Claire Rodier, juriste auprès du groupe d'information et de soutien aux immigrés (GISTI), compte parmi les membres fondateurs du réseau euro-africain Migreurop. Invitée par le forum IRTS de Lorraine à donner une conférence à Thionville le 17 novembre 2009 dans le cadre du festival Des Frontières et des Hommes, Claire Rodier a choisi de démontrer, cartes, photos et exemples à l’appui, comment la politique migratoire européenne tend à "délocaliser" peu à peu les frontières extérieures de l’UE vers l’Est et vers le Sud, pour "mieux repousser les migrants".
C’est en plaçant sous les yeux de l’assistance une carte, réalisée par le réseau Migreurop, représentant les "nasses" que constituent les centres de rétention sur le parcours de migrants en Europe que Claire Rodier a introduit son propos. Son objectif est de regarder aux frontières de l’UE, et au-delà, pour comprendre les conséquences d’une politique européenne à laquelle elle s’est intéressée dès la fin des années 90, moment où la question des migrations a commencé à faire l’objet de politiques communes dans l’UE.
"L’Europe forteresse" qui est souvent invoquée, elle est, comme l’a montré Claire Rodier avec des images de Melilla, bien visible par endroit. Pourtant, elle est aussi pleine de brèches. Certaines sont légales, et sont surtout constituées de mécanismes de sélection, comme la carte bleue européenne qui a pour objectif d’attirer des migrants hautement qualifiés dans des secteurs déficitaires. Et pour éviter qu’ils ne partent outre Atlantique, les délais et les formalités sont ainsi allégés pour ces migrants de choix.
D’autres brèches sont, quant à elles, illégales. Ce sont les voies utilisées par les migrants que l’on appelle, bien souvent abusivement, les "clandestins". Pour Claire Rodier, ces voies là sont d’une certaine façon aussi un moyen de filtrer une main d’œuvre utile. Car ceux qui arrivent à passer se retrouvent bien souvent dans la position de proies faciles pour le travail au noir, que ce soit dans les secteurs de la construction, de la restauration ou encore de l’agriculture.
Cette "fausse forteresse" se caractérise aussi par une grande malléabilité de ses frontières qui sont de moins en moins matérialisées. Les frontières physiques de l’Europe se sont en effet progressivement déplacées. Une première phase, qui est pratiquement achevée, a consisté à permettre la libre circulation des personnes dans les Etats membres, un des éléments capitaux du traité de Rome. Ainsi, la décision de supprimer les contrôles à l’intérieur de l’espace Schengen en 1986 a été suivie d’une extension progressive de ce mécanisme qui concernera bientôt l’ensemble de l’UE, en dehors de la Grande Bretagne et de l’Irlande qui ont choisi d’en rester exclues.
La contrepartie de cet espace sans frontières, c’est pourtant le renforcement de ses frontières extérieures qui est devenu, depuis la fin des années 90 et le début des années 2000, un axe majeur de la politique migratoire européenne. Ce processus a conduit à une nouvelle phase, qui consiste à repousser ces frontières.
Un exemple frappant a marqué le début de ce processus. La première fois que des navires de la marine italienne ont raccompagné à Tripoli des boat people récupérés tout près de l’île de Lampedusa, un ministre italien a qualifié les faits "d’événement historique". C’était en effet un précédent dans la mesure où la convention sur le sauvetage en mer prévoit que les personnes sauvées soient reconduites dans le port le plus sûr le plus proche. Or Tripoli, où ces migrants ont été livrés à la police, est loin, pour Claire Rodier, d’être le port le plus sûr. La Lybie est en effet connue pour ne pas respecter le droit des migrants et notamment des demandeurs d’asile. Les personnes livrées par la marine italienne ont donc sans doute été détenues avant d’être déportées, et ce alors qu’un certain nombre d’entre elles auraient pu prétendre au statut de réfugié.
Depuis le mois de mai 2009, tous les bateaux de migrants qui arrivent à proximité des côtes maltaises et italiennes sont désormais refoulés en Lybie. Et la plupart des migrants sont emprisonnés dans la trentaine de centres de détention mis en place en Lybie, en partie financés par l’Italie par le biais d’un accord entre l’Italie et le colonel Khadafi.
Cet exemple illustre selon Claire Rodier les dangers d’un processus qui consiste à transférer les responsabilités de l’UE vers des pays tiers qui, bien souvent, ne sont pas en capacité politique ou économique de s’occuper correctement des migrants.
Ce processus, il a commencé dans les années 90, alors que se mettait en place l’espace Schengen, avec la mise en place d’un filtrage aux frontières par l’intermédiaire d’une politique commune de visas, à savoir le système Schengen, qui fixe les modalités d’entrée dans cet espace.
Le processus s’est poursuivi avec la mise en place progressive de contrôles qui se font en amont des frontières extérieures de l’UE. Ainsi, en 2004, il a été décidé de mettre en place un réseau d’officiers de liaison "immigration". Constitué de fonctionnaires des Etats membres détachés dans des pays tiers, ce réseau a pour objectif de lutter contre l’immigration illégale en procédant à des opérations de profilage, d’identification, d’identification de faux documents, de repérage. Une opération qui a vocation à réduire la charge de contrôle à l’arrivée. Et les résultats se font sentir à en croire les chiffres observés par l’Anafé, association française d’assistance aux frontières pour les étrangers, qui a constaté une chute spectaculaire du nombre de personnes coincées dans la zone d’attente de l’aéroport de Roissy.
De la même façon, l’agence Frontex, qui est dotée d’importants moyens financiers pour coordonner le contrôle aux frontières de l’UE, mène-t-elle des opérations d’interception maritime, en Méditerranée, mais aussi terrestre, et ce notamment dans ce qu’on appelle la "frontière verte", une zone montagneuse située entre la Pologne et l’Ukraine.
Ce qui prime dans le discours européen, c’est l’idée d’une solidarité européenne en matière de protection des frontières. Ainsi, les Etats membres les plus "menacés" bénéficient-ils de l’aide des autres pour mettre en place des contrôles à l’extérieur des frontières de l’UE afin de limiter les contrôles sur les frontières elles-mêmes.
Fin 2007, un ministre espagnol s’était ainsi félicité d’une chute du nombre de "callacos", ces migrants qui arrivent par bateaux sur les côtes espagnoles des îles Canaries, grâce aux interventions menées par Frontex. Mais pour la même période, Claire Rodier a tenu à préciser que le nombre de cadavres échoués sur les côtes avait lui augmenté de 50 %. Les bateaux utilisent en effet des voies détournées et plus dangereuses pour échapper aux contrôles.
Cette délocalisation progressive des frontières se double parfois d’un processus de privatisation des contrôles. Ainsi par exemple, des sanctions sont désormais infligées aux transporteurs qui convoient des personnes en situation illégale. Ils doivent en effet prendre en charge les frais de refoulement des personnes qu’ils ont convoyées et payer une amende. Un processus que Claire Rodier analyse comme une forme de transfert des responsabilités des Etats à des agents privés, ce qu’elle juge inquiétant au regard du droit d’asile. De plus, cela a pour conséquence l’utilisation de voies illégales d’entrée dans l’UE.
Le principal instrument du déplacement des frontières, c’est cependant l’externalisation des contrôles qui consiste à sous-traiter à des pays tiers, qu’ils soient des pays de transit ou des pays de départ, les opérations de blocage des migrants. Ce mécanisme est encadré par des accords de coopération, d’aide au développement ou de gestion concertée des flux migratoires. En 2002, au sommet de Séville, il a en effet été décidé, au nom de la lutte contre le terrorisme international, d’assortir tout accord commercial ou économique conclu par un Etat membre avec un pays tiers d’une clause migratoire qui prévoit un accord de réadmission. L’objectif ? Inciter les pays de transit à arrêter les migrants en route pour l’UE pour ne pas avoir à les récupérer après leur refoulement aux frontières de l’UE.
Depuis 2004, ce principe est selon Claire Rodier la clef de voûte de toutes les négociations menées avec les voisins de l’Est et du Sud et il a aussi été intégré au Pacte d’asile et d’immigration de 2008. Les accords de réadmission bilatéraux vont souvent de pair avec l’octroi, par exemple, de visas pour des travailleurs provenant du pays concerné. C’est le cas notamment d’un accord entre l’Italie et la Tunisie. Mais l’Espagne pratique aussi cette politique du donnant-donnant avec son plan Afrique de 2006. Ainsi, quand on regarde sur une carte l’évolution de l’externalisation entre 2002 et 2007, on se rend compte qu’en matière de contrôle migratoire, la frontière de l’UE descend toujours plus au Sud.
La sous-traitance intervient dans des cadres politiques différents. Ainsi, au-delà des accords bilatéraux, la politique de voisinage, qui permet d’associer dans des cadres politiques facilitant les relations économiques, culturelles et politiques ce que Claire Rodier appelle "l’empire européen" et ses voisins, comporte-t-elle elle aussi toujours une dimension migratoire. Celle-ci prend la forme d’une clause qui prévoit une participation au contrôle des flux migratoires. De même, le dialogue euro-africain lancé en 2006 avait pour thématique migrations et développement. En fait, pour Claire Rodier, la question de la sécurité des frontières y occupe une place prépondérante.
Les conséquences de cette délocalisation se traduisent notamment par une baisse spectaculaire du nombre de demandes d’asile depuis 2001 en Europe. Ainsi entre le début des années 1990 et 2006, et ce alors que l’UE a connu d’importants élargissements pendant cette période, il y aurait 70 % de demandeurs d’asile en moins. Le résultat de cette politique migratoire, c’est donc une mise à distance des personnes qu’on ne tient pas à voir passer les frontières. Et au-delà des contrôles, Claire Rodier évoque aussi certains processus législatifs consistant à inscrire toujours plus de pays dans les "listes de pays sûrs" dont les ressortissants n’ont pas de légitimité à demander l’asile.
Autre conséquence, la mortalité migratoire qui a beaucoup augmenté, même s’il est toujours extrêmement difficile d’avancer des chiffres. En ajoutant aux chiffres donnés par la presse ceux communiqués par les Etats, on compterait, entre 1988 et 2008, 15 000 personnes mortes sur leur parcours vers l’UE. Et il est probable que ce chiffre soit bien en-deçà de la réalité dans la mesure où beaucoup disparaissent en mer tandis que les témoins de certains de ces drames se taisent sur ce qu’ils ont pu voir. Le phénomène est cependant visible à Lampedusa, à Calais ou encore en Algérie où les migrants inconnus ont désormais leurs cimetières.
La violence et la précarité sont aussi le lot des migrants, et ce notamment dans les pays de transit où les migrants se retrouvent retenus de plus en plus longtemps. Un processus de précarisation que Médecins du Monde a documenté au Maroc auprès de migrants commencent à s’établir dans des zones d’attentes pour une période de transit durable et sans prise en charge.
L’enfermement est aussi une des conséquences de cette politique. La détention administrative est en effet devenue un moyen de gérer les flux migratoire. Pour le seul territoire de l’UE, Migreurop estime ainsi à 30 000 le nombre d’étrangers retenus dans 250 à 300 centres de rétention. Et ce sans avoir commis le moindre délit, sans avoir fait l’objet de la moindre condamnation. Ce phénomène est renforcé, selon Claire Rodier, par la directive "retour" de décembre 2008 qui valide le principe d’un enfermement pouvant aller jusqu’à 18 mois en attendant un éloignement.
La plupart du temps, les conditions de rétention sont, qui plus est, mauvaises. Et les choses ne s’arrangent pas avec l’extension du processus d’enfermement au-delà des frontières de l’UE, dans des pays comme l’Ukraine, la Turquie ou la Lybie, où ne s’imposent pas nécessairement les standards européens minimaux de rétention. Si Claire Rodier reconnaît qu’il est difficile d’avoir des informations sur ces centres de rétention, elle souligne cependant que des cas de rétention de mineurs, de personnes malades, mais aussi des cas de violence filtrent de ces centres qu’elle considère comme des lieux de non-droit.
Enfin, cette politique a pour conséquence une augmentation de la tendance à entraver la mobilité des migrants dans leurs déplacements, quels qu’ils soient. Ainsi, certains pays, comme le Sénégal ou les pays du Maghreb, ont-ils promulgué des lois visant à réprimer non seulement l’immigration illégale mais aussi "l’émigration illégale". Cette expression, qui n’a, comme le souligne Claire Rodier, aucune légitimité au regard des Droits de l’Homme, se propage dans la presse et dans la bouche des politiques. Pour la juriste, cela évoque, bien tristement, le modèle soviétique, dans lequel les citoyens étaient prisonniers de leurs propres frontières.
Pour conclure cet état des lieux qu’elle qualifie de "scénario catastrophe", Claire Rodier a lancé une invitation à réfléchir à des alternatives à ces logiques qui enferment, qui tuent et qui créent de la violence. Ce qui se passe en ce moment, elle le décrit comme la mise en place d’une sorte d’apartheid mondiale. Et l’idée en est insupportable sur le plan humanitaire, bien sûr, mais aussi au-delà car cette séparation signifie aussi la fin des échanges, un décalage entre un discours promouvant la mondialisation et une circulation des personnes qui est en quelque sorte le "maillon manquant".
Cette question de l’impossibilité de continuer ainsi à long terme, beaucoup la soulèvent, que ce soit l’Unesco dans une enquête intitulée Migrations sans frontières ou encore le PNUD dans son rapport appelé Lever les barrières.
Les seuls qui restent pour le moment en retrait de cette prise de conscience partagée, ce sont pour le moment les politiques et les gouvernements. Pour Claire Rodier, il convient de les aider à sortir de cette approche exclusivement sécuritaire de la question migratoire, car celle-ci sera réglée par des politiques qui ne relèvent pas des politiques migratoires. Ce qu’il convient de faire, c’est de régler les déséquilibres qui se creusent de façon à ce que les conditions de vie, économiques et politiques, permettent aux gens d’avoir le choix de partir ou de rester.