L’Institut d’Etudes européennes et internationales du Luxembourg (IEEI) accueillait, le 24 avril 2009, à la Maison de l’Europe, un panel d’une vingtaine de spécialistes autour du sujet "Union européenne, Russie et `Europe centrale du Sud-Est´". Il s’agit là de l’Ukraine, du Belarus et du Caucase et l’étrangeté de ce titre en dit long sur la complexité du sujet et sur la difficulté à nommer et définir ce territoire stratégique dans les relations entre Union européenne et Russie.
C’est sous la forme d’une table ronde que les enjeux soulevés par cet espace ont été abordés par des participants provenant de Russie, d’Ukraine, de différentes universités européennes, mais aussi par des représentants de l’OTAN ou de l’OSCE.
Edouard Malayan, ambassadeur de la Fédération de Russie au Luxembourg, a introduit cette journée de discussions en posant très clairement le principe qui, du point de vue des Russes, doit être nécessairement respecté pour une possible coopération entre Union européenne et Russie : "N’essayez pas de construire de nouvelle ligne de division", a-t-il en effet exhorté.
Vladimir Baranovsky, directeur adjoint de l’IMEMO (Institute of World and International Economic Relations) à Moscou, qui a tenu à souligner le rôle important du Luxembourg en termes d’analyse dans le domaine des relations internationales, est revenu en arrière dans le temps. Il s’agissait pour lui de montrer comment, au cours de ces 20 dernières années, ce qu’on appelle "Europe centrale" s’est peu à peu déplacé vers l’Est. Ainsi, il y a dix ans de cela encore, on appelait Europe du Sud-Est les Balkans, tandis que l’on parle désormais sous ce terme du Caucase.
Pour Peter Schulze, professeur en sciences politiques à l’Université de Göttingen, il faut plutôt parler d’une "Europe de l’entre-deux" au sujet de ces pays qui subissent l’influence tant de la Russie que de l’Union européenne et dont la vie culturelle, économique et politique est soumise à la force d’attraction de ces deux pôles. C’est pour lui un fait structurel. Et il n’y pas à ses yeux d’institutions en mesure de régler ces problèmes. Dans ce contexte, l’Union européenne, qui n’a ni politique étrangère ni capacité de défense, est "immobilisée".
Vladislav Inozemtsev, fondateur et directeur scientifique du Centre for post-industrial Researches de Moscou, estime pour sa part que la question est celle du leadership dans la région. Et il considère à ce titre que l’Union européenne dispose, grâce à un "pouvoir de séduction" certain, d’un immense potentiel d’influence. Il a tenu à souligner que l’Union européenne a une longue expérience en matière de dialogue d’égal à égal avec des pays, même petits, ce qui est loin d’être le cas de la Russie.
Vladislav Inozemtsev a regretté cependant que le président russe Dimitri Medvedev ne soit "pas pris au sérieux", et ce malgré ses récentes propositions en matière de sécurité paneuropéenne (Berlin, juin 2008), ou, plus récemment de nouvelle charte de l’énergie. Celles-ci sont en effet pour le moment restées lettres mortes.
Richard Sakwa, professeur en sciences politiques à l’Université du Kent, qui considère qu’"une nouvelle ligne de division" est bien l’enjeu ici, a expliqué que nous étions désormais, vingt ans après la fin de la guerre froide, dans une période de remise en question à la fois institutionnelle et conceptuelle.
Dans ce contexte, l’Union européenne elle-même, née d’une initiative de paix, est, aux yeux, de Richard Sakwa, en train de changer de nature et de devenir un instrument susceptible de semer la division. C’est le cas pour lui quand l’Union européenne parle en termes de "soft power" (ou "puissance douce") et non plus en termes de "puissance normative". Et pour lui, l’Union européenne "joue là avec le feu".
Car face à cela, la Russie est une "puissance hégémonique en Eurasie", et il s’agit pour Richard Sakwa d’une réalité géopolitique. De plus, la Russie aspire à émerger en tant que "faiseur de normes", et non plus seulement en tant que "preneur de normes", et elle entend de la sorte devenir un interlocuteur constructif.
Robert Goebbels, eurodéputé luxembourgeois, a expliqué que le problème de l’Union européenne, "géant économique sans politique étrangère commune", est qu’elle "n’a rien d’autre à offrir que l’élargissement". Or, la politique d’élargissement est loin d’être populaire auprès des citoyens européens et une consolidation est nécessaire avant la perspective de nouveaux élargissements.
Pour Vladimir Baranovsky, qui a souhaité faire une liste des difficultés posées par cet espace du côté russe, il est difficile de dépasser les approches traditionnelles et pour la Russie, le problème de cet espace de l’entre-deux est encore une question de sphère d’influence. Pour lui, la Russie, qui a vu ces dernières années son "retour dans l’arène internationale", témoigne d’une confiance en soi "excessive" et ne fait pas assez preuve de sensibilité à l’égard de ses voisins. En se focalisant sur le refus d’un élargissement de l’OTAN dans l’espace de l’ex-URSS, la Russie se fait, selon le chercheur russe, "l’otage de sa propre attitude".
Swetlana Glinkina, professeur et directrice adjointe de l’Institut d’Economie de l’Académie des Sciences de Moscou, a soulevé la question de l’identité de la Russie. La Russie, qui n’a selon elle pas encore de statut définitif, se trouve face à un problème de survie, et il ne faut tout analyser en termes d’impérialisme ou de communisme. L’enjeu est à ses yeux de savoir si l’UE laissera saisir à la Russie l’opportunité de retrouver un rôle central dans l’espace eurasien.
Oleg Kokoshinskiy, vice-président du Conseil atlantique de l’Ukraine, considère que la perception de l’Ukraine est un problème majeur tant dans les relations avec l’OTAN – et il a rappelé notamment que l’idée d’une intégration de l’OTAN par son pays n’avait, avant la révolution orange de 2004, pas soulevé d’opposition de la part de la Russie - que dans le cadre de la crise du gaz – au cours de laquelle il a relevé la difficulté d’un dialogue réunissant en même temps les trois parties, à savoir l’Ukraine, la Russie et l’UE.
Anatoly Korenjasew, parlementaire russe, a pour sa part expliqué l’importance de la coopération entre Russie et pays de la Communauté d’Etats indépendants. Ainsi, à ses yeux, une meilleure coopération au sein de la CEI, sans domination russe, pourrait contribuer à de meilleures relations avec l’Union européenne.
Michel Duray, directeur du Centre d’information et de Documentation de l’OTAN à Kiev, estime que l’essentiel est de ré-initier un sentiment de sécurité au sein des différentes sociétés sans pour autant créer de nouvelle ligne de division. Il a expliqué la difficulté qui résidait dans les différences de conceptions qui existent par exemple entre le terme de "security" de l’OTAN et le concept russe de "bezopasnost’", qui signifie l’absence de danger.
Réagissant aux propos d’Oleg Kokoshinskiy, qui a appelé à des changements en matière de démocratie et d’égalité entre les interlocuteurs dans le cadre des relations entre Ukraine, Russie et UE ou encore OTAN, Swetlana Glinkina a soulevé la question des différentes interprétations du terme de démocratie.
Elena Korosteleva-Polglase, maître de conférences en politique internationale à l’Université Aberystwyth, a pour sa part regretté que l’Union européenne ne tienne pas plus compte, dans son approche de ses partenaires orientaux, des différences de valeurs et d’intérêts. A ses yeux en effet, en arrivant avec son idée de "valeurs partagées" pour promouvoir la démocratie libérale, sans tenir compte des spécificités de chacun des pays, où des régimes forts peuvent avoir une certaine forme de "légitimité populaire", l’Union européenne risque d’échouer et d’être confrontée à de sérieux malentendus.
Dov Lynch, conseiller politique auprès du secrétaire général de l’OSCE, a mis en avant la question de la sécurité européenne, que la Russie a remis sur la table par l’intermédiaire de la proposition faite à Berlin par le président russe Dimitri Medvedev en juin 2008. Il a tenu à distinguer deux aspects de la question, à savoir les problèmes réels, (comme le contrôle des armes, dont le cadre est fragmenté, ou encore les conflits encore non résolus de l’ancien espace soviétique), et les problèmes de perception (liés à l’élargissement de l’OTAN, mais aussi aux problèmes de double standards en termes de protection des droits de l’homme ou des minorités par exemple). Dov Lynch, qui constate dans ce domaine "un sens grandissant de la dissonance", considère cependant que l’OSCE sera le cadre juste pour mener les discussions autour de la proposition de Medvedev. En effet, l’OSCE reste une organisation qui peut fixer des règles pour une Europe au sens large, et ce en dépit des différences de destinées, de valeurs ou de concepts qui peuvent la diviser.
Michel Duray considère que la résolution de ces questions de sécurité peut se faire par une approche globale et il voit dans l’OTAN une "sorte d’organisation de Bretton Woods de l’après-guerre froide". Pour lui, l’OTAN doit travailler avec la Russie et il a invité les partenaires russes "à ne pas s’isoler eux-mêmes".
Aux yeux de Vladislav Inozemtsev, les relations entre Union européenne et Russie auraient besoin d’un nouveau cadre institutionnel, et il a notamment exclu l’OTAN, qui reste un sujet "très sensible" pour la Russie.
L’idée d’un nouveau "toit pour le futur partenariat" est partagée aussi par Sergei Goncharenko, directeur adjoint du Département de Coopération économique du Ministère des Affaires étrangères russes.
Pour Adrian Pabst, chercheur auprès de l’IEEI, les questions de sécurité européenne devraient être discutées au sein de nouveaux fora et il est surtout indispensable à ses yeux de lier à nouveau géopolitique et géo-économie, donnant à la première plus de poids qu’elle n’en a eu au cours des dernières années. La question est en effet à ses yeux d’arriver à un modèle global basé sur le niveau local.
Richard Sakwa appelle à penser les relations UE-Russie avec plus d’imagination et estime qu’un concept pan-eurasien est nécessaire, une sorte de "pan-Union européenne, dotée d’une Commission" qui lui conférerait une "dynamique supranationale".
Gerhard M. Ambrosi, professeur en économie politique à l’Université de Trèves, a réagi à cette proposition en expliquant que c’est la coopération concrète, "triviale" engagée selon la méthode de Jean Monnet, qui avait rendu possible le processus d’intégration européenne. Aussi, plutôt que de parler de pan-Union européenne, il faudrait développer ce type d’approche, plus fonctionnaliste, dans les relations de l’UE avec l’Est et la Russie.