement dans les pays musulmans. La modernité est née pour Courbage de la corrélation de plusieurs facteurs : l’alphabétisation majoritaire des hommes, puis des femmes, et ensuite, avec l’induction croissante de la rationalité dans les comportements quotidiens, la maîtrise démographique.

Ce qui s’est passé autour de 1750 en Île de France se passe actuellement dans les pays musulmans. Il y a comme une sorte de contagion par le modèle social européen, notamment dans les pays du Proche Orient, culturellement et souterrainement encore plus liés à l’Occident que le Maghreb. Parallèlement à la hausse du niveau d’alphabétisation des hommes et des femmes et de la baisse de la fécondité, la transmission patrilinéaire, typique pour ces pays, est bouleversée. Moins d’enfants, cela signifie éventuellement moins de fils. L’idée que la transmission ne se fasse pas en faveur des fils, mais des filles, commence à être acceptée. De la même manière, le mariage presque obligé avec la cousine germaine tend à disparaître, bref, il y a érosion de l’endogamie. Ces bouleversements sont à la fois le signe et le levier d’une mutation en profondeur des structures familiales, des rapports d’autorité, des références idéologiques. Ce processus ne va pas sans générer crispations et résistances, et c’est ce dont on lit dans la presse. Mais ces réactions sont moins des obstacles à la modernisation que les symptômes de son accélération. Le modèle social européen tend à s’universaliser, car l’humanité ne cesse de lui faire des emprunts en rendant l’éducation et le contrôle des naissances de plus en plus universels. Le choc des civilisations n’aura pas lieu.

Quatrième partie : L'avenir de l'Europe : puissance ou autre modèle?

La quatrième partie des Rencontres fut dédiée à la question de l’avenir de l’Europe. Différents aspects ont été abordés. Le premier concernait l'impact diplomatique. Comment l'Union européenne, qui dispose du potentiel diplomatique le plus important du monde, peut l’utiliser le mieux au service de ses valeurs et de son modèle économique et social ? La capacité militaire de l’Union européenne et la perception d’elle-même furent également abordés.

Bernard Guetta ou pourquoi le monde a besoin d’une affirmation politique de l’UE et que l’Europe devra tout faire pour se faire entendre sur la scène internationale

Les propos du journaliste français Bernard Guetta tournèrent autour de deux idées. En premier lieu, l’Europe devra tout faire pour se faire entendre sur la scène internationale. En deuxième lieu, le monde a besoin d’une affirmation politique de l’Union européenne dans un contexte de chaos géopolitique qu’il faut canaliser, alors que les USA seuls n’y suffisent plus depuis 10 ans et sont entrés dans une période de faiblesse durable.

Mais qu’en est-il des autres acteurs possibles ? Les réponses de Guetta sont catégoriques. La Russie va rester faible, malgré ses richesses, malgré ses ressources, car son armée, son infrastructure, ses écoles, son système universitaire et son système de santé sont dans un état déplorable, et sa démographie baisse rapidement. La Chine connaît des taux de croissance à deux chiffres, mais elle à un problème démographique avec une population à la fois trop vaste et qui va très rapidement vieillir. La croissance chinoise reculera de manière significative. L’Inde ne prétend pas à un rôle politique global. Il ne reste plus que l’Union européenne. Il n’y a pas d’autre candidat.

Pour Guetta, cette situation contient un seul message pour l’Europe : "On y va !" D’abord parce que la politique a horreur du vide. Et "il y a de la demande d’Europe dans le monde". Ensuite parce que les USA auront tant à faire pour panser leurs plaies économiques et financières. Même si la situation des 27 n’est guère reluisante, ils sont dans une bien meilleure situation que les USA. Une autre raison  nous sommes à la veille d’une crise économique qui suivra la crise financière. Même les Etats membres les plus réticents à l’idée d’une politique économique commune veulent que les 27 joignent leurs efforts. Le fait que les pays de l’Union européenne les plus libéraux, comme le Royaume Uni, se soient lancés dans des prises de participation dans des banques et ont prôné le recours à des outils d’intervention publique, constitue "une révolution politique dans l’Union européenne".

La logique de la construction exige cependant que l’on y aille étape par étape. L’Union européenne, dans la métaphore de Guetta "se construit comme un fleuve. Les pays se perdent dans des méandres qui sont inévitables" La France qui a rejeté la Communauté européenne de défense en 1954, les réticences du Royaume Uni, l’obsession allemande de l’inflation, n’ont pas empêché que l’on soit passé du Marché commun à l’espace Schengen, du traité de Rome à un traité constitutionnel dont l’essentiel a pu être gardé dans le traité de Lisbonne. En 2008, en dépit d’un sujet qui divise au plus profond les 27, c’est-à-dire les relations entre l’Union européenne et la Russie, une solution a pu être trouvée en quelques jours grâce à l’intervention de l’Union européenne.

Sur le plan intra-européen, Bernard Guetta identifie deux grandes forces politiques, le PPE à droite et le PSE à gauche. La version néolibérale du libéralisme par contre n’est plus une grande force sur le continent. En quelques semaines, l’idée fondatrice de l’Europe, " l’économie sociale de marché », a fait un retour en force. "Ça ressemble furieusement à de la social-démocratie européenne", a lancé le journaliste.

Bref, le recul des USA, la peur du vide politique, l’attraction du modèle européen sur les autres, les intérêts communs, un échiquier politique commun, y compris dans les nouveaux Etats membres, sont autant d’éléments qui concourent pour Bernard Guetta à ce que l’Union européenne aille vers son affirmation politique. Et après des temps méandreux et confus, voilà que peut-être que la crise aura donné à la construction européenne un coup d’accélérateur.                          

Charles Goerens :

Le député luxembourgeois et ancien ministre de la défense, de la coopération et de l'action humanitaire Charles Goerens s’est penché sur l’influence de l’Union européenne sur la scène internationale. Pour lui, cette influence de l’UE peut se mesurer par sa présence dans les conflits internationaux. En Macédoine par exemple, où l’Union européenne est présente sur le terrain avec 400 hommes, "elle a pu prévenir l’effusion de sang". Dans ce contexte, Charles Goerens a également mentionné la guerre en Géorgie qui a opposé ce pays à la Russie. " Je ne suis pas sûr que l’UE soit réellement présente dans ce conflit", a-t-il évoqué. Pour lui, le président français Nicolas Sarkozy, a pu, grâce au levier que présente sa position de président du Conseil européen, "donner l’impression que l’Union européenne est présente". "Mais lorsqu’on lit la presse internationale, on peut s’en douter", a-t-il ajouté, ajoutant que si Sarkozy n’avait pas été le Président de la France, mais d’un pays de l’Union européenne de taille plus modeste, le résultat de sa démarche à Moscou n’aurait pas été la même. Pour Goerens, il est essentiel que "si l’Union européenne veut maintenir son influence au-delà de la Présidence française du Conseil, elle doit respecter ses institutions, et les grands Etats membres doivent respecter les petits."

Nathalie Griesbeck : l’Union européenne comme un modèle contre la puissance traditionnelle

Nathalie Griesbeck, députée française au Parlement européen et maître de conférences à l’Université de Metz, a insisté sur l’Union européenne comme un modèle alternatif à la puissance. "Robert Schuman avait proposé un modèle nouveau, en rompant avec l’histoire", a-t-elle souligné. En se référant aux événements des derniers mois, guerre en Géorgie et crise financière, elle a affirmé qu’en cas de besoin, l’Europe est capable d’oublier ses disparités pour agir en bloc. Mais la députée européenne a également insisté que "l’influence de l’UE ne devrait pas seulement se manifester en temps de guerre, mais aussi en temps de paix". Contrairement à Charles Goerens, elle a considéré que "l’énergie du président Sarkozy n’aurait pas été suffisante à elle-seule, si les institutions européenne n’auraient pas donné leur consentement à trouver une solution commune".

Joachim Schild : l’Union européenne comme leader international dans la lutte contre le changement climatique

Joachim Schild, professeur de Sciences politiques à l’Université de Trèves, a démontré comment l’Union européenne peut être capable d’endosser le rôle de leader international. Il a abordé cette question sous l’angle des politiques de lutte contre le changement climatique. Il a expliqué l’évolution de l’approche multilatérale de l’UE dans la lutte contre le changement climatique. Cette approche a connu des débuts difficiles. "La signature du protocole de Montréal en 1987 s’est encore faite sous leadership américain. Depuis les années 1990, la donne a cependant changé", a-t-il souligné. Lors des négociations autour du protocole de Kyoto, l’UE avait déjà relayé les Etats-Unis dans le rôle de leader.

Joachim Schild a ensuite énuméré les conditions qui caractérisent selon lui un leadership international réussi : utilisation du poids politique et économique, forger des coalitions au plan international, donner l’exemple et aller plus loin que les autres, et honorer ses obligations internationales. C’est sur ce dernier aspect que l’Europe devra, selon le professeur, faire encore beaucoup d’efforts.

Aujourd’hui, l’UE est responsable de 14 % des émissions de CO2 mondial. Avec l’émergence de nouveaux pays industrialisés, ce pourcentage va encore diminuer. "Il est donc crucial de faire monter à bord les pays émergents pour que les efforts soient efficaces", a insisté Joachim Schild. Pour lui, l’UE est donc véritablement un acteur-clé dans la promotion d’une gouvernance mondiale. L’année 2009, avec la conférence de Copenhague, représentera une fenêtre d’opportunité pour un co-leadership dans la lutte contre le changement climatique. Pour cela, il faudra absolument se mettre d’accord sur le paquet climat/énergie avant janvier 2009. Et de conclure que " le temps presse. Mais les réactions de l’UE ces dernières semaines montrent qu’elle d’être prête à endosser le rôle de leader".