En vue des élections européennes du 7 juin 2009, le Bureau d'Information de Luxembourg du Parlement européen a organisé le 4 mars 2009, en collaboration avec la Représentation de la Commission européenne au Luxembourg et le Comité de Liaison des Associations d'étrangers (CLAE), une conférence-débat intitulée "Des Elections européennes pour tous ?"
Philippe Poirier, Professeur à l'Université de Luxembourg a traité la question "Parlement puissant, électeurs absents ?". Le sujet des "migrations et le Parlement européen" a été abordé par Antoni Monserrat, président du CLAE. Enfin, Nicolas Schmit, ministre délégué aux Affaires Etrangères et à l'Immigration a présenté "Le droit de vote dans le contexte de la citoyenneté". Après ces présentations, les participants ont eu l'occasion de donner leur point de vue sur les sujets présentés et d'exprimer leurs attentes vis-à-vis des prochaines élections européennes et de l'Europe en général.
Philippe Poirier a abordé les "questions assez difficiles" du pouvoir croissant du Parlement européen et de la participation des citoyens aux élections européennes. Pour ce faire, il a articulé son propos en cinq points : la structuration des pouvoirs du Parlement européen, la différenciation des pouvoirs des parlements nationaux et du Parlement européen, les partis politiques européens, la médiation politique européenne au Luxembourg et la participation des citoyens aux élections européennes au Luxembourg.
"La structuration des pouvoirs du Parlement européen a été graduelle", a expliqué Philippe Poirier, "et il a lutté pour acquérir ses pouvoirs depuis le début des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Il s’est attribué lui-même quelques pouvoirs qui n’ont été reconnus que progressivement dans les différents traités." Il a précisé qu’il y a toujours eu un déséquilibre entre d’un côté Commission et Conseil, et de l’autre côté le Parlement européen. "Le plus important pouvoir que le Parlement européen a obtenu est la codécision, qui constitue une avancée fondamentale dans l’exercice d’un parlement. Mais elle est insuffisante", a-t-il ajouté.
En comparant les parlements nationaux au Parlement européen, Philippe Poirier a constaté que les parlements nationaux ont accompagné le développement de la participation politique, ce qui n’est pas le cas pour le Parlement européen. "Le développement de ses pouvoirs est en effet historiquement disjoint de la création d’un espace public européen", a-t-il expliqué, "ce qui fait que nous ne pouvons pas comparer la situation du Parlement européen et des parlements nationaux. C’est un processus historique totalement différent dans la constitution des pouvoirs". Dans ce contexte, il a souligné que le Parlement européen n’est et ne sera pas une version d’un parlement national au niveau européen.
"La question des partis politiques européens est fondamentale", a précisé Philippe Poirier en énumérant les six fonctions principales d’un parti politique, à savoir la socialisation politique des individus, la structuration du vote et la sélection du personnel politique, l’arbitrage entre des choix politiques au sein des structures partisanes, la représentation d’une culture politique, la fonction d’entreprise politique et la monopolisation de l’activité politique. Or, les partis politiques européens ne remplissent pas ces fonctions et, de surcroît, ils souffrent d’un déficit de notoriété et de mobilisation électorale. "La majorité des électeurs ne sait pas que le CSV appartient au Parti populaire européen ou que l’ADR fait partie du groupe de l’Alliance européenne des Nations", a expliqué Philippe Poirier. "Parallèlement, il y un problème de reconnaissance et de compréhension pour les électeurs", a-t-il ajouté en précisant qu’avant 2004, il n’y avait pas de législation, ni de financements publics des partis politiques européens.
Abordant la médiatisation et la représentation du Parlement européen au Luxembourg, Philippe Poirier a expliqué que les élections européennes sont des élections de second ordre. Cela signifie qu’en matière de carrière politique, les ténors de tous partis confondus (à l’exception des partis qui n’ont jamais participé à une coalition gouvernementale) choisissent délibérément soit de siéger au parlement national, soit d’entrer au gouvernement. Les élections européennes sont aussi des élections de second ordre en termes de ressources pour la publicisation. En guise d’exemple, le rapport des dépenses que les partis luxembourgeois ont faites pour le scrutin européen et le scrutin national de 2004 était de 1 à 8, selon un rapport commandité par la Chambre des Députés. "En parallèle, il n’y a pas une européanisation de l’enjeu, et le débat politique national est projeté sur les élections européennes", a souligné Philippe Poirier en ajoutant que l’agenda politique est disjoint de l’agenda électoral.
Concernant la participation politique pour les électeurs au Luxembourg , Philippe Poirier a expliqué, citant une étude réalisée par le SESOPI, qu’en 2004, seulement 5,4 % des ressortissants communautaires étaient inscrits pour les élections européennes. Alors que le Luxembourg a un taux de record de participation aux élections européennes (dû au vote obligatoire), la moyenne du taux de participation aux élections européennes en 2004 était de 45 % dans l’ensemble de l’Union européenne. "Le taux de participation diminue d’élection en élection", a souligné Philippe Poirier, et il a ajouté que, dans tous les pays, on constate une résistance à l’extension de l’exercice du droit de vote de tous les ressortissants communautaires. "Le système électoral luxembourgeois est le handicap principal pour la participation élargie politique des ressortissants communautaires, puisque nous sommes dans le vote préférentiel. L’enjeu pour les candidats d’origine étrangère est dès lors très important parce qu’ils n’ont une popularité politique suffisante pour mobiliser un grand nombre d’électeurs", a-t-il précisé.
La concentration des votes préférentiels sur quelques candidats est un phénomène particulier constaté lors des élections de 2004. Ainsi, Jean-Claude Juncker, qui s’était présenté aux élections européennes, avait concentré près de 10 % de tous les votes préférentiels distribués ce jour-là aux élections européennes. Malgré le changement des règles et l’introduction de listes séparées pour les élections du 7 juin 2009, qui était une des remarques du Conseil d’Etat du Luxembourg dès 1979, Philippe Poirier pense que nous sommes dans une situation assez difficile en termes de mobilisation politique et que nous nous trouvons face à "la défiance des électeurs vis-à-vis des élections de second ordre. Cette défiance rejoint la crise et les difficultés que rencontrent actuellement nos démocraties représentatives dans l’Union européenne."
Antoni Montserrat, président du CLAE, travaille pour la Commission européenne, où il s’occupe des politiques de santé et plus précisément des maladies rares et neuro-dégénératives, comme la maladie d’Alzheimer. Il s’est donc nourri de son expérience pour raconter comment il était régulièrement interpellé par des associations de patients qui invitaient la Commission européenne à engager des fonds plus importants sur ces sujets. Mais, comme il doit souvent le répéter, la Commission n’a pas d’autorité budgétaire, puisque cette dernière est partagée entre Parlement européen et Conseil.
Antoni Montserrat a par ailleurs souligné que, lorsque le Parlement européen approuve un budget, ce n’est pas sur une base annuelle, comme c’est le cas dans les parlements nationaux, mais sous la forme de perspectives financières pluriannuelles. La capacité du Parlement européen à adapter le budget de l’Union européenne en temps de crise pour répondre à des besoins urgents est donc beaucoup plus limitée que celle des parlements nationaux.
Le Parlement européen est cependant, selon le président du CLAE, bien souvent "négligé dans son importance". L’autorité budgétaire dont il dispose touche des domaines aussi variés que la Politique agricole commune, la recherche, la santé, et autres domaines qui ont un impact important sur le quotidien des citoyens.
Mais, selon Antoni Montserrat, ces questions d’orientations budgétaires ne trouvent que bien rarement leur place dans la campagne électorale européenne, et c’est aussi une question de calendrier. Un des problèmes dans la campagne pour les élections au Parlement européen, c’est qu’elle se présente de la même façon que les élections nationales, alors que le fonctionnement du Parlement européen est différent. Tant et si bien que l’enjeu pour des citoyens italiens qui vivent au Luxembourg ce sera plus l’opposition entre deux figures comme Silvio Berlusconi et Dario Franceschini que la recherche ou les grands axes des politiques européennes. Pour Antoni Montserrat, "c’est le côté triste de la chose et il faut faire le maximum pour éviter cela".
Et de rappeler alors que, dans de nombreux domaines politiques, beaucoup de choses sont faites – ou encore à faire – par le Parlement européen, et le président du CLAE a alors précisé que cela concernait bien souvent aussi les ressortissants communautaires résidant au Luxembourg. Le fait de pouvoir voter pour ces élections européennes par exemple découle d’une directive tandis que les débats autour de la politique du Luxembourg en matière d’asile et d’immigration sont aussi liés à la directive dite "Retour".
Antoni Montserrat craint que les débats ne se focalisent encore sur les personnalités ou les politiques nationales au cours de la campagne pour les élections européennes, mais, en tant que président du CLAE, il constate cependant que le mouvement associatif des non-Luxembourgeois a beaucoup évolué depuis 30 ans. Alors que le paysage était marqué par les grands mouvements de la gauche des grandes communautés il y a trente ans, - et ces organisations étaient alors des "agents politiques puissants" -, leur perte de poids, accompagnée d’une diversification des acteurs et des intérêts, devrait contribuer à une meilleure perception des enjeux des élections aujourd’hui.
Car, comme l’a rappelé Antoni Montserrat, "la communauté des non-Luxembourgeois est un élément central de la démocratie au Luxembourg" et "participer aux élections européennes est", selon lui, "une manière de s’intégrer en partageant les mêmes devoirs, les mêmes désirs et les mêmes problématiques que les Luxembourgeois".
Le président du CLAE s’est donc félicité de la présence de candidats non-Luxembourgeois sur les listes électorales européennes du CSV - Tania Matias - et du LSAP - Claude Frisoni - et a conclu par une invitation au Festival des Migrations, des cultures et de la citoyenneté qui se tiendra les 13, 14 et 15 mars à Luxexpo.
Nicolas Schmit, ministre délégué aux Affaires Etrangères et à l'Immigration, a souligné l’importance des élections européennes, "élections fondamentales pour tous les Européens et pour l’Union européenne", qui constituent un symbole et un acte citoyen important. L’idée de l’élection directe du Parlement européen est aujourd’hui intimement liée à la citoyenneté européenne, mais elle a commencé à germer pendant les années 1980 au moment où on s’est rendu compte que l’Union européenne était plus qu’une entité économique. "C’était l’époque du grand rêve fédéral", a expliqué Nicolas Schmit.
"L’introduction du droit de vote du citoyen européen dans le Traité de Maastricht était quelque chose de très innovant", a précisé le ministre en ajoutant qu’on avait ainsi élargi le droit de vote à tous les citoyens européens quel que soit leur lieu de résidence. A l’époque, le Luxembourg avait demandé des dérogations "peu glorieuses", a expliqué Nicolas Schmit, parce que de nombreuses craintes étaient associées au droit de vote pour les citoyens européens. Mais aujourd’hui, on a changé, et on a diminué la période de résidence et on a amélioré les conditions d’inscription aux listes électorales. En parallèle, de nombreuses campagnes ont été lancées pour inciter les citoyens européens à s’inscrire sur les listes électorales. Selon le ministre, toutes ces mesures donnent lieu à être optimiste et permettent d’espérer que beaucoup vont encore s’inscrire sur les listes électorales et que le faible taux de participation de 2004 pourra être dépassé.
"Nos démocraties ne vivent que parce que les citoyens peuvent participer au développement démocratique", a déclaré Nicolas Schmit, et il a revendiqué l’implication de tous les citoyens européens si nous voulons "une démocratie européenne vivante, un contrôle accru des citoyens par le biais d’un parlement crédible, légitime et légitimé par un vote massif dans nos pays". Sa plus grande crainte est d’ailleurs que le taux de participation soit faible, ce qui signifierait que l’Europe sortirait affaiblie des élections.
Pour éviter un tel scénario, Nicolas Schmit pense que les gouvernements et les associations doivent tout faire pour inciter les citoyens à participer à ces élections européennes. "Ce sera un test d’ancrage de l’Europe dans nos têtes, mais aussi un test de l’intégration des citoyens européens dans la société luxembourgeoise", a-t-il ajouté en exprimant son souhait que le 12 mars 2009 (date de clôture des listes électorales aux ressortissants communautaires) va montrer que la campagne était un succès et que beaucoup de personnes se sont inscrites sur les listes.
En guise de conclusion, Nicolas Schmit a déclaré qu’il attend une vraie campagne électorale européenne qui permettra d’exprimer les enjeux, les visions et les projets européens. Selon le ministre, ces élections constituent une vraie chance aux citoyens européens pour exprimer une forme de sanction mais aussi pour donner un signal politique. Et de conclure : "C’est ainsi qu’il faut travailler pour que la citoyenneté européenne prenne toute sa dimension dans une Europe qui ne peut progresser que si elle est démocratique et où les citoyens se sentent maîtres du destin européen."
Les interventions ont été suivies de questions d’un public venu en nombre à cette soirée de débat. Interpellé sur le rôle du Parlement européen pour le "rêve fédéraliste", Philippe Poirier a rebondi sur la question de savoir s’il y a bien des projets concurrents clairs entre les différents partis politiques européens. Le politologue a expliqué que les différences et les nuances sont nombreuses entre les partis européens, mais qu’à la lecture de leurs programmes, il est difficile de saisir ce qui les distinguent et quelles sont les orientations économiques et sociales qui les séparent. La difficulté réside donc dans la médiation et la perception des choix politiques de ces partis qui ne maîtrisent pas leur agenda politique. Par ailleurs, si les partis nationaux se distinguent par leurs politiques européennes, la contamination des politiques nationales est importante.
Interpellé sur la défiance des Européens, Philippe Poirier a précisé que cette défiance à l’égard de la démocratie participative et un certain désengagement citoyen, qui sont préoccupants, sont cependant aussi contrebalancés par une grande activité citoyenne et associative qui constitue progressivement un espace public européen. Et à cet égard, les critiques adressées au Luxembourg par certains pays voisins témoignent d’une certaine européanisation des débats.
A une remarque d’une fonctionnaire européenne originaire de la République Tchèque venue témoigner pour ses collègues qui viennent travailler à Luxembourg dans le cadre de contrats temporaires d’une durée souvent inférieure aux deux ans nécessaires pour pouvoir s’inscrire sur les listes électorales européennes, Nicolas Schmit a répondu que "ces deux ans sont deux ans de trop" et que cette clause restrictive "sied mal à un pays qui est un des berceaux de l’idée européenne".
La réaction tardive de l’Europe à la crise a ensuite été évoquée dans l’assistance et Nicolas Schmit a expliqué que la crise constituait à ses yeux un "test pour l’Europe". Soit elle en sortirait renforcée, soit, "si chacun construit ses petits murs et ses petites mesure", elle risquerait d’en sortir "morcelée et faible". Le ministre, faisant la comparaison avec les mesures prises par les Etats-Unis, a jugé les Européens "timides et anxieux", alors que les citoyens attendent selon lui "une initiative collective forte de l’Europe".
La notion de déficit démocratique a ensuite été abordée et Nicolas Schmit a précisé que "l’Europe était plus démocratique que nous ne le pensions souvent". Ainsi, selon lui "en clamant ce déficit démocratique, on risque de décrédibiliser les élections européennes", alors que le Parlement européen dispose de pouvoirs considérables. Il a par ailleurs rappelé que le Traité de Lisbonne prévoyait que les résultats des élections européennes seraient pris en compte lors du choix du président de la Commission.. Le problème est donc un manque de visibilité des enjeux politiques européens – comme par exemple la sortie de crise, soit en poursuivant une politique libérale, soit en revoyant le credo économique et social de l’Europe - auxquels les partis européens, qui sont des plateformes assez vagues, ne répondent pas pour le moment.
Pour Antoni Montserrat, s’il ne faut pas abuser de l’expression, le déficit démocratique existe. Revenant sur la crise économique, il a évoqué les débats menés aux Etats-Unis au niveau des deux chambres parlementaires pour adopter un plan de sortie de crise en expliquant que c’était chose impossible au Parlement européen. L’impossibilité de voter un budget d’urgence ou un paquet de mesures économiques limite l’action du Parlement européen, et c’est en ce sens qu’on peut, selon lui, parler de déficit démocratique. Il a tenu enfin à faire le distinguo entre une réelle politique européenne et une coordination des politiques nationales.
Philippe Poirier estime pour sa part qu’il n’y a pas de déficit démocratique. En effet, ce sont 27 gouvernements élus qui siègent au Conseil et le Parlement européen est lui aussi élu au suffrage direct par des millions d’électeurs. Le problème réside ailleurs pour le politologue et il s’agit plutôt à ses yeux d’un décalage entre offre et demande politique sur les questions européennes. Les mécanismes d’offre fonctionnent mal et sont mal compris par les citoyens. Par ailleurs, l’offre se concentre trop sur des questions institutionnelles, qui sont certes nécessaires, mais qui ne répondent pas à une demande des citoyens qui relève plutôt de questions économiques ou sociales.
De plus, la structuration des pouvoirs au sein des institutions est très différente de ce que les gens connaissent au niveau national et il est difficile pour les citoyens, mais aussi pour les élus, de comprendre qu’il existe deux régimes politiques distincts qui ont des fonctions et un fonctionnement différents. Aussi, pour le politologue, les élus ne sont pas toujours préparés au mieux pour mener campagne sur des questions européennes.