Jeffrey Kenner, titulaire de la chaire de droit européen à l’Université de Nottingham, a parlé le 15 octobre 2010 à l’invitation de la Faculté de droit, d’économie et de finances de l'Université du Luxembourg de l’effet sur le droit du travail en Europe d’une référence formelle à la Charte des droits fondamentaux (CDF) dans le Traité de Lisbonne, et ce après l’entrée en vigueur de ce traité.
Il a dans un premier temps évoqué "la relation difficile entre le droit du travail et les droits fondamentaux", ensuite identifié les droits et libertés individuels et collectifs contenus et liés au droit du travail dans la CDF, et ce dans un contexte de droit européen et des Etats membres. Finalement, il a évoqué la conception et l’impact juridique de la CDF et son rapport avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), à laquelle l’UE est censée adhérer, pour voir si l’évolution du droit européen, après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, va renforcer la protection des droits du travail individuels et collectifs au niveaux national et européen. De nouveaux éclairages sur un sujet controversé et compliqué !
Jeffrey Kenner a montré, à la vue des travaux au sein du Bureau international du travail (BIT), comment des normes en matière de travail ont conduit depuis 1919 à l’élaboration de droits sociaux fondamentaux. Dans la hiérarchie des normes, ces droits - la dignité, la sécurité, l’égalité, certaines libertés, etc.) - transcendent les droits des pays de manière horizontale. La Charte sociale de 1989 a ensuite reconnu le travailleur comme un citoyen social. Mais le droit du travail et les droits des travailleurs peuvent entrer en conflit avec les libertés économiques. Un équilibre entre les droits individuels et collectifs doit être élaboré, car il arrive fréquemment que les droits et libertés syndicaux sont perçus comme des menaces contre des droits individuels, et pas seulement économiques. Finalement, le recours à ces droits devant des cours n’est pas toujours très clair, y compris en Europe, où un protocole annexé au traité de Lisbonne exclut à leur demande le Royaume uni et la Pologne de la liste des pays où la CDF est contraignante et peut être invoquée devant des juridictions. Il n’en reste pas moins que l’on peut selon Jeffrey Kenner, en même temps à l’instar et a contrario de ceux qui sont sceptiques à l’égard du droit du travail au nom des libertés économiques, dresser le constat que des normes minimales mènent à terme à la création de droits renforcés voire nouveaux.
Pour Jeffrey Kenner, c’est la Charte sociale de 1989 qui a créé une nouvelle dynamique législative en matière de droit du travail au sein de l’UE en devenant de fait une source de droit et une référence de nombreuses directives. Un autre pas est la reconnaissance, par le traité d’Amsterdam de 1997, des droits sociaux fondamentaux au sein de l’UE, ce qui a relevé leur statut juridique et fourni une des bases à l’élaboration de la CDF.
Cette phase de l’UE a révélé les conflits qui peuvent éclater entre les droits du travail collectifs, y compris le droit à l’action collective, reconnus par la CDF, et les libertés économiques, qui ont-elles aussi de par les traités un effet horizontal. Les cas Viking et Laval illustrent ce conflit, l’un en relation avec la liberté d’établissement, l’autre en relation avec la libre circulation des services, en posant la question de la proportionnalité de l’action collective, et dans le cas de Laval, en se référant au plafond salarial fixé par la directive qui ne donnait que peu de possibilités aux syndicats – en l’occurrence suédois - de négocier des salaires égaux aux leurs pour les travailleurs venant d’un autre Etat membre – en l’occurrence lettons - détachés dans leur pays avec des salaires nettement plus bas.
Pourquoi une CDF ? Pour Jeffrey Kenner, la CDF donne une plus grande légitimité à l’UE, elle rend plus visible les droits qui s’y exercent, elle fournit des garanties aux citoyens, elle renforce l’indivisibilité des droits, c’est-à-dire des libertés classiques et des droits sociaux fondamentaux. Elle a aussi été conçue comme une alternative à la CEDH, si l’UE avait décidé de ne pas y adhérer.
Son élaboration est passée par trois phases : son adoption et proclamation en 2000, sans qu’elle soit juridiquement contraignante ; son inclusion dans le projet de traité constitutionnel européen qui fut rejeté ; et finalement sa reconnaissance par le traité de Lisbonne, dans lequel elle n’est pas incluse, bien qu’elle ait la même valeur contraignante.
Elle contient un préambule, 50 droits, des dispositions générales régissant son interprétation et son application (art. 51 à 54) et des explications qui sont conçues comme "un outil d'interprétation précieux destiné à éclairer les dispositions de la Charte". Finalement, un protocole 30 sur son application en Pologne et au Royaume uni.
Les trois premiers titres de la CDF, dignité, libertés et égalité, contiennent des droits en relation avec le droit du travail. Ils interdisent le travail forcé et l’esclavage (art. 5), garantissent la liberté d’association (art. 12), y compris de manière appuyée, syndicale, le droit à l’éducation (art. 14), la liberté professionnelle et le droit de travailler (art. 15), la non-discrimination (art. 21), l’égalité femme-homme (art. 23) et l’intégration des personnes handicapées (art. 26). Dans les explications, les clauses d’exception sont développées, largement en référence à la CEDH. Le titre IV, solidarité, fait la part belle aux droits collectifs, comme le droit à l’information et à la consultation des travailleurs au sein de l’entreprise (art. 27), le droit de négociation et d’actions collectives (art. 28), le droit d’accès aux services de placement (art. 29), la protection en cas de licenciement injustifié (art. 30), des conditions de travail justes et équitables, l’interdiction du travail des enfants et la protection des jeunes au travail (art. 32), la conciliation entre vie familiale et professionnelle (art. 33). La CDF n’inclut pas le droit au travail et le droit à une rémunération juste contenus dans la Charte sociale.
L’article 6 (1) TUE précise le statut de la Charte en disant que "l'Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu'adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités." L’article précise ensuite que "les dispositions de la Charte n'étendent en aucune manière les compétences de l'Union telles que définies dans les traités." Et puis il indique clairement que "les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte sont interprétés conformément aux dispositions générales du titre VII de la Charte régissant l'interprétation et l'application de celle-ci et en prenant dûment en considération les explications visées dans la Charte, qui indiquent les sources de ces dispositions."
Par ailleurs, l’art. 6 (2) TUE stipule que "l'Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l'Union telles qu'elles sont définies dans les traités." En même temps, l’art. 6 (3) TUE dit que "les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux."
L’article 3 (1) TUE revient également sur la question des valeurs de l’Union que celle-ci doit promouvoir. Et parmi les objectifs de l’Union, l’art 3 (3) TUE cite "une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social".
Dans les articles 8 et 9 TFUE, d’autres intentions qui relèvent des droits fondamentaux, sociaux et du travail sont nommées : "Pour toutes ses actions, l'Union cherche à éliminer les inégalités, et à promouvoir l'égalité, entre les hommes et les femmes." (art. 8) "Dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l'Union prend en compte les exigences liées à la promotion d'un niveau d'emploi élevé, à la garantie d'une protection sociale adéquate, à la lutte contre l'exclusion sociale ainsi qu'à un niveau élevé d'éducation, de formation et de protection de la santé humaine." (art. 9)
Ces dispositions définissent d’abord le champ d'application de la CDF, qui s’adresse "aux institutions, organes et organismes de l'Union dans le respect du principe de subsidiarité », mais aussi « aux États membres uniquement lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union". Ensuite elles se réfèrent à l’article 52 (7) aux "explications élaborées en vue de guider l'interprétation de la présente Charte" qui "sont dûment prises en considération par les juridictions de l'Union et des États membres."
Jeffrey Kenner s’est posé la question, pourquoi la Commission n’a pas encore, en se référant à la CDF, proposé une directive contre les licenciements injustifiés visés par l’article 30 de la CDF. Mais l’article 153 TFUE concernant l’application des objectifs de politique sociale de l’Union prévoit sur ces cas encore l’unanimité au Conseil pour lancer une procédure législative, et celle-ci n’est pas donnée, et la clause de subsidiarité joue un rôle encore plus fort que dans d’autres domaines. Par la clause 153 (5) TFUE), les rémunérations, le droit d'association, le droit de grève et le droit de lock-out sont complètement exclus de l’application de l’article 153 TFUE.
Le premier des devoirs de la CJUE est, selon l’art. 19 TUE d’assurer "le respect du droit dans l'interprétation et l'application des traités". De par l’art. 51 de la CDF, elle doit observer, promouvoir et appliquer le droit tel qu’il est énoncé par la CDF. Cette obligation incombe évidemment aussi aux Etats membres et à leurs juridictions. L’art. 4(3) TUE implique que la défense des droits fondamentaux fait partie des missions de l’UE et oblige tous les acteurs, Union et Etats membres, à les respecter, ce qui veut dire aussi qu’ils ne peuvent les limiter, sauf, comme le stipule l’art. 52 CDF, si une telle limitation est "prévue par la loi" et respecte "le contenu essentiel desdits droits et libertés". Comme dans la CEDH, des limitations des droits et libertés doivent se faire "dans le respect du principe de proportionnalité" et "si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d'intérêt général reconnus par l'Union ou au besoin de protection des droits et libertés d'autrui". Un autre aspect est qu’il appartient dans un premier temps aux juridictions nationales de statuer en fonction de ces dispositions, car au niveau national, l’effet des droits et libertés sociaux de la CDF n’est pas neutralisé du fait que l’UE n’a pas dans certains domaines des compétences directes.
Pour Jeffrey Kenner, l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et la dimension contraignante des droits sociaux fondamentaux contenus dans la CDF, malgré les limitations que les différentes parties du traité énoncent encore, vont continuer à susciter des débats et des évolutions intéressantes.