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Culture - Politique étrangère et de défense
L'histoire de l'art moderne à l'ère de la construction européenne, ou comment Paris perdit la guerre froide culturelle – Une conférence de Catherine Fraixe qui éclaire la construction européenne d’un angle particulier
20-03-2012


Catherine Fraixe au Mudam le 20 mars 2012Le Musée d’art moderne de Luxembourg (MUDAM), le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain et le Laboratoire d’arts visuels/IPSE de l’Université du Luxembourg avaient invité, le 20 mars 2012, Catherine Fraixe, docteur en histoire de l’art et enseignant à l’École nationale supérieure d’art de Bourges, à tenir une conférence sur l'histoire de l'art moderne à l'ère de la construction européenne. Un des principaux axes de travail de Catherine sont les relations culturelles entre les États-Unis et l’Europe de l’Ouest pendant la guerre froide.

La conférencière a examiné les tentatives conjointes des partisans américains d’une Fédération européenne et du Mouvement européen, qui regroupait les organisations militant pour une Europe unie, pour promouvoir à partir de 1952 un nouvel art européen. Pour elle, l’exposition "L'Œuvre du XXe siècle", présentée à Paris en mai 1952 pour célébrer la signature du Traité de Communauté européenne de défense (CED) et financée par la CIA par l’intermédiaire du Congrès américain pour la liberté de la culture, s’avère ainsi l’une des premières manifestations qui tenta de réunir les avant-gardes européennes historiques dans un musée français. Le rejet du Traité de Communauté européenne de défense en août 1954 par l’Assemblée nationale française a entraîné ensuite l’arrêt des aides américaines à ce nouvel "art européen".

Avant que l’art états-unien n’envahisse massivement les marchés européens à partir de la fin des années 50’ et surtout à partir de la Biennale de Venise de 1964, expose Catherine Fraixe, ce sont plutôt les Etats-Unis qui ont misé sur un art européen par des initiatives soutenues par leurs services secrets. Ils ont d’ailleurs créé à cette fin l’ACUE, l’American Committee for a United Europe. Ce fut dans un contexte très précis, celui du Plan Marshall d’aide américaine à la reconstruction de l’Europe et du soutien des Etats-Unis à la création de la CED. Pour Catherine Fraixe, les Etats-Unis voulaient façonner la politique, l’économie, la défense mais aussi la culture européenne selon leurs vœux. Les grands axes de cette "tentative d’instrumentalisation" seront l’exposition "L'Œuvre du XXe siècle", consacrée à l’art moderne européen, une notion nouvelle, un festival de musique destiné à la jeunesse et un concours de sculpture à Londres.

Les acteurs

Les acteurs de cette entreprise sont Nelson Rockefeller, de la fondation du même nom, Alfred Barr, un historien d'art américain qui fut le premier directeur du Museum of Modern Art (MoMA) à New York, et qui en était depuis 1943 conseiller et directeur des collections.        

Mais déjà auparavant, des tentatives dans ce sens avaient eu lieu en Italie, où le diplomate Averell Harriman, en charge du Plan Marshall pour l’Europe, avait contacté La Fondation Rockefeller pour l’aider à développer des initiatives qui fassent que les artistes italiens rejoignent le camp américain alors que l’Italie était fortement divisée en termes culturels et politiques, avec un parti communiste fort qui s’affirmait aussi dans le domaine culturel et que les Etats-Unis voulaient à tout prix contenir. Une mission fut mise en place pour organiser une exposition sur l’art italien au XXe siècle, après avoir pris de nombreux contacts avec des artistes et galeristes fascistes ou conservateurs, acheté des tableaux futuristes, à des prix très bas par ailleurs, dans le double but d’intéresser ces interlocuteurs à l’initiative et de faire circuler de l’argent dans un marché en panne de liquidités. Pour Catherine Fraixe, il s’agissait d’une "aide déguisée". L’exposition qui en résulta fut concentrée sur le futurisme italien, mais pour ainsi dire lustré de tous ses liens avec le fascisme.

Cette mission fut un test pour Alfred Barr et le MoMA, à qui la CIA et les responsables du plan Marshall s’étaient adressées après que leurs initiatives de monter des expositions d’art moderne américain dans les pays d’Europe occidentale avec de l’argent public pour contrer l’influence communiste avaient échoué, au grand dam des attachés culturels dans ces pays. Cet échec était dû à la méfiance, en pleine guerre froide, du Département d’Etat et d’une partie du Congrès, très à droite, face à des artistes modernes américains soupçonnés d’être des cryptocommunistes.             

L’organisation

Catherine Fraixe a établi un organigramme qui met en parallèle les structures de l’action extérieure du MoMA avec celles de l’ACUE et du Mouvement européen en 1950, qui ont des « structures équivalentes », politiques et culturelles. L’ACUE est composé de membres influents de la CIA (Donovan, Dulles, Braden,), et dans sa commission culturelle, l’on retrouve Alfred Barr, mais aussi le photographe d’origine luxembourgeoise Edward Steichen, ou W. Burden, un milliardaire et ancien de l’OSS. Le Mouvement européen, créée en 1948 à La Haye   est lui, mené par Winston Churchill, le démocrate-chrétien italien Alcide De Gasperi et les socialistes Léon Blum et puis Paul-Henri Spaak. Parmi les intellectuels, Denis De Rougemont, un fédéraliste suisse partisan, selon Catherine Fraixe "d’une Europe des cultures régionales et organiques" pour elle "proche des nazis" au cours des années 30, donne le la culturel pendant un certain temps, alors que la commission culturelle du Mouvement européen, pourtant dotée en fortes personnalités (Cain, Madariaga, Gilson) ne sera pas très active. Denis de Rougemont sera notamment l’organisateur de la Conférence européenne de la Culture à Lausanne de décembre 1949 qui fut marquée par la présence de W. Braden de l’ACUE, qui travaille aussi pour la CIA. L’ACUE soutient le Mouvement européen, à la fois pour qu’il fasse de la propagande pour le plan Marshall, pour qu’il fasse avancer l’unification de l’Europe et pour arriver ainsi à levers des fonds aux Etats-Unis. Avec la guerre froide, néanmoins, ce discours va se militariser comme se militarise selon elle la société américaine avec le début de la Guerre de Corée en juin 1950. Et tout doit rester secret.         

Les premières initiatives

La Conférence de Lausanne de 1949 est suivie par le Congrès pour la liberté de la culture de juin 1950 à Berlin également financée par la CIA. Par ailleurs, la Saturday Review of Literature américaine est dirigée à ce moment par un membre des services américains et incitée à publier un numéro spécial sur la culture européenne, pour Catherine Fraixe un premier témoignage d’un nouveau concept de culture européenne que les Etats-Unis veulent renforcer pour « gagner les cœurs et les esprits » des Européens à la cause occidentale contre le communisme. Parmi les contributeurs, le compositeur et musicologue Nicolas Nabokov, le politologue Raymond Aron, et de nouveau Denis de Rougemont. D’autres initiatives américaines sont des expositions ambulantes d’art artisanal italien aux Etats-Unis et une campagne d’enregistrements musicaux dans toute l’Europe gravés sur disque et diffusés sur 300 stations de radio américaines.

Un document d'archive publié par l'ACUE présenté par Catherine Fraixe le 20 mars 2012 au MudamL’incitation des Etats-Unis à importer massivement des produits européens et à se consacrer à la culture européenne est à cette époque fortement contestée dans l’opinion publique des Etats-Unis, alors que les tenants du Plan Marshall, d’une fédération et d’une armée européenne sont d’avis que les Etats-Unis combleront le "dollar gap", le fossé monétaire entre eux et une Europe en panne de liquidités par l’achat de produits européens qui renflouera enfin une Europe qui pourra ensuite acheter des produits américains.           

Avec le début de la Guerre de Corée, la pression américaine pour que l’Europe se fédère et crée une armée s’accentue, et donc aussi les campagnes de l’ACUE et l’aide au Mouvement européen. Pendant l’hiver 1951, une campagne explique aux Européens que sans l’aide américaine, ils ne peuvent survivre. On passe d’un registre anti-communiste à un registre pro-européen. Mais pour Catherine Fraixe, il s’agit de "deux phases d’une même campagne". L’ACUE va soutenir la candidature du général Dwight Eisenhower qui dirige les forces américaines en Europe à la présidence des Etats-Unis, parce qu’il a des vues similaires sur les affaires européennes. Et il va soutenir la Campagne européenne de la jeunesse de 1951, qui est une réponse occidentale au rassemblement européen de la Jeunesse organisé par les communistes à Berlin à l’été 1951.

En 1952, c’est enfin l’exposition "L'Œuvre du XXe siècle", de mai 1952 à Paris, un festival de musique et le concours de sculpture à Londres. L’exposition met en avant les avant-gardes du début du XXe siècle, avant tout françaises, italiennes et allemandes, interprétées comme tenants d’un art moderne européen selon les idées d’Alfred Barr. Elle mise sur l’art abstrait, qui incarne pour eux l’Europe libre, lance Soulages, Bazaine ou Manessier, protagonistes de l’Ecole de Paris. Le Parti communiste français dénonce les événements de Paris comme de la propagande américaine pour une armée européenne. Le grand critique d’art André Chastel estime, sur un ton assez national, dans Le Monde, que l’exposition de Paris montre l’art européen vu par les Américains et que les Français n’ont pas supporté voir l’art expressionniste allemand à côté de Mondrian et de Duchamp. Pour lui, l’art moderne non-national est un produit américain. Reste que de nombreux artistes transfuges du communisme, mais rebutés par le tour dictatorial et répressif qu’à pris le communisme soviétique, rejoignent le mouvement. Plus tard, les expositions d’art européen sont organisées entre 1953 et 1955 aux Etats-Unis. Elles seront aussi un grand succès commercial, 80 % des œuvres exposées étant ensuite vendues.

Le coup d’arrêt

Catherine Fraixe au Mudam le 20 mars 2012Le rejet par l’Assemblée nationale française en 1954 du traité sur la Communauté européenne de Défense (CED) marque le coup d’arrêt de toutes ces menées culturelles états-uniennes. "Paris ne s’est pas fondu avec le marché des USA, et pour l’ACUE, Paris se refuse à la CED et à l’art américain", conclut Catherine Fraixe, alors que "l’Italie et l’Allemagne ont joué la carte américaine".

Plus tard, le Conseil de l’Europe, surtout à partir de 1960, et divers groupes atlantistes prendront le relais et imposeront progressivement, selon Catherine Fraixe, une nouvelle histoire de l’art moderne, transnationale, tandis que Paris verra décliner son rêve d’hégémonie culturelle.

Au cours de la discussion, après un exposé sur la construction européenne entre 1947 et 1954 où le nom de Robert Schuman ou l’idée de la CECA n’ont été évoqués à aucun moment, où l’Europe a été réduite à un projet avorté, la CED, Catherine Fraixe s’est exprimée sur les motivations des nombreuses personnalités dans le cadre de ce qui est pour elle une vaste entreprise de "manipulation". Tous n étaient au courant, a-t-elle dit, mais certains l’étaient, et il ne fait pas de doute que le plus grand nombre avait des convictions européennes authentiques.