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Institutions européennes - Politique régionale
Romain Pasquier : "L'européanisation des politiques régionales ne contribue pas à fabriquer de la société européenne"
29-02-2012 / 29-02-2012


Le 29 février 2012, le cycle de conférences doctorales organisé par le Programme de Gouvernance européenne de l'Université du Luxembourg, s'est achevé avec la venue du  chercheur français Romain Pasquier, directeur de recherches au CNRS, qui abordait  "l'européanisation des politiques régionales et locales". Il s'agissait de faire un bilan de l'impact de l'Union européenne dans les régions, autrement dit "à l'échelle infranationale" sur ce qu'il est convenu d'appeler les "entités sub-étatiques".

La problématique des régions n'est pas nouvelle. Elle était présente dès les origines de la construction européenne, à travers "la question des disparités régionales", rappelait le politologue, en préambule à sa démonstration. Le rapport Spaak, préparatif du traité de Rome, posait déjà la nécessité de rapprocher les économies régionales. Quelques années plus tard, le fédéraliste Denis de Rougemont soutenait le concept d'une "Europe des régions" pour mieux dépasser l'Europe des Etats. Mais ce thème n'a fait l'objet d'une forte mobilisation de recherches académiques qu'à partir des années 90, à la suite notamment de la réforme de la politique des fonds structurels conduite par la Commission Delors. conf-pasquier-europeanisation

L'idée d'un "big bang territorial" dans les années 90

Une idée, une "mode académique" s'impose alors, celle qui considère que "l'Union européenne est un facteur de big bang territorial". Auteurs de "La gouvernance multi-niveaux et l'intégration européenne",  Liesbet Hooghe et Gary Marks sont les fers de lance de ce postulat qui décrit la  "montée en puissance d'un troisième niveau poussé par les institutions européennes afin de rééquilibrer le jeu politique entre la Commission européenne, les Etats et cette Europe des régions". Par ce discours, le facteur territorial est désormais intégré dans une nouvelle théorie de la gouvernance européenne. Cette démonstration "s'appuie sur un récit de la décentralisation du pouvoir par l'Union européenne", qui repose sur trois phénomènes : la réforme des fonds structurels, laquelle "fait des régions un partenaire à part entière dans la négociation de cette politique majeure de l'Union européenne", "l'institutionnalisation d'une voix territoriale", bien que seulement consultative, à travers le Comité des régions institué par le traité de Maastricht et "le développement d'une paradiplomatie à Bruxelles", où on compte aujourd'hui 250 bureaux de régions qui pratiquent un "lobbying territorial pour glaner des subsides".

Romain Pasquier donne à considérer qu'"il y a effectivement une transnationalisation très forte des régions", par le lobbying à Bruxelles mais aussi par des relations entre elles. "Cela alimente l'hypothèse forte que quelque chose s'est passé avec l'Union européenne, que cette dernière est un facteur décisif dans la recomposition des politiques territoriales", constate-t-il.

"La prophétie de Marks et Hooghe n'a pas eu lieu"

Toutefois, il n'est pas de cette école qui a fait long feu, quand bien même les années 90 resteront "l'histoire victorieuse de la gouvernance multiniveaux". Or, à cette époque, des voix telles celles de Michael Keating avaient déjà invité à ne pas omettre d'autres facteurs d'impact sur les régions comme l'influence de la mondialisation.

Dans les années 2000, de nouveaux travaux ont démontré que "la prophétie de Marks et Hooghe n'a pas eu lieu". C'est le cas notamment des travaux réalisés par Charles Jeffery. Or, ces recherches soutiennent l'hypothèse contraire, à savoir que "l'UE génère aussi dans les territoires des phénomènes de centralisation". Sont ainsi mis en avant l'effet de l'ordre juridique européen sur les ordres juridiques régionaux, en particulier dans les régions qui disposent de pouvoirs législatifs (en Espagne et en Allemagne notamment). Ces contraintes limitent les options politiques.

Ils soulignaient également les difficultés d'accès aux décisions. Les régions autonomes espagnoles et les Länder allemands peuvent certes participer au Comité des représentations permanentes (COREPER) et tenir un discours qui leur est propre. Mais pour bon nombre d'autres régions, "même lorsqu'elles participent, elles sont dans des logiques étatiques, qui ne permettent pas d'avoir une voix particulière."

Le Comité des régions reste "très cosmétique", et n'a été que faiblement renforcé par le traité de Lisbonne, constate Romain Pasquier. "C'est une institution faible, désertée en particulier par les régions puissantes", dont les régions dites constitutionnelles qui ont préféré s'investir dans l'animation de la Conférence des présidents de Régions avec pouvoir législatif (REGLEG), organe créé hors traités.

Une voie "entre le récit de la centralisation et celui de la décentralsation"

Romain Pasquier préfère emprunter une troisième voie " entre le récit de la centralisation et de celui de la décentralisation ". Cette troisième voie est pavée par la théorie de l'européanisation  Cette dernière consiste, dit-il en reprenant la définition de Claudio Radaelli, en "des normes, styles, modèles et paradigmes qui sont d'abord consolidées dans l'Union européenne avant d'être, à travers différents mécanismes, diffusés dans les espaces politiques domestiques". Cela va du droit pur et dur (la législation européenne) à des mécanismes plus doux  (principes, stratégies…), "qui font évoluer un certain nombre de comportements".

Pour faire le lien entre européanisation et politique territoriale, cette voie a recours aux outils de la sociologie politique. Il s'agit de "ne pas simplement concevoir l'Europe comme le seul facteur de changement" et en conséquence "de partir par le bas, des politiques territoriales, et de voir par une grille de lecture des changements (en termes d'acteurs, de ressources, de discours politiques….) comment l'UE a affecté les politiques territoriales, les systèmes politiques territoriaux". L'avantage de cette démarche est de "ne pas réifier la valeur UE". En effet, songe-t-il encore, "le risque est de survaloriser le facteur UE dans le changement que l'on essaie d'évaluer". Or; "l'UE est venue sédimenter sur un déjà-là institutionnel."

Ce constat ouvre de nouveaux champs de réflexion. "Les mécanismes de changement n'étaient peut-être pas simplement l'adaptation mais aussi la socialisation, l'apprentissage, les usages finalement que les acteurs faisaient de l'Union européenne et de ses ressources". "Les territoires ne sont pas des réceptacles passifs de l'UE. Il y a un aller retour. Il y a une européanisation normative, passive, mais aussi une européanisation plus stratégique, proactive."  Romain Pasquier parle aussi d'"unionisation des politiques territoriales" tant le Conseil de l'Europe mais aussi les relations bilatérales entre régions y participent

Entre convergence et compétitivité

La politique régionale (347 milliards d'euros) est tiraillée depuis dix ans entre le paradigme de la compétitivité et celui de la convergence. On balance ainsi entre une politique d'aménagement du territoire classique, "à la française", où il s'agit d'aider les régions défavorisés à rejoindre la moyenne et un soutien aux plus riches "dans l'adaptation aux contraintes de la mondialisation".

L'aide aux régions dont le PIB par habitant est inférieur à 75 % de la moyenne européenne, représente de 80 % des 347 milliards d'euros dédiés à la politique  régionale. L'Europe centrale, l'Europe orientale et l' Europe du sud sont les régions destinatrices au nom de la convergence, tandis que  les autres sont entrés dans une concurrence en ce qui concerne l'objectif compétitivité. Ainsi, "on va aider des régions plus ou moins riches mais qui vont devoir convaincre sur leur stratégie de développement régional", ce qui introduit par ailleurs des pratiques et un référentiel nouveaux.

Des "ressources cognitives"

La politique régionale est devenue "beaucoup plus mixte". Le rapport Sapir, publié en 2003, favorable à un désossement du budget européen, a eu en la matière une grande influence. C'est suite à ce rapport que la direction générale de la Commission a dû donner des gages en termes de compétitivité, d'innovation, d'enseignement supérieur. L'Union européenne a alors fléché, via la stratégie de Lisbonne prolongée aujourd'hui par Europe 2020,  toute une série de financements vers les acteurs régionaux pour qu'ils bâtissent des "stratégies d'innovation et d'enseignement supérieur". 

La politique régionale a ainsi également apporté "beaucoup de ressources cognitives" aux acteurs locaux. Alors, "une série d'élites politico-administratives territoriales se sont réappropriées la doxa européenne en matière d'économie de la connaissance, de concurrence, d'attractivité", constate Romain Pasquier. Ainsi, c'est une "nouvelle représentation de la compétition entre les territoires qui est aussi véhiculée".  De plus, les réseaux d'experts qui accompagnent la mise en œuvre de la politique régionale sont aussi "de puissants relais de ce nouveau référentiel".   

Des "ressources politiques"

En effet, la politique régionale permet à certains leaders régionaux "d'entrer dans des négociations internationales, de développer des stratégies paradiplomatiques". Ainsi, il y a bien un apprentissage dans les territoires en plus de la seule adaptation. Cette dernière s'est par exemple manifestée en France, par le formatage des relations contractuelles Etat-Région sur le modèle européen. Les contrats sont désormais calqués sur "la temporalité des fonds structurels" mais aussi sur les objectifs (économie verte et/ou de la connaissance).

Des disparités selon les régions

En même temps, il existe des disparités dans l'apprentissage. On parle ainsi pour le Mezzogiorno italien de "décennie perdue" en ce qui concerne les aides reçues dans les années 90. Le Sud de l'Italie a alors "bénéficié beaucoup des fonds structurels sans pour autant structurer des stratégies de développement". Il s'est engagé sur "un sentier de dépendances", négligeant toute "stratégie d'enrôlement d'acteurs privés et publics, ainsi que de la société civile". L'Irlande et certaines régions espagnoles font au contraire figure de régions ayant réussi à tirer profit de ces aides européennes.

Pourquoi cette différenciation ?

"L'européanisation des territoires produit une différenciation des capacités politiques", constate encore Romain Pasquier. Or, cette capacité politique peut se mesurer à l'aune de six critères : les ressources institutionnelles, les ressources économiques (la richesse propre), les logiques d'identification (logique identitaire d'un territoire fragmentée, exclusive ou encore inclusive), le récit territorial (les caractéristiques territoriales permettent d'inventer une histoire), les interactions intergouvernementales (fédéralisme allemand, dévolution britannique, centralisation française…), le leadership territorial (qui détient suffisamment de ressources pour faire tenir ces réseaux).

La forte différenciation des capacités observées par Romain Pasquier sont liées à deux facteurs : les traditions institutionnelles nationales et les cultures politiques territoriales. On peut notamment citer en exemple la différence entre une France, qui gère "de manière universelle" ses relations avec ses régions et l'Espagne ou encore la Grande Bretagne, où ces relations sont asymétriques, certaines régions entretenant des relations bilatérales exclusives avec le pouvoir central.

Il y a aussi des différences de style dans les politiques régionales qui pourraient se résumer en deux groupes: les pays fondateurs n'ont pas eu à remanier leur politique régionale tandis que les pays d'Europe centrale et de l'Est ont dû s'adapter à l'acquis communautaire. La Roumanie et la Bulgarie ont instauré, en 2003, des circonscriptions pour gérer les fonds structurels. La Pologne est celle qui ressemble le plus à l'Europe de l'Ouest, par sa gestion décentralisée des fonds. Romain Pasquier relève par ailleurs une contradiction. Des Etats tels la République tchèque, la Hongrie, la Bulgarie et la Roumanie restent malgré tout "très centralisés (…) et souvent avec l'aval de la Commission européenne qui a très peur de la corruption, du détournement de fonds". Ainsi, constate-t-il, elle agit "presque à rebours de ce qu'elle exigeait à la fin des années 90".

"Il y a autant de divergences que de convergences"

L'européanisation des politiques locales aurait ainsi des effets limités en Europe de l'Ouest quand bien même "elle permet des stratégies de contournement de l'Etat, nourrit un certain nombre de nouveaux référentiels". En effet, " elle ne peut pas modifier les institutions". En ce qui concerne les relations entre les villes, les régions et l'Etat central, "l'Union européenne n'a pas produit de changement institutionnel avéré". Quand ces rapports ont changé, comme en France ou en Grande-Bretagne, c'est en raison de rapports de force internes. Au regard de ce constat, "l'hypothèse de Marks et Houghes est totalement fausse". Ainsi, Romain Pasquier postule "une européanisation diffuse, basée sur des modèles de gouvernance qui ne contribue pas à fabriquer de la société européenne". Ainsi, "si on lit l'européanisation à travers les territoires, il y a autant de divergences que de convergences". "Les institutions domestiques restent très fortes. Il y a une difficulté d'isoler la variable européenne pour comprendre le changement. L'européanisation des territoires n'a pas créé d'Europe des régions. Il y a plutôt même une stabilité en termes d'identité d'allégeance envers le niveau national."