Les 14 et 15 novembre 2008, l'Institut Pierre Werner a organisé à Paris, dans une des tours de la Bibliothèque François Mitterrand un colloque qui a discuté des défis et des opportunités que les nouvelles technologies audiovisuelles et la numérisation apportent au monde du cinéma et des médias en Europe.
Le thème du colloque s’inscrivait dans le cadre de la nouvelle directive européenne "Services médias audiovisuels sans frontières". Une question revenait de manière récurrente tout au long du colloque. "Existe-t-il un cinéma européen? Et si oui, comment sera-t-il affecté par la révolution numérique ?" Les opinions quant à cette question divergeaient cependant fortement. D'aucuns ont estimé que la numérisation et les nouvelles technologies représentent un pan d'opportunités pour le secteur. D'autres étaient plus pessimistes. Ils considéraient que les nouvelles technologies risqueraient de battre en brèche la diversité culturelle du cinéma européen. A la fin du colloque, la réponse fut loin d'être trouvée. Mais, comme le résumait si bien Mario Hirsch, directeur de l'IPW, il est tellement difficile de "tirer des conclusions sur un processus qui se trouve encore en pleine évolution".
Le colloque s'inscrivait dans le cadre du deuxième "Festival des 4 Ecrans", un festival du film européen organisé par les responsables de la Bibliothèque François Mitterrand de Paris. Hervé Chabalier, le délégué général du Festival des 4 Ecrans, a par ailleurs estimé que le colloque touchait un domaine particulièrement important. "Face aux bulldozers américains et face à la force chinoise, l'Europe doit développer une force économique dans le numérique", a-t-il avancé.
Aviva Silver, membre de la Direction "Société de l’Information et Médias" de la Commission européenne , participait à la séance d’ouverture du colloque. Elle a présenté l'éventail de mécanismes de soutien que la Commission a développé à travers son programme "Media". En commençant par le Réseau Ciné Europa, tout en passant par le soutien à la distribution numérique des films européens jusqu'au soutien des projets pilotes dans les nouvelles technologies, la Commission a en effet conçu un large éventail de mesures d'encouragement pour les médias.
Dans son bagage, Silver avait apporté un message audiovisuel de la commissaire compétente, Viviane Reding. "Pour adapter la législation européennes aux nouvelles donnes du marché audiovisuel, la Commission prépare la nouvelle directive sur les services audiovisuels", a expliqué la commissaire. La directive entrera pleinement en vigueur à partir de fin 2009. Le principal objectif de la nouvelle réglementation est de "créer un cadre moderne et qui favorise la concurrence pour les fournisseurs européens de services de télévision et de type télévisuel". "Le nouveau modèle financier peut être adapté à certaines salles de cinéma, mais certaines risquent d’en être exclues. C’est pourquoi la Commission continue à explorer de nouveaux moyens d’accompagnement, afin de préparer les cinémas à la transition numérique", a mis en avant la commissaire.
La première séance de travail du colloque s’est attachée à la question des équipements techniques et technologiques des cinémas en Europe, ainsi qu’à la question comment la diversité culturelle européenne peut être préservée dans le processus de numérisation.
Christophe de Hauwer, le vice-président de SES, a livré une interprétation de ce que sera selon lui le rôle du satellite dans la distribution média à l’avenir. Selon de Hauwer, le futur de la distribution média est difficile à prédire. "Au niveau des investissements infrastructurels, les décisions sont extrêmement difficiles à prendre, à cause de la très longue durée", a-t-il témoigné. D’après de Hauwer, deux tendances se dessineront dans la consommation médiatique au futur. "D’un côté, les écrans télé au foyer vont encore considérablement augmenter de taille. Parallèlement, nous assisterons à une montée de la demande pour contenus mobiles", a-t-il expliqué. Pour le vice-président de SES, seul le satellite sera capable de répondre à cette demande croissante.
Pour Anne Durupty, directrice générale adjointe du Centre national de la Cinématographie en France (CNC), "le passage au numérique pose aujourd’hui des défis très substantiels aux soutiens publics à la cinématographie". Explosion des supports de diffusion pour les œuvres, multiplications des écrans, changement du public et de ses attentes plus fragmentées, voilà seulement trois facteurs qui changent de fond en comble le cinéma d’aujourd’hui. "Il faudra inventer de nouveaux modes de production, de diffusion et de financement cinématographique", a-t-elle expliqué. Du côté des publics, "il s’agit essentiellement d’adapter le règlement aux nouvelles réalités du marché, tout en assurant que la diversité européenne ne se perde pas", a mis en avant Anne Durupty. Pour elle, la nouvelle directive européenne est un bon cadre, qui permet aux instances publiques de mieux répondre aux nouveaux défis.
Kira Kitsopanidou, maître de conférences à l'Université Paris III, a livré une analyse de l’équipement numérique des salles de cinéma en Europe et en France. "Les salles de cinéma sont les plus touchées par les conséquences de la numérisation", a-t-elle expliqué. Dans l’ensemble de l’Union européenne, seuls 960 écrans ont été équipés des nouvelles technologies numériques. "Les choses avancent très lentement, et le marché est très fragmenté", a souligné Kira Kitsopanidou. D’après elle, l’Etat devra nécessairement intervenir dans la modernisation des salles, sinon une grande partie de ces salles ne pourront pas faire la transition. "Il y a un risque de transition à différentes vitesses entre les USA et l’UE", a-t-elle insisté.
La deuxième séance du colloque a eu comme sujet principal le rapport entre les productions audiovisuelles et cinématographiques et les publics. Quelles sont les nouvelles pratiques de consommation médiatique et quels effets la numérisation aura-t-elle sur la diffusion des œuvres ?
Denis Muzet, le directeur de Mediascopie, a dressé un tableau plutôt sombre de l’influence de la numérisation sur les médias. Le développement des médias audiovisuels numériques au cours des dernières années a entraîné un foisonnement d’offres de supports et d’émissions. Le résultat en est selon Muzet la multiplication des "tuyaux" et la fragmentation des audiences. "Avec la montée en puissance des nouvelles technologies et de la numérisation, nous assistons également à une montée de la mal-info", a déploré le professeur. Ce que Denis Muzet appelle ainsi la ‘junk info’ et la ‘farce news’ se substitue progressivement aux médias traditionnels. "Leur rôle n’est plus de comprendre et de faire comprendre le monde, mais de le rendre sous forme de brèves. Nous assistons à une véritable mise en abîme du réel", a mis en garde Denis Muzet. Le même phénomène de "submersion numérique" se produit dans le champ de la création cinématographique. Puisque le spectateur a accès à un nombre croissant d’offres de programmes et d’œuvres, les habitudes de consommation se transforment, le zapping devenant la norme. "Cette fragmentation de l’audience implique également une fragmentation des œuvres qui ne sont plus consommées dans leur intégralité, mais dans des versions courtes", s’est-t-indigné.
Daniela Kloock, chercheuse et maître de conférences à l’Université technique de Berlin, a livré "quelques réflexions plus générales sur le média qu’est le cinéma". Elle a opposé le cinéma traditionnel, avec ses images analogues, au cinéma digital. "Dans le cinéma analogue, le négatif était la conditio sine qua non de la création artistique. Avec la numérisation des films par contre, les différentes images peuvent être traitées et retravaillés numériquement jusque dans leur plus petit détail. La photo est devenu un support", a-t-elle expliqué. D’après la chercheuse, la grande question est de savoir comment le cinéma, comme lieu de rencontre, devra s’adapter aux nouvelles réalités. Selon Kloock, le cinéma est un lieu de mémoire, d’activité collective, mais le cinéma est aussi un lieu d’éducation esthétique, qu’il faudra maintenir et renforcer.
Comment les films circulent-ils en Europe et comment sont-ils reçus dans les pays européens ? C’est la question à laquelle s’est attaquée Fabrice Montebello, professeur à l’Université Paul Verlaine à Metz. Aux yeux de Montebello, penser la révolution numérique comme un danger pour le cinéma européen est une approche trop déterministe et pessimiste. D’après lui, l’on "surestime son effet sur la diversité culturelle". "De toute façon, un film est toujours ancré localement et socialement", a-t-il expliqué. Pour le professeur, c’est la qualité d’un film qui fait qu’il peut circuler en Europe et au-delà ou non. "L’exportabilité d’un film peut être un indicateur de sa qualité", a-t-il indiqué. Un problème se pose cependant : l’on ne peut pas définir a priori la qualité d’un film, il faut le voir pour en juger. Selon Fabrice Montebello, ce problème revient dans les modèles d’intervention publique. Il a distingué deux modèles : le soutien à la production et le soutien à la diffusion. Montebello s’est prononcé en faveur de cette approche, plus pragmatique. "Avant la production d’un film, l’on ne peut pas savoir s’il sera bien ou pas", a-t-il résumé. Par ailleurs, Fabrice Montebello a estimé que "l’hégémonie du film américain n’existe pas", car les Européens restent toujours très attachés à leurs productions nationales.
Les soutiens à la production cinématographique nationale et régionale étaient au centre de la troisième séance de travail du colloque.
Guy Daleiden, le directeur du Fonds national de soutien à la production audiovisuelle du Luxembourg a présenté la politique luxembourgeoise de soutien au cinéma. Au début des années 1980, la production cinématographique était quasiment inexistante au Luxembourg. C’est pourquoi le gouvernement a mis en place en 1988 le "programme audiovisuel d'investissement". Un mécanisme censé inciter le développement du secteur cinématographique au Luxembourg fut instauré : un régime d’avance de salaire sur recette. "Afin de donner une expérience aux jeunes producteurs au Luxembourg, le gouvernement avait l’idée d’idée d’attirer des producteurs américains par ces avantages pécuniaires. L’on pensait que les producteurs américains pourraient transmettre leur savoir-faire aux producteurs luxembourgeois", a analysé Guy Daleiden. Mais ces espoirs furent bientôt battus en brèche.
Le gouvernement luxembourgeois a ensuite changé son approche. Il a mis en place un système de crédits d’impôts. "C’est un mécanisme simple pour créer des fonds pour la production audiovisuelle", a confirmé le directeur. La devise luxembourgeoise se résume aujourd’hui en un mot : la coproduction. "Les productions cinématographiques sont trop coûteuses pour un petit pays comme le Luxembourg. Le Film Funds Luxembourg met à disposition 50 %, les réalisateurs doivent trouver le reste dans un autre pays", a-t-il expliqué.
Soutenir les productions cinématographiques régionales, tel est également l’objectif du fonds régional wallon, WALLIMAGE, créé en 2001. Mais à une grande différence près. "Contrairement aux Centres nationaux du cinéma, qui veulent surtout soutenir la création artistique, notre fonds régional fut guidé par un intérêt économique, celui de favoriser l’emploi", a expliqué le directeur de WALLIMAGE, Philippe Reynaert. WALLIMAGE fonctionne d’après une logique simple, mais ingénieuse. La région, qui est détentrice du fonds à 100 %, octroie des soutiens financiers aux producteurs intéressés. "Les producteurs doivent en revanche s’engager à dépenser l’argent dans la Région wallonne", a expliqué Reynaert. "Au début, nous n’étions pas très sûrs de notre démarche. Mais huit ans plus tard, nous pouvons dire que cela marche !"
La dernière session du colloque gravita autour de deux questions essentielles : comment les politiques nationales et européennes devront évoluer afin de soutenir le "cinéma européen" dans son passage vers l’ère numérique, tout en préservant la diversité culturelle ? Les politiques publiques sont-elles vouées à la disparition ?
Le processus de numérisation en Europe tourne autour de dix problématiques différentes. Ce fut la position défendue par Joe Groebel, directeur du "Deutsches Digital Institut" de Berlin. D’après lui, le monde du film et de l’audiovisuel "sera affecté encore plus que nous ne le croyons par la numérisation". "Mais les longs métrages traditionnels vont survivre, car les individus auront toujours besoin d’un divertissement passif", a-t-il assuré. Unité culturelle versus diversité culturelle, développements techniques globaux versus les évolutions nationales, les modèles de financement différents d’Etat membre à Etat membre, le problème de la diversité linguistique qui complique la circulation des films, les constellations des différentes plateformes de communication, voici seulement quelques uns des dilemmes qu’a cités le directeur. Dans l’analyse de Joe Groebel, les politiques devront trouver un modèle flexible qui permette de respecter les spécificités nationales, tout en élaborant des règlementations communes réduisant la complexité de la situation.
Qu’est-ce que le film européen et quels modes de soutien pour le financer ? C’est la question à laquelle s’est attaché Frédéric Sojcher, cinéaste belge et directeur du master en scénario, réalisation et production de l’Université Paris I. D’après lui, il n’existe pas un seul cinéma européen, mais plusieurs. Deux exemples peuvent illustrer ce que peut être un laboratoire européen du cinéma : la Belgique et la coopération franco-italienne. La Belgique, à cause de sa très longue tradition de coproduction, mais aussi à cause de ses trois communautés linguistiques qui vivent sous un toit. "Ici, l’interprétation est cependant plus pessimiste. La plupart des cinéastes travaillent uniquement sur leur territoire linguistique", a regretté Sojcher. Un deuxième exemple de laboratoire de cinéma européen est l’accord intergouvernemental signé entre la France et l’Italie peu après la deuxième guerre mondiale. Cet accord avait pour but de favoriser les coproductions. "Certaines coproductions, comme Don Camillo, ont connu un véritable succès", a souligné Sojcher. Quel règlement donc pour ce cinéma ? Pour le cinéaste, la question fondamentale "est de trouver une manière comment les aides nationales, régionales et européennes peuvent être complémentaires et équilibrées". Aujourd’hui, il y a parfois contradiction entre les politiques nationales et régionales qui veulent défendre leurs cinématographies locales et les politiques européennes qui seraient plus une émulation entre cinématographies", a expliqué Sojcher. Ce qui importe d’après le cinéaste, c’est que la création "reste au centre des programmes de soutien".
Karin Besserova, du Ministère de la Culture tchèque, a passé en revue l’histoire du cinéma tchèque depuis sa naissance, tout en insistant sur les défis que représente la numérisation pour les nouveaux Etats membres de l’Union européenne. Historiquement, le cinéma fut présent en République tchèque dès ses débuts. Pendant l’époque communiste, le cinéma a été malmené pour servir les intérêts de propagande du régime. Aujourd’hui, le cinéma tchèque reste un peu à la traîne, notamment en ce qui concerne l’équipement technique et numérique des salles. "Seuls une quinzaine de cinémas sont équipés de matériel numérique, sur un total de 728. Mais aucun répond aux normes et standards européens", a regretté Karin Besserova.
Kai Burkhardt, collaborateur scientifique à l’ "Institut für Medien-und Kommunikationspolitik" de Berlin, a analysé les conséquences du passage vers le numérique sur les politiques audiovisuelles nationales et européennes. Son exposé s’est terminé sur une note positive : Non, le passage au numérique ne détrônera pas les politiques nationales et européennes de l’audiovisuel. Bien au contraire, Burkhardt a estimé que les politiques nationales et européennes pourront et devront assumer de nouvelles missions. Telle par exemple l’investissement dans la recherche cinématographique. D’après lui, il faudrait développer une série de plots universels qui plaisent à l’ensemble des citoyens européens. "Ici, l’Union européenne pourrait jouer un rôle, car pour l’instant, il ne semble pas qu’un genre européen se développe sur les marchés nationaux", a-t-il avancé. Un exemple comment un film peut être exploité est la production allemande "Luther". "Ce film a été financé en grande partie par les Eglises protestantes allemandes, qui y voyaient un grand potentiel pour l’exploiter à des fins pédagogiques", a expliqué Burkhardt.