Les Etats-Unis s’intéressent-ils encore à l’UE ? Telle était la question posée par l’Institut Pierre Werner (IPW) qui a lancé, le 11 mai 2010, une nouvelle série de rencontres autour du thème "Penser l’Europe".
Les invités de Mario Hirsch, le directeur de l’IPW, étaient Christian Lequesne, directeur du Centre d’études et de recherches internationales (CERI), et Hanns W. Maull, titulaire de la chaire de Relations internationales et politique extérieure à l'université de Trèves et président du conseil scientifique de la Stiftung Wissenschaft und Politik à Berlin.
Les trois participants à cette table-ronde ont en fin de compte développé une vision des relations UE-USA assez similaire, dans un débat sans contradictions ni contradicteurs.
Hanns W. Maull aborda la question posée en se demandant quel aurait été l’intitulé d’un tel débat s’il avait eu lieu en 2003. A son avis, il aurait eu un titre comme : "Quand les Etats-Unis cesseront-ils de s’immiscer dans les affaires européennes ?"
Face à l’UE, les Etats Unis se retrouvent selon Hanns Maull dans un dilemme qui traverse toute la politique étrangère américaine en tant que puissance globale : "Damned if I do, and damned if I don’t". Et ils se retrouvent également face aux problèmes fondamentaux que l’UE doit maîtriser. Quoique les Etats-Unis fassent ou ne fassent pas, ce sera commenté. Cela découle du fait que bien qu’elle ne soit plus dépendante des Etats-Unis du point de vue de sa politique de sécurité, l’Europe se perçoit encore comme fortement dépendante dans ce domaine. Hanns Maull a invoqué le paradigme "abandonment vs. entanglement" qui caractérise cette relation. Les Européens se demandent s’ils peuvent encore se fier aux Américains tout en nourrissant la crainte de pouvoir être entraînés par leur allié dans des entreprises difficiles et des troubles majeurs.
Avec le passage de l’administration Bush à l’administration Obama, l’on est passé en Europe "de la diabolisation aux louanges célestes". Hanns Maull voit cependant beaucoup plus de continuité que de ruptures dans les contenus de la politique étrangère américaine, même si le style a changé dans la reprise des corrections qui ont déjà été opérées aux Etats-Unis lors du deuxième mandat de George W. Bush.
La question essentielle qui doit être posée est, selon Hanns W. Maull, celle du futur des Etats-Unis en tant que puissance dirigeante de l’Ouest.
L’idée que les Etats-Unis ont dilapidé leurs actifs pour jouer ce rôle dirigeant est en vogue. En est-il ainsi ? Hanns Maull rappelle dans un premier temps que la moitié des dépenses en armement de la planète sont le fait des Etats-Unis, même si leur utilité peut être mise en doute. Dans les domaines scientifique et économique, les Etats-Unis restent très performants. Ils sont par ailleurs une des seules puissances de la planète dont la structure démographique est intacte, contrairement à la Chine ou à l’UE.
Autre aspect : le système international est au fond "made in USA". Sans le soutien des Etats-Unis, le Fonds monétaire international n’aurait pas pu être une partie de la solution à la crise grecque et des nouveaux mécanismes de prévention de la crise financière en Europe. La volonté de puissance américaine est réelle dans le sens où les Etats-Unis s’entendent comme une nation qui a une mission sur le globe. De ce point de vue, rien n’a changé lors du passage entre les administrations Bush II et Obama.
Finalement, les Etats-Unis sont la seule puissance capable de mettre en place de grandes coalitions. Pour Hanns Maull, la deuxième puissance est, à un niveau continental, l’Allemagne. Mais en fait, il n’y a pas d’alternative aux Etats-Unis et pas d’alternative à l’ordre international né sous leur égide, même si l’on ne sait pas bien si l’on ira avec eux vers des solutions ou vers l’anarchie.
Le talon d’Achille des Etats-Unis est leur politique intérieure, qui est caractérisée par une forte polarisation.
Sur le plan des valeurs, UE et USA ont des valeurs en commun, mais beaucoup aussi les sépare : la peine de mort, le port d’armes, etc. Pour Hanns Maull, les valeurs ne sont pas le pilier principal d’une politique étrangère vis-à-vis des Etats-Unis. Ces derniers ont une approche utilitaire du multilatéralisme et ils sont pragmatiques tandis que l’UE a une approche de principe et qu’elle est légaliste. Malgré tout, les Etats-Unis s’intéressent à l’UE, même si le président n’est pas un atlantiste. D’autre part, son administration comprend nombre d’Européens.
L’intérêt des Etats-Unis vis-à-vis de l’UE vise deux dimensions : l’Europe comme source de problèmes et l’Europe comme partenaire pour la solution de problèmes. Mais, aux yeux de Hanns Maull, elle est considérée plus comme source de problèmes que comme partenaire. Vue de Washington, l’UE n’est pas capable de gérer des crises. Même ses omissions sont des décisions. Washington constate une érosion du politique dans une Europe qui n’est par ailleurs pas confrontée à des problèmes existentiels. Sa politique est perçue comme timorée et non comme osée. Si Barack Obama s’est décommandé pour le dernier sommet UE-USA, c’est parce qu’il ne voyait pas sur quelles décisions il pouvait déboucher. Ce qu’il veut, c’est une Europe qui soit un partenaire fort.
De là découlent les trois thèses avancées par Hanns Maull.
La première est que si l’Europe veut être capable d’être un partenaire des Etats-Unis, elle doit mettre de l’ordre dans sa maison, ce qui passe par certaines solutions au niveau national, comme celle que le gouvernement grec a dû proposer. La deuxième est que l’Europe ne sera pas capable d’agir plus efficacement en matière de politique étrangère en changeant les traités, mais bien en manifestant sa volonté politique. Troisièmement, l’Europe a besoin de perspectives globales, ce qui ne peut se résumer à une augmentation de ses capacités miliaires, mais doit se manifester dans sa capacité d’intervenir là où elle est forte : sur le plan économique ou au Proche Orient, où elle a des intérêts tangibles qui sont menacés. Tout cela devant se traduire par un engagement plus effectif de ressources financières accrues.
Christian Lequesne a déclaré d’emblée adhérer aux thèses de son collègue allemand. La perception des Etats-Unis en tant que puissance unipolaire n’a duré que le temps de l’administration Bush I. Avec le gouvernement Bush II, et surtout avec Obama, l’on est selon Christian Lequesne retourné à l’idée qu’il faut des partenaires aux Etats-Unis. Sur ce point, Hillary Clinton a été on ne peut plus claire : "No nation can meet the world’s challenges alone".
Réfléchir aux relations avec les Etats-Unis, c’est réfléchir aux relations avec l’Ouest. Or, cette notion "embête la diplomatie française" et d’autres diplomaties européennes. Une coalition avec les Etats-Unis dans le cadre d’une réflexion sur les relations avec l’Ouest est basée sur les intérêts des parties et les valeurs, mais cela est plus difficile. Les Etats-Unis sont à la recherche de partenaires et s’orientent vers une UE où l’on pense les relations avec eux en termes de dépendance dans un sens tantôt négatif, tantôt positif. Cela est surtout le cas dans les nouveaux Etats membres où cette dépendance tient lieu de doctrine positive.
Du côté des Etats-Unis, Christian Lequesne pense que l’UE est avant tout perçue comme un sujet majeur de sécurité. En 2003, du temps de la guerre en Irak, les Etats-Unis percevaient l’UE comme un sujet politique qui pourrait les défier. Avec l’échec du traité constitutionnel en 2005, les Américains se sont rendus compte qu’une politique étrangère et de sécurité commune n’allait pas de soi et que la suprématie des Etats-Unis ne serait pas remise en question par l’UE.
Pour le politologue, les Etats-Unis ne sont pas aujourd’hui "apeurés" par l’UE, mais ils ne feront rien non plus pour l’aider à avancer. Une relation avec l’UE n’est intéressante que dans la mesure où cette dernière "livre des résultats concrets". Il n’y ni hostilité ni bienveillance états-unienne à l’égard de l’UE, mais seul un pragmatisme clairement exprimé. Les Etats-Unis sont selon lui intéressés à une "solidarité de fait", pour reprendre les termes de Robert Schuman, mais qui soit accompagnée de moins de sommets, ceux-ci ayant déjà été réduits de 2 à un par an sous l’administration Bush. Pour Christian Lesquesne, les Etats-uniens peinent à comprendre les Européens, pour eux "enclins au bavardage", mais dont les entretiens prolongés sont la manière d’arriver à des compromis.
L’exemple de l’Afghanistan illustre selon Christian Lequesne toutes ces difficultés. Pour le professeur français, comparé à l’engagement américain, l’engagement européen serait "symbolique" (32 000 soldats, 31,2 % des troupes déployées au 16 avril 2010 seraient donc symboliques. n.d.l.r.). Pour lui, l’attitude européenne, c’est "peu d’engagement, mais pas de retrait", un entre-deux que le chercheur analyse comme l’expression de l’idée de dépendance.
Autre exemple : les politiques européenne et états-unienne vis-à-vis de la Russie. La Russie compte en Europe, il y a des intérêts communs, il y a un intérêt à la stabilité en Russie aussi. Les clivages entre anciens et nouveaux Etats membres au sujet de la Russie se sont réduits, des convergences s’annoncent même. Mais même après le discours de Prague de Barack Obama, le 6 avril 2010, où il prônait entre autres une réduction des stocks nucléaires et proposait une révision du programme du bouclier anti-missiles au bénéfice d’un système mobile plutôt que fixe stationné en Pologne et en République tchèque, les clivages avec la politique européenne vis-à-vis de la Russie n’ont pas été effacés. Les Etats-Unis n’ont pas confiance dans le système de sécurité de l’UE et ils continuent de penser, selon Christian Lequesne, que le leur reste meilleur pour l’Europe. Bref, les conditions d’une politique de sécurité commune à l’égard de la Russie ne sont pas remplies.
En conclusion, pour Christian Lequesne, l’UE n’arrive pas à sortir de la représentation de la dépendance. Si l’UE peine à devenir un acteur international, cela est moins dû à ses institutions qu’au fait qu’elle est un espace pacifiée avec des citoyens relativement satisfaits, et que cette réussite est aussi la limite de l’UE en termes de projection vers l’extérieur, dans un monde qui n’est pas pacifié. Preuve en est le manque de légitimité populaire de l’intervention en Afghanistan.
Au tour de Mario Hirsch de présenter ses thèses. L’UE devra assumer l’évidence que pendant un certain temps, les Etats-Unis seront une "puissance indispensable". A long terme, l’UE aura des difficultés évidentes pour se positionner dans un monde dans lequel les Etats-Unis ne seront plus dominants. Elle demeure suiviste et en-deçà de ses capacités.
Pour Mario Hirsch, l’UE devrait mettre en avant sa capacité à se donner un profil extérieur là où elle excelle, notamment dans les relations commerciales mondiales qu’elle a grandement contribué à pacifier, les faisant passer de l’époque des guerres commerciales aux négociations internationales, y compris dans des domaines aussi sensibles que les mesures anti-trust. Plutôt que d’aller vers une politique commune vis-à-vis des Etats-Unis, chaque pays pris pour lui-même pense avoir avec les Etats-Unis une relation privilégiée. Au lieu de s’affirmer, l’UE procède par abandon, "avec timidité, modestie, hésitation, frilosité et en se montrant jalouse de sa sécurité".