Les 1er et 2 février 2010, la bibliothèque nationale du Luxembourg (BNL) a accueilli la 7e conférence du réseau européen Communia. Au cœur des débats, la question du domaine public numérique. Que ce soit pour le patrimoine culturel ou pour les résultats de recherches scientifiques, l’enjeu est de trouver un équilibre entre la protection des droits d’auteurs et la démocratisation de l’accès à l’information et à la culture.
Cette conférence du réseau européen Communia a été cofinancée par la Commission européenne dans le cadre du programme eContentplus qui soutient ce projet européen. Le projet devrait se conclure à l’été 2010 et l’objectif était d’arriver à faire émerger, par l’analyse et le débat, des orientations politiques à destination des différents acteurs, qu’ils soient publics ou privés.
Un des fruits de ce projet, qui était au cœur de cette journée, est le Manifeste pour le Domaine public qui a été officiellement lancé le 25 janvier 2010.
Hôte de ce séminaire, la directrice de la BNL, Monique Kieffer, a souligné l’impact de la révolution numérique sur le patrimoine culturel par la tâche qui est confiée entre autres aux bibliothèques, archives et musées : numériser ce patrimoine parfois sur le point d’être perdu, trouver des modalités pour assurer la durabilité du patrimoine numérisé, le rendre accessible, trouver dans cette accessibilité l’équilibre entre les intérêts des auteurs, éditeurs et fournisseurs d’Internet d’un côté, et le droit démocratique de l’accès des citoyens à la culture de l’autre. Dans un tel contexte, les bibliothèques notamment doivent rester techniquement performantes et soutenues en cela par les autorités publiques. Europeana, la bibliothèque digitale européenne, montre la voie.
Maximilian Herberger, de l’Université de la Sarre a insisté dans sa brève introduction sur la nécessité de trouver la voie d’une nouvelle réflexion sur le domaine public. Pour ce faire, il faut pouvoir instaurer un dialogue entre des parties prenantes que tout oppose parfois, et aussi approcher des environnements qui ne comprennent pas que l’idée du domaine public est utile.
Jill Cousins, d’Europeana, a salué le réseau Communia pour son approche, qui est celle des utilisateurs. Quant à elle, partisane du domaine public, elle s’est mise dans la peau des institutions culturelles qui offrent une perspective différente, même si personne dans les institutions culturelles ne conteste l’idée de domaine public. Comme Communia avec son manifeste, Europeana est en train de rédiger, non sans rencontrer quelques obstacles, une "Charte pour le domaine public". Alors que Jill Cousins qualifie le manifeste rédigé par Communia "d’appel aux armes", la charte d’EUROPEANA a avant tout avant tout pour intention d’exercer "une pression morale".
Au cours du processus de rédaction, les acteurs de la bibliothèque numérique européenne n’ont en effet pas apprécié des thèses du genre "le domaine public est la règle, le droit d’auteur l’exception", comme c’est écrit dans le manifeste de Communia et dans le projet de texte d’Europeana. La colère des institutions culturelles qui fournissent le contenu d’Europeana ne se dirigeait pas contre l’idée de domaine public, mais contre les conséquences financières que certaines des idées promues pourraient avoir sur le plan financier car elles doivent beaucoup investir pour pouvoir numériser leur patrimoine.
Parmi les idées que Jill Cousins défend, il faut noter que, pour elle, ce qui relève du domaine public doit aussi relever du domaine public numérique, ainsi la numérisation de ce qui est du domaine public ne doit pas créer de nouveaux droits. D’un autre côté, les utilisateurs doivent respecter les droits moraux qui découlent de ce patrimoine qui est du domaine public. Finalement, rien ne doit être entrepris qui puisse empêcher les institutions culturelles de continuer leur mission, de préserver le patrimoine et de le rendre accessible à un large public entre autres à travers la numérisation.
Pour les auteurs du manifeste, que s’est attachée à présenter, dans les grandes lignes, Lucie Guibault, juriste spécialisée dans le domaine de la propriété intellectuelle, "le domaine public structurel est au cœur de la notion de domaine public : il comprend tout notre savoir commun, notre culture et les ressources qui peuvent être utilisées de part la loi actuelle sans restriction liée au droit d'auteur". Ils distinguent deux composantes de ce domaine public structurel : les œuvres dont la protection a expiré et les biens communs informationnels essentiels qui ne sont pas couverts par le droit d'auteur. Leur thèse quant à ces composantes : "Dans la seconde moitié du 20e siècle, ces deux piliers d'une société de la connaissance ont été érodés par l'extension de la durée de protection par le droit d'auteur et l'introduction de nouveaux régimes de protection". Font aussi partie du domaine public les œuvres volontairement partagées par les détenteurs de droits et les prérogatives des utilisateurs créées par les exceptions et limitations au droit d'auteur, le fair use et le fair dealing.
En Europe, mais pas seulement, comme le prouvent les réflexions menées au sein de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (WIPO), la question des normes et des outils qui devront régir, dans le cadre de la numérisation des patrimoines, l’accessibilité ou encore la réutilisation des œuvres relevant du domaine public fait l’objet d’une vive attention et le temps est venu de passer à la formulation de politiques.
Javier Hernandez-Ros, de la DG Information et société de la Commission européenne, a dans un premier temps insisté sur la nécessité, à un moment où l’on passe à la formulation de politiques, de pouvoir disposer de chiffres quant à ce qui relève du domaine public. Remarquant qu’il est bien souvent plus facile de numériser à tour de bras que de retrouver les ayants-droit de droits d’auteur, la première nécessité est d’identifier, de protéger et de promouvoir ce qui relève du domaine public. D’un autre côté, il faudrait évaluer les conséquences de cette démarche pour les institutions culturelles.
Car y aura-t-il, après la numérisation, plus de patrimoine ou moins de patrimoine qui sera du domaine public ? Le patrimoine sera-t-il encore protégé s’il est numérisé par des fonds privés plutôt que par des fonds publics ? Qu’en sera-t-il des droits de ceux qui auront investis dans la numérisation ? Comment assurer l’accès du public au patrimoine numérisé au coût le plus bas ?
La Commission voudrait promouvoir le domaine public, mais, à ce jour, rien ne semble indiquer de sa part une volonté de changer fondamentalement la législation des droits d’auteur. Sa position est d’encourager au maximum les institutions publiques à numériser et à rendre accessible le patrimoine, car elle est convaincue de l’impact économique positif des initiatives de numérisation menées.
Francesco Fusaro, de la DG Recherche de la Commission européenne a lui expliqué les choix faits par la Commission européenne en ce qui concerne l’accès aux données scientifiques résultant de projets de recherche cofinancés par l’Union européenne. La diffusion de ces résultats est en effet un enjeu de taille au sein d’une économie basée sur la science, et la Commission européenne a donc lancé en août 2008, après consultation des différents acteurs de la recherche en Europe, un projet pilote appelé "open access" par lequel elle entend tester, dans un nombre de domaines bien précis, comment un accès ouvert aux résultats de recherches scientifiques peut renforcer leur diffusion et maximiser les retours sur investissement en matière de R&D. Pour Francesco Fusaro, il s’agit là d’aller vers une "cinquième liberté de circulation", à savoir celle de la connaissance.
Paul Keller, du think-tank néerlandais Kennisland, avait, en guise d’introduction à la présentation du Manifeste pour le domaine public, présenté quelques exemples de pratiques.
Partant d’un portrait de Sir John Baskerville qui appartient à la National Portrait Gallery et qui est affiché sur le site de celle-ci, mais que l’internaute peut aussi trouver sur Wikimedia Commons, Paul Keller a évoqué le conflit sur les droits d’auteurs qui opposent le musée et le fournisseur Internet. La National Portrait Gallery est bien pour lui le propriétaire du portrait physique. Elle a bien numérisé ce portrait. Mais l’auteur étant mort depuis plus de 70 ans, est-elle propriétaire des droits d’auteur ? Ou bien, la numérisation lui donne-t-elle de nouveaux droits ?
Paul Keller a ensuite cité l’exemple de Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France (BnF), qui a récemment introduit de nouvelles conditions d’utilisation faisant une distinction entre utilisation personnelle et non-commerciale d’un document et utilisation commerciale. Paul Keller craint malgré tout une érosion du principe du domaine public.
Lionel Maurel, de la BnF, quelque peu surpris par les craintes de Paul Keller à l’égard de ces nouvelles conditions d’utilisation, a pu présenter la démarche et surtout le contexte qui avait conduit à les mettre en place.
Une étude des pratiques des bibliothèques français a en effet été menée et il en ressort que, dans une majorité de cas, le fondement essentiel retenu par les établissements est le droit d’auteur sur des documents qui appartiennent pourtant au domaine public. La démarche de la BnF se base notamment sur la directive concernant la réutilisation des informations du secteur public (2003/98/EC) que les spécialistes appellent souvent sous le nom de "directive PSI". Et le principe choisi, largement inspiré du rapport "Partager notre patrimoine culturel", consistait à autoriser la réutilisation des contenus relevant du domaine public tout en gardant la possibilité de fixer un certain nombre de conditions.
Ainsi, l’accès est libre dans le cas d’une utilisation personnelle et non-commerciale tandis que, dans le cas d’une utilisation commerciale, une licence doit être contractée. Par ailleurs, Gallica ne donne pas non plus directement accès à des documents en haute résolution. Pour une telle résolution, contact doit être pris avec la BnF.
L’objectif de la BnF, et ces conditions d’utilisation permettent d’y répondre, est à la fois de pouvoir valoriser son patrimoine en répondant aux demandes des entreprises tout en promouvant la réutilisation de ces contenus à des fins non-commerciales. Gallica met ainsi aussi à disposition des outils à destination des utilisateurs.
Cette nouvelle approche, loin de contribuer à l’érosion du domaine public, rend possible, comme l’a démontré Lionel Maurel, la réutilisation des contenus à des fins pédagogiques ou scientifiques, mais aussi dans le cadre de blogs ou de réseaux sociaux. Ce qui n’était auparavant pas toujours le cas.
Avant de citer comme exemple de bonne pratique l’accès sans droits d’auteur à une œuvre d’un dessinateur de plantes américains conservée et numérisée par le Brooklyn Museum, Paul Keller a évoqué le danger que représentent à ses yeux les grands projets de numérisation de Google Books.
Antoine Aubert, qui a rejoint l’équipe de Google après avoir travaillé à la Commission européenne, a pour sa part tenu à présenter la démarche de l’entreprise pour laquelle il est responsable européen de la politique du droit d'auteur. Google s’est en effet donné pour mission d’organiser l’information existant dans le monde entier pour la rendre accessible universellement. Avec Google Books, le principe est là encore de permettre la recherche d’informations contenues cette fois dans des livres. Ainsi Google Books n’est pas une bibliothèque numérique mais bien un outil de recherche, la mission d’une bibliothèque étant de sélectionner ou encore de contextualiser pour donner une valeur ajoutée à ses fonds.
Tout a commencé par des partenariats avec des éditeurs et des ayants-droits dans le cadre du Programme partenaires de Google Books, et près de 2 millions d’ouvrages ont d’ores et déjà été scannés dans ce cadre. Très vite, l’idée de coopérer avec des bibliothèques a émergé. Car la tâche qui leur incombe, à savoir numériser le patrimoine culturel pour le rendre accessible au plus grand nombre, est tout simplement herculéenne. C’est donc dans le cadre du projet Bibliothèques qu’un grand nombre de partenariats ont pu être conclus entre l’entreprise et des bibliothèques. Le principe ? Permettre de faire des recherches dans des livres du domaine public. L’accord, non exclusif, prévoit le scannage de l’ouvrage par les soins de Google qui en met à disposition de la bibliothèque une copie numérique. A elle d’en faire l’utilisation de son choix.
Pour Antoine Aubert, le projet de Google Books n’entre pas en concurrence avec d’autres initiatives mais en est, bien au contraire, complémentaire.
Les discussions se sont poursuivies au cours de deux journées abordant des questions aussi complexes que les licences pour les métadonnées, notamment dans le cadre d’Europeana, ou encore des considérations plus générales sur la valeur économique et sociale du domaine public. La question, prégnante du point de vue des institutions publiques qui ont pour mission la numérisation du patrimoine, de la recherche de financements alternatifs a aussi été discutée. Les conclusions devraient faire l’objet de recommandations politiques. A suivre sur le site du projet Communia !