La question posée par Simone Lässig, directrice du Georg-Eckert-Institut, coorganisateur de la conférence de l'IPW des 22 et 23 mars 2012, "Un manuel pour l’Europe(?)", s'est avéré d'emblée complexe. L'historienne l'a déclinée de plusieurs manières, en mettant l’accent sur "un" dans le sens d’une norme unique, sur "pour", dans le sens d’un enthousiasme pour l’Europe que le manuel devrait susciter, sur "manuel" dans le sens d’une éducation controversée. Timothy Garton Ash, qui a signalé il y a quelques années l’intense besoin que l’Europe avait d’une "narrative", d’une histoire racontée autour des valeurs de liberté, de paix, de droit, de prospérité, de diversité et de solidarité, a été loin de faire l’unanimité chez les politiques et les scientifiques. Ce qui parle pour un tel concept est qu’il créerait de l’identité. Ce qui parle contre, c’est que l’histoire des Etats membres est aussi celle des mémoires qui se contredisent. Mais il pourrait y avoir une alternative à ces modes : une nouvelle approche de l’Europe et de son histoire.
Mais le problème est selon Simone Lässig qu’au-delà des apparences, l’Union européenne est en panne d’orientation depuis l’échec du traité constitutionnel et que l’on ne sait plus très bien quelle communauté l’on veut. D’où l’invocation d’une myriade de valeurs qui génèrent de l’identité. Et c’est ainsi que l’on interroge l’Histoire, comme si elle pouvait produire du sens. S’y ajoute un débat "culturaliste" qui a pour objet les migrations, l’immigration, un phénomène qui déconcerte, insécurise de nombreuses couches de la population. Face à l’hétérogénéité du réel, il y a une demande d’univocité. Et puis il y a la dimension "émotionnelle" qui fait pour la plupart défaut au projet européen.
Dans ce contexte s’insère alors la question du manuel d’histoire européenne. Un manuel, précise l’historienne, a ceci de particulier qu’il est un "mass media" autorisé par l’Etat, qui est censé contenir un savoir légitime, donc un savoir sélectionné et canonique, marqué par l’esprit de son temps. Il est pensé pour donner du sens à cette histoire qui est son objet, il est un élément d’une politique de la mémoire. Il peut contribuer à faire comprendre des événements, mais il peut aussi geler ou approfondir des conflits patents ou latents, et ce d’autant plus qu’il a en général comme point de départ et d’aboutissement la propre nation des auteurs et commanditaires. Bref, un manuel d’histoire est doté d’une face de Janus.
La conséquence en est que les manuels d’histoire européenne font apparaître l’Europe comme plus pacifique qu’elle ne l’a été en réalité, avec ses génocides et la Shoa qui ont été eux aussi à l’origine de la construction européenne, de sorte que celle-ci est ambivalente, dans la mesure où elle est aussi la résultante de l’échec de l’Europe. Bref, le risque existe que l’on esquisse une histoire de l’Europe linéaire et basé sur le refoulement des zones d’ombre. C’est le cas de l’Histoire de l'Europe, de Frédéric Delouche, Jacques Aldebert et.al., qui a paru à Paris chez Hachette en 1992 ainsi que dans onze autres langues, et qui vient d’être refait et réédité en Europe.
Simone Lässig donne à penser que l’Europe est un espace des mémoires séparées et qui divisent encore. A l’est de l’Europe, l’ethno-nationalisme a encore cours, parce que les nations achèvent seulement de se construire. Ces mémoires sont en concurrence. Auschwitz n’a pas la même signification partout. Il en est de même de la mémoire de la dictature stalinienne qui est plus forte à l’Est que celle de la Shoa. Les violences en ex-Yougoslavie mettent en concurrence la mémoire des victimes. On y est réticents à des récits ou représentations qui induiraient un rien d’harmonie dans le débat. 1918 est la catastrophe originelle pour l’Allemagne, l’Autriche et la Hongrie, mais pour les Polonais, les Tchèques et d’autres, c’est le début de l’autodétermination nationale. 60 millions d’Européens ont bénéficié de l’autodétermination, mais 25 millions sont devenus des membres de minorités en 1918. L’autre grande date, 1945 est elle aussi un objet de dispute. Pour l’Ouest, c’est l’année zéro par laquelle commencent des années de succès économique, de réconciliation. Pour l’Est, c’est le début d’une nouvelle occupation, du sacrifice de deux nouvelles générations. Un récit historique comme on en faisait au 19e siècle n’est donc plus possible. Se pose une autre question : Quand il est question d’Europe, jusqu’où va-t-elle ? La Turquie, la Russie sont-elles incluses ? L’islam fait-il partie de l’histoire européenne ?
Y a-t-il des alternatives ? L’histoire des pays est une construction narrative dans laquelle coulent des expériences et des paroles qui font sens. Ce qui importe pour Simone Lässig, c’est connaître et comprendre les expériences et interprétations des autres, apprendre quelque chose de ces autres visions. De nouveaux projets, bilatéraux et censés devenir une partie du curriculum scolaire, viennent d’être achevés, comme entre la France et l’Allemagne, ou sont en gestation, comme entre la Pologne et l’Allemagne. Le portail (anglophone) sur le passé, Historiana est une autre approche, développée par l’association Euroclio ou European Association of History Educators, qui se décline en modules. Le Georg-Eckert-Institut est lui aussi en train de travailler sur un site, EurView, l’Europe dans le manuel scolaire, mais le projet a subi des retards. Ce qui importe à Simone Lässig, c’est que l’on travaille à la fois sur les continuités historiques, les aspects communs, mais aussi sur les fractures. Il s’agit d’aiguiser le regard pour l’altérité, ne pas refouler les évolutions négatives ne pas développer une "vision unitaire" voire "une". Il faut arriver à former des Européens aptes à supporter les ambivalences.