L’ancien Premier ministre et dirigeant social-démocrate français Michel Rocard était le 27 janvier 2010 l’hôte de la Fondation Robert Krieps pour évoquer les perspectives de la social-démocratie en Europe dans un contexte de crise économique et financière.
Le président du POSL, Alex Bodry, a accueilli Michel Rocard en abordant la situation paradoxale des partis sociaux-démocrates affiliés au PSE qui reculent sur le front électoral "au moment même où le capital montre ses limites et où les citoyens demandent plus de régulation". Le congrès du PSE à Prague vient selon Alex Bodry de révéler "le désarroi qui règne parmi les socialistes" qui ne savent s’il faut opter pour un retour aux sources ouvrières du socialisme ou pour une continuation du réformisme type 3e voie.
Est-ce un paradoxe, est-ce une injustice que cette situation ? Michel Rocard a essayé de tracer des voies "pour sortir de cette bizarrerie" en y allant par un plan en trois parties : l’histoire de la social-démocratie, l’actuelle transformation intérieure du capitalisme et les options sur lesquelles l’actuelle confrontation entre social-démocratie et capitalisme financier débouche.
Pour Michel Rocard, l’apparition de la social-démocratie est liée à celle du capitalisme. "L’économie de marché est une invention magnifique", a-t-il affirmé. Avec l’extension de cette économie de marché dynamisée au 19e siècle par le recours combiné aux machines à vapeur et aux sociétés anonymes, elle a amélioré de plus de 140 fois le niveau de vie des personnes par rapport à ceux qui ont vécu à la fin du 19e siècle. Mais ce capitalisme a commencé "de manière sauvage", et c’est la réponse à cette sauvagerie, "la colère ouvrière", qui a produit les mutuelles, les coopératives, les syndicats qui se sont rassemblés dans ce qui est devenu le mouvement social-démocrate.
Le capitalisme est "formidablement efficace, mais aussi cruel et instable". Si les pays d’Europe l’ont malgré tout accepté, c’est en essayant d’utiliser son efficacité pour réduire sa cruauté d’abord, et son instabilité ensuite. Et ce fut grâce à la social-démocratie qui s’est regroupée en Europe au sein de la IIe Internationale. Bien que celle-ci fût longtemps sous influence marxiste, Michel Rocard a tenu à insister sur le fait que si l’objectif du mouvement social-démocrate de l’époque était l’appropriation collective des moyens de production par la majorité ouvrière, ni Marx ni ses adeptes sociaux-démocrates n’ont incité à la violence. Plus tard, Friedrich Engels a donné beaucoup d’attention au "potentiel du suffrage universel". Ce n’est qu’avec Lénine que le marxisme véhicule des options violentes et se transforme en étatisme. La IIe Internationale refusera en 1923 de suivre les bolchéviks. La social-démocratie, "qui se méfie de la police et du recours à la force", préférera, ainsi Michel Rocard, la liberté au règne des militaires et des polices, qui mèneront en URSS au Goulag et à ses 50 millions de morts.
La grande rupture dans le mouvement social-démocrate intervient selon Michel Rocard en 1932 en Suède, où, après des grèves, les sociaux-démocrates parviennent au pouvoir par le suffrage universel. Après 6 mois d’exercice du pouvoir, ceux-ci renoncent aux nationalisations qui étaient leur première priorité. La démocratie politique, la démocratie sociale et la production économique sont mises en avant.
L’économie sociale de marché devient l’objectif structurel essentiel de la social-démocratie européenne après la Deuxième Guerre Mondiale. L’un après l’autre, les partis dits socialistes s’y rallient, même si des crispations à ce sujet traversent toujours certains de ces partis, notamment en France, "où l’économie est peu enseignée" et où le PS ressemble désormais "à des écuries présidentielles concurrentes". Malgré cela, il est, selon Michel Rocard, nécessaire d’affirmer qu’économie de marché et liberté vont de pair, mais que cette économie doit être régulée. Qu’une telle démarche soit parfois "moins lisible" par les citoyens est une conséquence que ceux qui la défendent en politique doivent assumer.
La limitation du temps de travail, l’introduction des congés payés, de la sécurité sociale et des loisirs sont des acquis du mouvement social-démocrate qui remontent surtout aux années qui ont suivi la Seconde Guerre Mondiale. Si donc ce que Michel Rocard appelle "la cruauté du capitalisme" a pu être limité, son instabilité reste. Avant la crise de 1929, le capitalisme était marqué par des crises cycliques tout en restant une économie du plein emploi. La crise de 1929 constitue une première rupture. Le chômage est massif, et les filets sociaux étant encore faibles, les salariés au chômage connaissent souvent la faim.
Malgré la concurrence du modèle soviétique, l’économie de marché reste le système le plus fort après 1945, parce que trois stabilisateurs interviennent : la sécurité sociale et l’Etat-Providence, dont Michel Rocard attribue le mérite à l’économiste et homme politique britannique libéral William Beveridge dont les idées ont été reprises par le Labour après la guerre ; le rôle économique de l’Etat qui incite aux investissements tel qu’il a été défini par Keynes et le dialogue social, dont l’idée remonte à un Henry Ford qui déclarait "je paie mes salariés pour qu’ils achètent mes voitures". La conséquence de l’interaction de ces trois attitudes stabilisatrices ont été la croissance moyenne de 5 %, le plein emploi et l’absence de crise financière des Trente Glorieuses.
La cassure intervient pour Michel Rocard en 1971. Les USA, en pleine crise budgétaire et embourbés au Vietnam, décident, unilatéralement, de mettre fin à la convertibilité du dollar en or. Les changes deviennent flottants. Les prix changent. La productivité devient difficile à évaluer. La prévisibilité se complique pour les entreprises. Les banques proposent alors des assurances contre les évolutions en pointe ou en creux des prix. Les produits dérivés sont créés. Les contrats connexes prolifèrent pour garantir une fixité des prix. Ces contrats, qui deviennent des produits que l’ont peut acheter, créent en fait de la monnaie, génèrent des fortunes spéculatives, de sorte qu’avant la crise des sub-primes, pour un dollar commercial, 110 à 120 dollars financiers circulent. La conséquence en est un excès de liquidités sur le marché mondial.
Parallèlement, alors que les grandes entreprises ont été longtemps dirigées par des managers salariés qui privaient de fait les actionnaires de leur pouvoir, ces derniers se sont peu à peu regroupés. Des regroupements de liquidités se sont mis en place sous forme de fonds collectifs – fonds de pension, d’investissement ou d’arbitrage - qui ont en quelque sorte "pris le pouvoir dans l’économie mondiale" en constituant très vite des minorités de blocage dans les actionnariats. La stratégie est de faire de l’argent tout de suite, sans égard pour l’historique et les responsabilités des entreprises reprises et revendues, souvent démantelées. Les entreprises se précarisent, leurs salariés sont précarisés, la production devient souvent un travail d’assemblage. Plus il y a de précarité, plus la croissance se grippe.
C’est dans ce contexte qu’a explosé l’énorme bulle bancaire des sub-primes. La relation entre l’emprunt immobilier et la valeur de l’objet immobilier s’est dissociée. Les emprunts se sont transformés en créances malsaines. Finalement, la titrisation de ces créances a entraîné une crise générale du crédit interbancaire, qui par sa mondialisation, a touché une région du globe après l’autre, et cela de manière répétée.
Et Michel Rocard de rappeler comment Marx avait dès 1860 mis en garde contre une domination de la finance sur l’économie tandis que, selon lui, le président Sarkozy "a recours à la boîte à outils social-démocrate" pour affronter la crise.
Pour Michel Rocard, il n’y a pas besoin d’y aller par quatre chemins pour faire face à la crise. Dans un premier temps, il faut "remettre l’argent à sa place". La social-démocratie était le corps collectif qui disposait en Europe de l’outil intellectuel pour prévoir et réguler les crises. Cela n’est plus le cas. La social-démocratie européenne a été séduite par l’efficacité du capitalisme et en a oublié l’instabilité. Les trois stabilisateurs, la sécurité sociale, l’action budgétaire de l’Etat et le dialogue social ont été détruits ou mis à mal.
L’idée que l’on arrive à l’aisance par le travail a été de son côté déclassée par l’illusion véhiculée par l’économie financière que tout le monde peut faire fortune. "Tout le monde veut faire fortune, tout le monde vote capitaliste, mais il y a trop de candidats à la fortune". La croissance ne cesse de ralentir. Les reprises qui sont annoncées sont des reprises avec de forts taux de chômage, et pour Michel Rocard, ce ne sont donc pas de vraies reprises. De nouvelles bulles financières sont de nouveau en train de se former, gonflées par ceux que l’argent public vient tout juste de tirer d’affaire et qui ont repris les affaires comme avant.
"Mais cette fois-ci, il n’y aura plus de sauvetage par l’argent public". D’où la ferme conviction de Michel Rocard que la social-démocratie reviendra en Europe. Conclusion : "L’hyper-marchandisation de tout a des limites", affirme Michel Rocard, pour qui une société à croissance réduite est souhaitable dans laquelle le non-marchand, le gratuit dominerait.