L’eurodéputé Claude Turmes est en couverture du Paperjam du mois de mai 2011. L’écologiste luxembourgeois, qui s’est engagé tout particulièrement sur les questions d’énergie, a accordé un long entretien à Jean-Michel Gaudron.
Revenant sur la catastrophe de Fukushima, Claude Turmes a répété l’interrogation qui le pousse à vouloir sortir du nucléaire : "Pourquoi prendre un tel risque si, technologiquement, on a les possibilités d’organiser un approvisionnement sécurisé en électricité, avec les moyens et les outils des énergies renouvelables, en le combinant au gaz naturel pendant une période de transition ?"
L’eurodéputé, qui observe que "le lobby nucléaire s’organise" et "a beaucoup d’influence au niveau de certains partis politiques, notamment les libéraux et les conservateurs", se montre cependant optimiste quant à une sortie du nucléaire. "En Allemagne, par exemple, on est arrivé au point de non-retour", relève l’eurodéputé qui souligne que "c’est tout de même la plus grande économie européenne!". Selon son analyse, en France, tout dépendra des élections de 2012. Claude Turmes laisse en effet clairement entendre que les responsables du parti socialiste français "ont compris qu’il faut sortir du tout nucléaire en France".
Au sujet de la centrale de Cattenom, Claude Turmes rappelle que le gouvernement luxembourgeois n’est pas le seul à prendre position, que les länder de Sarre et de Rhénanie-Palatinat partagent également ses vues. "Personne ne comprend pourquoi, d’un côté, en Allemagne, les stress tests des centrales sont prévus d’être réalisés avec la participation d’experts indépendants de ceux qui effectuent normalement les contrôles techniques des centrales nucléaires, et les accidents non naturels, comme un crash d’avion ou une attaque terroriste, font partie de ces tests, alors que de l’autre côté, en France, le gouvernement de Nicolas Sarkozy refuse les experts indépendants et refuse que le stress test de Cattenom implique la simulation d’un crash d’avion", souligne l’eurodéputé.
Il appelle donc le Luxembourg à s’allier à d’autres gouvernements européens pour "faire pression sur la France, afin de créer un rapport de force conséquent, pour éviter que les gouvernements français et anglais, qui veulent que ces stress tests soient davantage un exercice de communication pour l’industrie du nucléaire, ne sortent gagnants".
Pour ce qui est de savoir s’il existe réellement "aujourd’hui une alternative au nucléaire en termes de volumes de production", comme le lui demande le journaliste de Paperjam, Claude Turmes est formel et il rappelle, une fois de plus, qu’il existe "pas moins de huit études qui montrent que l’Europe peut tourner sur presque 100 % d’énergies renouvelables d’ici 2050".
"Aujourd’hui, 17 % de l’électricité produite dans l’Union européenne est de l’électricité verte. Il existe une directive européenne qui va forcer l’Europe à monter à 35 % en 2020. Il faut aussi savoir qu’à partir de 2017-2018, il y aura de très grands champs d’éoliennes qui seront déployés en mer du Nord", liste l’eurodéputé qui juge qu’atteindre "60 à 65 % d’électricité renouvelable d’ici 2030 sera donc tout à fait possible et peut être combiné à 25-30 % d’électricité produite à base de gaz naturel". Conclusion : "On peut donc, sur une période de 15-20 ans, sortir à la fois du nucléaire et du charbon et, donc, réduire à la fois le risque nucléaire et le risque climatique".
"Qu’en est-il au Luxembourg ?", demande Jean-Michel Gaudron. Claude Turmes est conscient des spécificités du Luxembourg qui, du fait de l’importance de l’industrie du tourisme à la pompe, a une consommation d’énergie parmi les plus élevées au monde. Et il insiste par conséquent sur "l’importance de mettre en place une ambitieuse politique de maîtrise de l’énergie et de produire ce qu’il est possible de produire en énergies renouvelables sur le territoire".
"On peut faire plus", juge le parlementaire qui avance que, "d’ici à 2025, il est possible d’envisager 20 % d’électricité à base d’énergies renouvelables, voire 25 %, sans pour autant détruire le paysage". Claude Turmes plaide pour l’utilisation d’éoliennes et de biomasse, sans perdre de vue que le Luxembourg, qui "va rester un pays industriel", devra continuer à importer de l’électricité.
L’eurodéputé appelle cependant à l’introduction d’une "vraie stratégie visant à remplacer les importations d’électricité issue du nucléaire et du charbon par une électricité issue d’un mélange entre l’hydroélectricité, qui est peu chère, l’éolien et l’électricité à base de gaz naturel". Il invite donc l’Etat à utiliser pour ce faire un acteur tel Enovos, mais aussi à "se mettre autour d’une table avec les industriels pour s’assurer que les pactes de responsabilité sociétale et environnementale signés sont davantage que de purs outils de marketing".
Pour Claude Turmes, "la politique énergétique n'est pas de la seule responsabilité des citoyens, mais avant tout de celle du gouvernement". "A en croire les déclarations de Jean-Claude Juncker lors de son discours de politique générale, le mouvement a été enclenché", note Claude Turmes qui appelle cependant à "joindre les actes à la parole".
D’autant plus que "le Luxembourg a la chance d’avoir une place financière importante", comme le souligne Claude Turmes qui rappelle l’existence au Grand-Duché de fonds spéciaux ‘énergies renouvelables’ ou ‘rénovation des bâtiments’ octroyés par la Banque européenne d’investissement ou bien des fonds dédiés aux technologies vertes gérés par le Fonds européen d’investissement. "L’une des idées que nous défendons est d’utiliser toutes ces expertises pour parvenir à créer des synergies avec l’industrie des fonds d’investissement", avance ainsi l’eurodéputé qui ajoute qu’il y a aussi "beaucoup à gagner au niveau des artisans et des métiers de la construction". Et l’eurodéputé de citer pour exemple le programme que vient de présenter le ministre Marco Schank relatif au ‘verdissement’ de la politique du logement et qui est "la conséquence directe" d’une directive européenne dans laquelle Claude Turmes rappelle avoir été "très impliqué" et qui "force le développement des bâtiments basse consommation dans les pays de l’UE d’ici à 2020".
Avec une telle directive européenne, "une société comme Guardian a beaucoup à gagner", juge Claude Turmes qui cite aussi une société comme Delphi, à Bascharage. "Le Luxembourg peut, en se positionnant dès maintenant, comme le fait l’économie allemande, être parmi les gagnants d’un nouveau monde", estime l’eurodéputé qui plaide pour que "le chèque que nous signons aujourd’hui à la Russie ou aux pays arabes pour notre approvisionnement énergétique", qui atteint 1 milliard d’euros par jour, soit peu à peu remplacé "par des investissements en Europe permettant de créer de l’emploi et de l’innovation dans l’économie locale".
Développer les énergies renouvelables suffira-t-il à absorber la hausse de la demande ? "Le gros de la réponse à cette question viendra de la maîtrise de l’énergie à un niveau européen", déclare Claude Turmes qui rappelle que l’objectif européen est d’améliorer de 20 % l’efficacité énergétique au sein de l’Union, ce qui aura comme conséquence qu’en 2020, l’UE pourrait diminuer sa consommation d’énergie primaire de 14 %.
"En Europe, la demande d’électricité est en légère croissance, mais l’énergie primaire est en décroissance", note l’eurodéputé qui ajoute que "le grand défi sera ensuite, pour des pays ‘émergents’ comme la Chine et l’Inde, de trouver aussi de nouveaux modes de consommation et de production". Ils semblent d’ailleurs en prendre le pas, le gouvernement chinois ayant par exemple "rattrapé en dix ans les avancées de l’Europe en matière d’éoliennes".
Pour ce qui est de la problématique du stockage et du transport, Claude Turmes rappelle que l’Europe dispose "déjà de beaucoup de stations hydroélectriques à pompage", et que le Luxembourg peut aussi compter sur "une usine de pompage remarquable à Vianden". "Avec cela, nous disposons, pour les 10-15 prochaines années, de solutions de stockage adaptées", estime Claude Turmes qui reconnaît qu’il sera nécessaire, pour 2025, d’investir "massivement dans de nouvelles technologies de stockage" et d’expérimenter des solutions comme l’air comprimé, les batteries automobiles, ou encore de développer davantage de synergies entre le stockage de gaz et d’électricité. L’eurodéputé identifie aussi "la modernisation des lignes à haute tension et des technologies informatiques qui les gèrent et qui permettent de gérer davantage de flux" comme un grand potentiel.
Au sujet de la politique énergétique du Luxembourg, Claude Turmes regrette "qu’il n’y ait pas de stratégie clairement définie". "Face à cette non-stratégie, les seules choses qui se font ne sont que les transpositions obligatoires de directives européennes", constate ainsi l’eurodéputé qui salue au passage les efforts menés au niveau européen pour introduire des directives sur les énergies renouvelables, sur la maîtrise de l’énergie et aussi sur les bâtiments à basse consommation. "Actuellement, le réel moteur positif de l’énergie au Luxembourg, c’est l’application de ces directives européennes", résume encore le parlementaire selon lequel "on subit les réglementations européennes au lieu de les utiliser pour construire une stratégie pour l’économie verte de demain".
Selon Claude Turmes, le gouvernement pourrait facilement mettre en place un vrai programme stratégique d’ici à la prochaine rentrée parlementaire. "Dans ce document, il doit donner des objectifs précis en matière d’énergie renouvelable et d’efficacité énergétique et y associer un volet financier", indique l’eurodéputé qui estime que "Luc Frieden n’est pas innocent du fait que peu d’investissements ont été réalisés jusqu’à présent en la matière". "Il convient également de communiquer clairement sur la stratégie de l’Etat actionnaire dans Enovos et, enfin, de mettre en place un véritable partenariat avec les communes et de les considérer comme des acteurs majeurs", suggère Claude Turmes.
Pour l’eurodéputé, "la politique de demain", c’est d’associer "le tissu local et le citoyen dans les projets d’investissement en matière d’énergie renouvelable". Claude Turmes appelle de ses vœux "une réelle appropriation du projet par le citoyen", mais il la conditionne par "une attitude politique radicalement différente". Tant que le processus de décision sera fait dans "la mentalité encore très patriarcale" que Claude Turmes reproche au gouvernement, "un peu en cachette, sans réel consensus, les gens seront toujours tentés d’utiliser tous les recours et moyens juridiques possibles, ce qui retardera d’autant les projets".
Claude Turmes, qui rappelle en quelques mots ce que fait le Parlement européen en matière d’énergies renouvelables et alternatives, souligne aussi que "l’énergie représente un enjeu de plusieurs milliards d’euros", raison pour laquelle les pressions des lobbies industriels qui essaient d’influencer les politiques sont "très fortes".
"Les lobbyistes rédigent des mémorandums, des amendements aux propositions de loi, mais investissent aussi dans la publication d’annonces très chères dans les journaux", explique Claude Turmes qui ajoute qu’ils essaient "de se rapprocher au plus des décideurs politiques".
C’est pour cette raison que l’eurodéputé plaide "en faveur de l’établissement d’un registre obligatoire dans lequel les lobbies devraient indiquer quelles sont les directives sur lesquelles ils veulent agir, avec quels moyens et quelles personnes". L’objectif ? Faire en sorte que les députés refusent de consulter le moindre document qui ne soit pas émis par un lobby déclaré et que l’accès au Parlement ne soit pas accordé aux personnes non inscrites sur ce registre. Si un tel registre existe depuis 2008, Claude Turmes souligne qu’il n’est rempli que sur base volontaire. Claude Turmes, qui souhaite que cette formalité devienne obligatoire, représente le groupe des Verts au sein d’un groupe de travail que le président du Parlement, Jerzy Buzek, vient de créer sur ce sujet.
"On estime qu’il y a, à Bruxelles, 30 000 lobbyistes, dont 27 000 défendant des intérêts particuliers et 3 000 des intérêts généraux", précise Claude Turmes qui souligne que personne ne connaît les sommes vraiment investies dans ces actions. Pour autant, l’eurodéputé estime que "le pire lobbying qui puisse exister reste celui fait par les ministres nationaux de l’Economie ou de l’Energie, qui sont souvent très fortement influencés par les multinationales de leurs propres pays".