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Traités et Affaires institutionnelles
Face à la crise des fondements du projet européen que note Thierry Chopin, le politologue propose que l’UE passe de l’introversion à un positionnement sur la scène internationale
23-09-2010


A l’occasion de la toute première rentrée du Master en gouvernance européenne que l’Université de Luxembourg a mis sur pied dans la dynamique insufflée par le développement impressionnant du Programme de Gouvernance européenne, Thierry Chopin, directeur des études de la Fondation Robert Schuman, était invité à intervenir sur les défis lancées à l’Europe, et sur les perspectives de cette dernière face à eux.Le Master en gouvernance européenne de l'Université de Luxembourg

Pour Thierry Chopin, le grand défi qui se pose à l’UE est une sorte de crise rampante, de malaise qui est encore sensible un an après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Celui-ci avait pourtant marqué la sortie d’une période de blocage et il laissait augurer la fin de la crise institutionnelle qui avait affecté la dynamique d’ensemble. "Mais le désarroi ne s’est pas dissipé pour autan", selon le politologue qui le met certes en partie au compte de la crise économique et financière, mais qui note aussi que la gouvernance post-Lisbonne est considérée par beaucoup d’observateurs comme difficilement intelligible, voire potentiellement incohérente. De nombreux phénomènes comme l’accentuation de la concurrence, une certaine panne de croissance ou encore la recherche d’une meilleure coordination économique et budgétaire témoignent d’une situation difficile à laquelle vient s’ajouter un sentiment de déclin sur la scène internationale.

Mais il est facile d’être pessimiste, et, citant Herman Van Rompuy qui s’est exprimé le 20 septembre 2010 à Sciences Po Paris, Thierry Chopin a invité à "prendre le risque d’être optimiste".

La crise que traverse l’Europe porte sur les fondements du projet européen

Le chercheur a donc souhaité dans un premier temps comprendre les raisons de ce sentiment de crise rampante. Car pour nombre d’observateurs, la crise que traverse l’Europe, depuis le rejet du traité constitutionnel, est Thierry Chopin face aux étudiants de la toute nouvelle promotion du Master en gouvernance européenne de l'Université de Luxembourgpeut-être la plus sérieuse depuis 60 ans. Avec la crise financière, le projet européen se retrouve finalement au cœur des débats. Ainsi, certains, jouant les Cassandre, ont même prédit l’éclatement de la zone euro, quand d’autres arguent au contraire que l’intégration européenne a toujours avancé dans des moments de crise. Et il est vrai que la notion de crise n’est pas nouvelle dans l’histoire de l’UE : Thierry Chopin rappelle notamment l’échec de la CED en 1954, la crise de la chaise vide en 1965 ou encore les difficultés à s’entendre sur le budget dans les années 80’.

Les théoriciens fonctionnalistes et néo-fonctionnalistes ont ainsi identifié des cycles de crise consubstantiels au projet de construction européenne. Or, l’UE a toujours su surmonter ces crises par une phase de négociations, permettant d’exposer les divergences, suivie d’un compromis négocié permettant de résoudre ces divergences. Et ce processus est d’ailleurs au cœur de la définition européenne de la démocratie.

Pourtant, la crise européenne semble avoir pris ces dix dernières années une tournure nouvelle. Car au-delà des difficultés institutionnelles, au-delà des difficultés économiques et financières, la crise porte selon Thierry Chopin sur les fondements du projet européen.

La paix et la réconciliation sont-ils en effet des motifs qui peuvent encore convaincre de l’utilité, de la légitimité du projet européen ? Pour Thierry Chopin, la crise diffuse de sens, de justification, de légitimité va au-delà du problème souvent invoqué de déficit démocratique. En dehors des incertitudes économiques qui alimentent ce sentiment, le politologue identifie trois raisons à ce défi du sens, de la nécessité d’un renouvellement du référentiel sur lequel pourrait reposer le projet européen.

Une des premières raisons de cette crise du sens est liée selon Thierry Chopin à une crise du leadership européen. A ses yeux en effet, les représentants politiques, à de rares exceptions près, parmi lesquelles figure Jean-Claude Juncker, ne sont plus capables d’articuler un projet européen. L’état d’esprit général est plutôt marqué par un souci de faire tourner les politiques communes existantes dans oser la moindre innovation. Le risque de rester aveugle aux problèmes structurels est donc grand pour le chercheur.

Le renouvellement des générations du personnel politique est sans doute une des explications de ce phénomène dans la mesure où les leaders qui ont connu la deuxième guerre mondiale, et pour qui le sens du projet européen était une évidence, celle du "plus jamais ça", même si la construction, elle, n’allait pas de soi, ont laissé la place à une nouvelle génération, née après la guerre. Pour cette nouvelle génération, l’UE est en quelque sorte un acquis, et ne se justifie plus, le récit fondateur de la pacification n’est plus leur cadre normatif. L’UE ne relève plus de l’ordre d’un projet politique à porter, mais elle est plutôt perçue, dans le meilleur des cas, comme une organisation susceptible d’aider au développement de politiques publiques. A cela s’ajoute selon Thierry Chopin une forme de myopie démocratique qui conduit à avoir les yeux rivés sur les sondages, à subir la tyrannie du court terme et de l’instant alors que l’engagement dans un projet de renouveau de la construction européenne ne peut se faire que sur du long terme.

L’impact qu’ont eu les derniers grands élargissements, - et il ne s’agit pas là de remettre en cause le principe de ces adhésions, Thierry Chopin s’en garde bien – peut aussi en partie expliquer cette crise du sens. Pour quasiment tous ces Etats, le retour à la démocratie a coïncidé avec un retour de l’Etat nation. Aussi, le retour à l’Europe a-t-il été souvent perçu comme l’adhésion à un club respectueux de la sacro-sainte souveraineté nationale. L’adaptation de ces nouveaux Etats à l’UE s’est donc faite sans renoncement à l’intérêt national. L’idée de fédéralisme européen est par ailleurs totalement absente de la carte mentale des personnels politiques de ces pays, ce qui a conforté en partie le modèle inter-gouvernementaliste qu’ils ne sont bien sûr pas les seuls à défendre. L’UE est donc le champ de compromis d’intérêts qui sont forgés sur les différentes scènes nationales.

Enfin, Thierry Chopin note un épuisement des deux principaux récits fondateurs. Le premier récit fondateur, qui donnait à la construction européenne le sens d’un travail de rédemption après les deux suicides collectifs que furent les deux guerres mondiales et d'un effort de sublimation des oppositions entre Nations, a arrêté de produire ses effets avec la chute du bloc communiste. Le second récit, qui a suivi celui basé sur la paix, se basait sur la prospérité et la solidarité. L’économie devenait ainsi le cœur du projet européen, et non plus un de ses instruments. Or, explique Thierry Chopin, ce récit s’est épuisé lui aussi en raison de la faible dynamique économique et de la lenteur des progrès de la coopération politique.

Pour relancer le projet européen, l’UE doit changer de référentiel et passer de l’introversion à un positionnement externe

La dynamique peut-elle s’inverser ? Un rebond est-il possible ? La crise peut-elle offrir une opportunité de reformuler le projet européen ? Quelles perspectives susceptibles de surmonter ce malaise peuvent-elles se dessiner au-delà du pessimisme ambiant ? C’est à ces questions qu’a tenté de répondre Thierry Chopin dans un deuxième temps.

Pour Thierry Chopin, l’UE a trouvé son sens dans l’introversion. Maintenant que le miracle de la paix, considéré comme acquis, n’est plus suffisant pour justifier le projet, le chercheur propose de chercher dans un prolongement externe un nouveau sens permettant d’engager les Etats membres dans de nouvelles entreprises communes. S’affirmer à l’extérieur pourrait permettre de renforcer la cohésion interne autour d’un projet renforcé. Thierry Chopin propose ainsi de changer le référentiel européen en le basant sur les rapports entre UE et monde globalisé.

Sur le plan diplomatique et militaire, l’UE ne peut en effet, selon le chercheur, se contenter d’être un objet de la mondialisation. Thierry Chopin estime que l’UE devrait être un sujet de ces transformations. Il note d’ailleurs que les Etats membres ont de nombreux intérêts communs sur la scène internationale : la paix au Proche et Moyen Orient, les tensions avec la Russie, les risques de prolifération nucléaire, la lutte contre le changement climatique, la sécurité énergétique, la lutte contre la pauvreté ou encore la gestion des flux migratoires sont autant d’enjeux globaux dans lesquels les actions européennes s’articulent avec le reste du monde.

Si faire émerger une politique étrangère et de sécurité commune, puis une politique européenne de sécurité et de défense, peut apparaître comme un objectif politique depuis Maastricht, Thierry Chopin relève cependant aussi que pour beaucoup de pays, l’objectif n’est pas de faire émerger une nouvelle puissance sur la scène internationale. Le politologue propose donc de dissocier ces deux projets en développant une stratégie spécifique pour les Etats qui y sont favorables.

Il convient en effet selon le chercheur de rompre avec l’idée qu’un tel projet pourrait mobiliser les 27 Etats membres et il estime par ailleurs que l’ensemble des politiques de l’UE ne peut plus concerner tous les Etats membres. Il faut selon lui reconnaître l’hétérogénéité des préférences politiques, des consensus et des visions nationales dans ces domaines régaliens. Thierry Chopin appelle donc à ménager des espaces d’actions communes pour les Etats qui souhaiteraient avancer dans ce domaine. Un processus d’intégration différencié – à l’image de l’Euro, de Schengen ou encore de la politique spatiale – pourrait donc être une des modalités pour répondre à ce défi.

Thierry Chopin juge par ailleurs qu’il est temps d’arrêter de croire que l’élargissement est la seule politique étrangère de l’UE alors que les perspectives d’adhésion sont encore perçues comme l’outil le plus efficace. Avec les derniers élargissements, l’UE a en effet changé d’échelle : de l’Europe carolingienne de 1957, on est passé en 2004 et 2007 à une Europe continentale. Le contact avec la Russie conduit même à une échelle mondiale. Ce changement de paradigme impose de trancher l’ambiguïté qui existe entre la politique d’élargissement, qui a son sens à l’échelle continentale, et une politique étrangère qui est à la mesure de l’échelle mondiale dans laquelle s’inscrit désormais l’UE.

Pour Thierry Chopin, les Européens doivent par ailleurs définir les intérêts communs qu’ils souhaitent défendre par une représentation unifiée sur la scène internationale.

Sur le plan économique, Thierry Chopin estime que la relance suppose l’adoption d’un discours politique légitimant l’intégration économique qui est revenue au cœur des débats avec la crise. S’il se dit impressionné des nombreuses innovations de ces derniers mois en la matière, le chercheur note cependant l’absence de lien entre tous ces éléments. Mais il regrette aussi le fait qu’aucun leader n’en ait fait un programme d’action à l’échelle européenne. Un tel programme supposerait un diagnostic partagé, et sur ce point le politologue semble convaincu qu’il existe un consensus, mais aussi un accord sur des mesures externes qui devraient selon lui s’articuler autour de la restauration de la stabilité financière de l’UE et surtout de la zone euro, une analyse des limites de la stratégie de Lisbonne et de son héritière, la stratégie Europe 2020, des efforts importants en matière de convergence et enfin la définition d’une stratégie économique extérieure.

Pour Thierry Chopin, l’UE pourra donc trouver une nouvelle légitimité en incarnant un projet politique social et économique basé sur les valeurs et principes qui distinguent l’UE du reste du monde. Pour arriver à une unité plus que ponctuelle, comme celle qui a marqué l’UE au moment de l’éclatement de la crise financière, un nouveau volontarisme durable est cependant nécessaire. L’enjeu est en effet pour l’UE de ne pas être condamnée à s’adapter continuellement à des processus qui lui échappent. Mais pour être durable et concrète, la relance du projet européen suppose aussi que ce projet s’inscrive dans un horizon politique clair donnant un sens nouveau tout en permettant aux Etats membres de développer des actions communes. Pour Thierry Chopin, la résolution de la crise du sens – en tant que direction à suivre, de cap à tenir tout autant que de signification - passe par un changement de référentiel : l’UE doit passer de l’introversion à un positionnement externe.