Dans un entretien accordé aux journalistes allemands Thomas Fricker et Thomas Hauser et publié dans le quotidien Badische Zeitung daté du 28 septembre 2010, le Premier ministre luxembourgeois et président de l’Eurogroupe Jean-Claude Juncker revient sur l’atmosphère qui règne dans l’UE après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne tout en donnant ses vues sur la crise traversée par l’euro.
S’il n’est pas d’accord avec l’idée avancée par les journalistes selon laquelle l’UE serait, contrairement aux attentes, "affaiblie" après Lisbonne, Jean-Claude Juncker avoue cependant regretter que la ratification du traité n’ait pas été suivie d’une "atmosphère de renouveau". Pour autant, le président de l’Eurogroupe ne s’en étonne pas : on ne pouvait attendre de ce "produit de substitution" qu’est le traité de Lisbonne qu’il ait l’effet que n’a pas eu le traité constitutionnel.
Jean-Claude Juncker ne jette pourtant pas la pierre aux personnes qui ont été nommées aux nouveaux postes créés par le traité de Lisbonne. Herman Van Rompuy et Catherine Ashton "ne peuvent agir qu’en fonction de ce que les chefs d’Etat et de gouvernement et les ministres des Affaires étrangères leur laissent comme marge de manœuvre", explique en effet le Premier ministre luxembourgeois qui juge que, de toute évidence, "la création de ces deux postes n’a amené ni à une révision à la baisse des réflexes nationaux, ni à une exacerbation du sentiment d’appartenance à une même communauté".
Quant à imputer au traité de Lisbonne un renforcement inattendu des nations en Europe, comme le suggèrent les deux journalistes, Jean-Claude Juncker rappelle que le traité de Lisbonne a été conclu après l’élargissement. Sans vouloir dire qu’il y a désormais trop d’interlocuteurs, ni attribuer au plus grand nombre de membres les moments d’épuisement de l’Europe, Jean-Claude Juncker, bien conscient que les oppositions existaient déjà au sein de l’Europe des quinze, estime que les tensions sont maintenant renforcées par les deux camps qui, selon lui, divisent l’UE. "Il y a ceux qui plaident plutôt pour l’élargissement d’un côté, et de l’autre ceux qui entendent élargissement et approfondissement comme un processus parallèle", explique le Premier ministre luxembourgeois.
"J’ai toujours été d’avis qu’il est faux d’attendre de chaque Conseil européen des résultats extraordinaires", dit Jean-Claude Juncker qui préfère voir dans les sommets européens des réunions de travail. Mais il n’est pas pour autant partisan d’une multiplication de réunions du Conseil européen sans ordre du jour clair et sans objectifs bien définis. Tout simplement parce que les chefs d’Etat et de gouvernement ne sont pas armés pour prendre une position définitive sur tous les sujets. Pour Jean-Claude Juncker en effet, les ministres compétents sont en mesure de réaliser des progrès sans la bénédiction de leurs chefs, même s’il concède que "les chefs donnent volontiers leur bénédiction en Europe".
"J’observe avec préoccupation que le sentiment de faire quelque chose d’immuable n’est plus aussi prégnant qu’auparavant", raconte le Premier ministre luxembourgeois qui évoque avec une certaine nostalgie ses débuts au Conseil européen. "Dans les années 90, quand nous étions sur le chemin de l’union monétaire, nous étions animés de la volonté de démontrer que cette union monétaire ne serait pas juste un projet économique, mais aussi un important projet de paix", se souvient Jean-Claude Juncker. Mais aujourd’hui, il constate que "le nombre de ceux qui, dans le doute, donnent la priorité à l’orientation nationale, a augmenté". Il oppose ainsi un temps où les chefs de gouvernement jouaient la carte européenne malgré l’adversité intérieure, au risque de se faire incendier dans leur pays, à ce qui se pratique aujourd’hui. "Je suis pour que les chefs de gouvernement plaident à Bruxelles pour la cause nationale et qu’ils plaident la cause européenne une fois de retour dans leur pays", lance Jean-Claude Juncker qui refuse que l’on ait à Bruxelles seulement la politique intérieure en tête.
Jean-Claude Juncker se dit par ailleurs déçu par le fait que l’entrée en vigueur de l’euro n’a pas, selon lui, "suffisamment rempli sa fonction de stimulateur de l’intégration européenne" dont elle marquait pourtant l’irréversibilité. Là encore, l’explication se trouve aux yeux du président de l’Eurogroupe dans la tendance à décliner sur le plan national le succès incontestable de l’euro. "Presque personne ne se donne la peine d’expliquer l’effet positif de l’euro sur l’ensemble du continent", regrette ainsi Jean-Claude Juncker qui insiste pour sa part notamment sur le fait que sans l’euro, l’ancien système monétaire européen aurait vraisemblablement implosé avec la récente crise financière et monétaire.
Certes Jean-Claude Juncker concède qu’il a trouvé la réaction à la crise grecque de ce printemps un peu lente à son goût, mais il admet pourtant qu’avec le recul, le fait d’avoir été capables de mettre en place un plan de secours pour la Grèce puis un autre pour l’ensemble de la zone euro est "impressionnant". D’autant plus qu’il constate que les spéculations malsaines sont depuis bien moins nombreuses.
Aussi, Jean-Claude Juncker se montre-t-il confiant dans la capacité des autorités politiques et monétaires irlandaises de garder le contrôle sur la situation problématique de l’Irlande.
A ses yeux, la crise a montré que l’UE, et notamment l’Eurogroupe, disposait "d’une capacité de réaction puissante". Mais la crise a aussi montré selon lui que le fait de veiller jalousement à contrôler soi-même ses affaires intérieures n’était pas une solution, car à partir du moment où 16 monnaies, et bientôt 17 avec l’adhésion prochaine de l’Estonie, fusionnent, on devient une "communauté de destin". Et pour Jean-Claude Juncker, cela implique que l’on doit aussi s’occuper des affaires des autres puisque "rien de ce qui se passe dans la zone euro ne démérite l’intérêt des autres pays".
Ainsi, pour le président de l’Eurogroupe, les ministres des Finances de l’UE ont commis une erreur en 2005 lorsqu’ils n’ont pas autorisé Eurostat à mener des recherches dans les Etats membres. Car elles auraient permis selon lui de connaître la situation grecque bien plus tôt.
Et pour la suite ? Pour Jean-Claude Juncker, il s’agit maintenant de "donner du mordant au Pacte de stabilité". "Les sanctions contre les Etats membres qui ne s’en tiennent pas au pacte de stabilité doivent être automatiques", juge Jean-Claude Juncker qui craint sinon que les complicités notamment entre grands Etats membres ne permettent à ces derniers de ne pas être poursuivis quand ils enfreignent le pacte, ce qui fut le cas pour l’Allemagne et la France en 2003, comme il le rappelle.
Pour Jean-Claude Juncker, il est nécessaire que l’UE s’entende sur ce point, tout comme elle doit prendre plus en considération le niveau de dette publique des Etats et non plus seulement leur déficit. Le président de l’Eurogroupe juge tout aussi importante la question de la compétitivité à laquelle il estime qu’il va falloir se consacrer plus intensément qu’auparavant. Car si la crise grecque est toujours vue comme une crise budgétaire, il ne faut pas perdre de vue que la Grèce a perdu un quart de sa compétitivité depuis son entrée dans la zone euro, tance le Premier ministre luxembourgeois qui appelle tous les Etats membres à adapter leur compétitivité en fonction de l’Etat le plus compétitif, à savoir l’Allemagne.