Le jeudi 15 janvier 2009, la Présidence tchèque dévoilait à Bruxelles, dans l’atrium du bâtiment Justus Lipsius, siège du Conseil de l’UE à Bruxelles, "Entropa", une installation d’art contemporain. Il est en effet d’usage que chaque présidence investisse ce lieu et y installe pendant six mois une œuvre d’art. Jamais pourtant cette tradition n’avait suscité autant de débats !
Le projet choisi par la Présidence tchèque était présenté au début de la semaine comme "l’œuvre commune de 27 artistes tous originaires d’un Etat membre différent." Chaque objet représente donc un Etat-membre en se servant des stéréotypes communs ou des préjugés. Pour Milena Vicenová, représentant permanent de la République tchèque auprès de l’UE, "se moquer des préjugés est la manière la plus efficace de les anéantir". Alexandr Vondra, vice-Premier ministre tchèque chargé des Affaires européennes, se réjouissait au sujet de cette œuvre d’art car "dans l’Europe d'aujourd'hui il n’y a pas de place pour la censure" et il annonçait dans le communiqué de presse annonçant l’inauguration : "Je suis confiant en l’esprit ouvert de l’Europe et en sa capacité à apprécier un tel projet".
Lors de son accrochage, lundi 12 janvier, l’exposition provoquait selon les dépêches de l’AFP "rires et interrogations". Un fonctionnaire cité par cette agence de presse exprimait ses craintes "que les pays concernés n’apprécient pas le sens de l’humour tchèque".
La France "en grève", la Grande-Bretagne eurosceptique effacée de la carte de l'UE, les Pays-Bas noyés sous les flots dont ne dépassent que quelques minarets. La Pologne est représentée par une imitation de la célèbre photo de soldats plantant un drapeau américain sur une colline lors de la bataille d'Iwo Jima : les soldats sont remplacés par des prêtres en soutane qui lèvent le drapeau arc-en-ciel de la communauté gay. Le territoire de la Bulgarie est recouvert par des toilettes à la turque, l'Italie se transforme en un terrain de football géant sur lequel chaque joueur tient un ballon devant son sexe, et l'Espagne est totalement bétonnée. Pour l'Allemagne, un enchevêtrement d'autoroutes a évoqué pour certains une allusion à la croix gammée ; pour le Danemark, un assemblage de Lego ressemble de loin à une des caricatures de Mahomet, qui avaient fait scandale en 2006.
Le Luxembourg, pour sa part, est en or et "à vendre". Marc Hubert, l’artiste fictif luxembourgeois, - bien que la brochure sur le projet, à lire absolument, retrace malicieusement toute sa carrière - a expliqué son œuvre de la façon suivante : "Ce n’est pas le prix du papier qui fait la valeur du billet de banque, au contraire. De la même manière, une statue peut être faite d’or et avoir moins de valeur qu’un tas de graisse rance sur une chaise – du moins si l’auteur de cette graisse est Joseph Beuys. C’est le point de départ de mon projet. Le Luxembourg aura l’air d’être en or. Mais qui s’apercevra qu’il ne s’agit pas du précieux métal, mais seulement du travail d’artistes truqueurs ? Nous faisons confiance à la bourse et aux banques, mais en ce qui concerne l’art, nous sommes souvent soupçonneux. Nous restons soupçonneux jusqu’au moment précis où l’art est converti en valeur pécuniaire. Et si certains considèrent mon œuvre comme un commentaire vis-à-vis de la position du Luxembourg dans le cadre de l’Europe, cela ne sera pas plus mal."
Sofia a protesté contre le module en forme de toilettes à la turque, qui représente la Bulgarie dans le puzzle géant de l'Europe. "Il ne fait nul doute pour nous que la vision de la Bulgarie représentée là-bas est une expression du mauvais goût", a protesté le ministère bulgare des Affaires étrangères qui a transmis son "indignation" à Prague par la voie diplomatique. Le ministère des Affaires étrangères slovaque a également protesté contre le module représentant la Slovaquie en forme de saucisson emballé dans une ficelle tricolore rouge-vert-blanc, les couleurs de la Hongrie voisine. Les relations entre les deux pays, historiquement difficiles, ont connu ces derniers mois un regain de tension nationaliste, alors que la Slovaquie compte une importante minorité hongroise.
Nicolas Schmit, ministre délégué luxembourgeois aux Affaires étrangères et à l’Immigration, par contre, prend l’affaire avec humour. Sur RTL Télé Lëtzebuerg, il a déclaré le 15 janvier 2009 : "L’agitation générale m’étonne un peu. L’art est en effet parfois de la provocation. En Europe, nous avons besoin d’occasions pour nous moquer de nous même, pour rire de nous même. Certes, on n’est pas représentés sous le meilleur jour, mais c’est à nous de démontrer maintenant que ce n’est pas vrai et c’est ce que nous essayons de faire. Je ne vois donc pas de raison de me fâcher."
Le 13 janvier 2009, on apprenait que 26 des artistes européens impliqués dans le projet n’étaient en fait que le fruit de l’imagination de David Cerny, artiste tchèque à l’origine du projet. Biographies, commentaires et œuvres signées par des artistes fictifs sont donc le fruit d’une "mystification". L’artiste David Cerny a présenté ses excuses aux responsables tchèques "pour les avoir trompés" en déclarant "qu’il voulait savoir si l’Europe était capable de rire d’elle-même". Son geste était artistique, car, pour lui, "l’hyperbole grotesque et la mystification font partie des attributs de la culture tchèque et la création de fausses identités représente l'une des stratégies de l'art contemporain".
Alexandr Vondra, qui s’est tout d’abord dit "sous le choc", a cependant rappelé à l’occasion du lancement officiel de l’installation, le jeudi 15 janvier, qu’Entropa "est une œuvre artistique : rien de plus, rien de moins". Il s’agit aussi, selon ses termes, d’une "sorte de provocation". Comprenant "que certains puissent se sentir offensés", il a présenté ses excuses en concluant : "si Entropa devait se moquer de quelqu’un, ce serait de nous, et de moi en premier".