Les Amis du Monde Diplomatique et Attac Luxembourg avaient invité le 9 mai 2012 Francois Denord, chargé de recherche au Centre européen de sociologie et de science politique, auteur de nombreux livres et articles scientifiques sur le thème du néo-libéralisme économique, et Antoine Schwartz, docteur en science politique et enseignant à l'Université de Paris 8 - Saint-Denis, à tenir une conférence. Les deux conférenciers ont travaillé ensemble sur les thèmes de l'Europe sociale et publié entre autres un ouvrage intitulé "L'Europe sociale n'aura pas lieu".
Leur programme annoncé :"L’Union européenne affiche un visage inquiétant. La `mise sous tutelle´ de pays, contraints de subir les programmes d’austérité, ont porté de sérieux coups à l’idéal européen. Comment croire aujourd’hui au projet d’une `autre Europe´, sociale et démocratique ? En réalité, ce sont les contradictions qui minent le projet européen depuis ses débuts qui éclatent aujourd’hui au grand jour : en particulier, l’illusion de prétendre d’instituer une solidarité entre les peuples par la voie du libre marché. Les conférenciers entendent proposer une lecture `réaliste´ de la construction européenne, à rebours des fables promues par ses partisans. Ce détour par l’histoire leur permettra d’engager une réflexion critique portant sur la situation présente, de discuter les causes et les solutions possibles pour sortir d’une crise dont l’issue apparaît très incertaine".
D’emblée, François Denord situait son propos dans le cadre des changements qui venaient juste d’intervenir à la tête de la France et qui lui faisaient entrevoir une possibilité de renégocier le pacte budgétaire, même s’il se disait sceptique au vu des positions européennes de François Hollande avant les élections. En général, le discours européiste des sociaux-démocrates lui paraît ambigu : d’un côté on prône une Europe plus méritocratique et sociale, de l’autre côté, on l’accepte avec une banque centrale indépendante et une politique de réduction de la dette publique. Bien que l’Europe agisse comme un rempart contre une politique sociale ambitieuse et que toute harmonisation sociale selon les normes les plus élevées soit devenue utopique, la social-démocratie la soutient et demande toujours plus d’Europe.
Tout cela vient selon François Denord du fait que l’intégration européenne n’a en fait que débouché sur un marché commun, dont le devenir peut être raconté en trois actes. Le premier acte se passe à une époque où l’Europe est en ruines et où certaines élites cherchent à établir une zone de libre-échange. Le deuxième acte se déroule après 1957, alors que l’on organise conformément à la pensée néolibérale et de manière institutionnelle un marché doté d’autorités chargées de le protéger. Le troisième acte commence avec les années 80 du 20e siècle et oriente l’Europe vers un marché unique.
Le premier acte, avec son acte fondateur, la déclaration de Robert Schuman, est, a ironisé François Denord, devenu l’objet d’un récit hagiographique, où l’on ne vise que la paix et la réconciliation, et où les pères fondateurs apparaissent comme des saints. Au chevet de cette Europe-là, l’on trouve les européistes des familles politiques des conservateurs, des libéraux et des sociaux-démocrates, dont le plus petit dénominateur commun est l’anticommunisme et le refus du dirigisme. Les sociaux-démocrates passent à une ligne que Denord résume avec le slogan "L’Europe d’abord, le socialisme ensuite !" A l’origine de l’idée de la CECA qui est créée deux ans après la déclaration Schuman, Jean Monnet est pour le chercheur un homme entre la politique et les affaires, entre l’Europe et les Etats-Unis et le monde anglo-saxon, qui veut passer en force. Au début, signale François Denord, la CECA ne devait être dirigée que par une Haute Autorité, les peuples et le contrôle démocratique étaient exclus de sa gouvernance, jusqu’à ce que l’on se sente néanmoins obligé de la doter d’un Conseil où siégeaient les gouvernements.
Le deuxième acte commence avec le traité de Rome qui instaure "un marché institutionnel". Pour François Denord, c’est une conception économique ordo-libérale allemande qui l’a remporté, au détriment de l’idée française de planification et d’intervention de l’Etat dans les affaires économiques. Le marché commun conduira à la libéralisation des économies européennes. La TVA sera créée pour faciliter les échanges commerciaux. La libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes réduit progressivement les moyens de contrôle des Etats. D’autres normes économiques entrent en jeu : taux d’échange, PIB. Le serpent monétaire lie les monnaies européennes au mark allemand. La politique de la concurrence prend de l’ampleur. Des règles sur les fusions, les cartels voient le jour dans un contexte particulier.
Le troisième acte, à partir des années 80, est pour François Denord le parachèvement du caractère libéral du projet européen. C’est l’époque du deuxième choc pétrolier, de l’accès de Maggy Thatcher à la tête du gouvernement britannique, du monétariste Paul Volcker à la tête de la Federal Bank des USA, de Helmut Kohl chancelier de la RFA, et last, but not least, de l’arrêt Cassis-Dijon de la Cour européenne, qui renforce la libre circulation des marchandises, qui fonde la reconnaissance juridique mutuelle des actes des autres Etats membres, de sorte que l’admission sur le marché d’une marchandise dans un Etat membre dans le respect des normes interdit à un autre Etat membre de lui opposer sur son marché d’autres normes jugées excessives. Le commissaire européen Etienne Davignon se saisit de l’arrêt pour relancer l’intégration européenne qui stagnait, et il ne sera pas arrêté par François Mitterrand, qui finira dès 1983 par préférer selon François Denord la construction européenne à la justice sociale. La France, qui a mené une politique socialiste prononcée, "rentre dans le rang", Jacques Delors, ministre socialiste des Finances, devient président de la Commission européenne, et l’idée du marché unique prend corps avec l’Acte unique de 1986.
Cette troisième phase voit une concurrence accrue entre économies nationales, l’évolution vers une monnaie unique qui passe par la fixation de taux d’échange fixes. L’Allemagne rechigne, à moins que la future banque centrale soit conçue selon le modèle de la Bundesbank. Pour François Denord, la signature du traité de Maastricht instaure, avec ses critères de convergence (déficit, dette publique) et l’abandon de marges de manœuvres budgétaires par les Etats membres l’ordo-libéralisme dans l’UE.
Le propos d’Antoine Schwartz fut ensuite d’aborder la situation actuelle : celle de la crise financière et des dettes souveraines qui menace selon lui l’euro, mais aussi les principes fondateurs de l’UE, puisque les taux de refinancement des dettes des Etats membres vont de 1,6 % pour l’Allemagne à 22 % pour la Grèce pour les emprunts sur 10 ans.
La thèse dominante, c’est que la cause de la crise serait les dépenses excessives des Etats. Mais l’on veut oublier, pense-t-il, qu’au début, il y avait la crise financière, et que les Etats se sont endettés pour sauver les banques. D’autre part, les ressources des Etats ont baissé en général au cours de la dernière décennie, ce qui a eu pour conséquence que les Etats membres étaient "dans l’impossibilité de monétiser leur dette". Finalement, l’art. 126 TFUE du Traité de Lisbonne, donc la clause de "no bail out" a été contournée, après que le pacte de stabilité avait déjà été "bafoué" et avant que la BCE ne jette par-dessus bord ses principes et achète sous la direction de Jean-Claude Trichet les titres d’Etats en crise, des titres de faible valeur. Autre chose troublante pour le conférencier : la double forte injection de liquidités dans les banques européennes en décembre 2011 et mars 2012 – en tout plus de 1000 milliards - où le cœur du problème reste de savoir ce que les banques en ont fait.
La nouvelle gouvernance européenne, en fait pour Antoine Schwartz une politique de rigueur, a été mise en place avec le pacte euro plus, le six-pack, le semestre européen et le pacte budgétaire. Elle s’accompagne d’une demande politique de rigueur qui est à l’origine des problèmes que l’Europe connaît maintenant avec la Grèce. Pourtant, José Manuel Barroso parle d’une "révolution silencieuse" et les européistes veulent aller plus loin, s’étonne Antoine Schwartz, qui pense que "l’UE fait horreur aux populations", et que ses supporters européistes le savent très bien. D’où une tendance à recourir à la stratégie de choc d’utiliser la crise pour pousser plus en avant l’intégration en recourant à des réseaux d’influence où presse, gauche et droite politique se mêlent dans une visée à teinture apolitique. On parle d’euro-bonds, de fédéralisme (ou sinon de faillite de l’UE), d’un marché qui veut le fédéralisme, et "autres propos exaltés". Mais pour Antoine Schwartz, on fait l’impasse sur une critique de la méthode actuelle, celle de la nouvelle gouvernance économique. Et on en rajoute selon lui, avec l’idée du ministre des Finances de l’UE, avec l’injonction aux pays en crise assistés que majorité et opposition s’entendent et que ce qui les différencie soit dilué, avec une tendance renforcée à permettre aux autorités de l’UE de prendre une influence directe sur la direction des pays assistés. Pour Antoine Schwartz, il ne s’agit de rien de moins que d’une "dictature bienveillante exercée par des bureaucrates", où la démocratie passe à la trappe.
Dans ce contexte, Antoine Schwartz doute que le nouveau président français puisse changer les choses. Son programme pour l’Europe lui paraît trop flou, et si l’idée d’un pacte de croissance existe, la nécessité de la discipline budgétaire n’est pas remise en cause. D’autre part, il a des doutes que le seul gouvernement français puisse inverser le cours des choses face aux différents acteurs de l’UE dont "les plans de carrière sont conformes aux désirs des marchés financiers". Pour que les choses changent, la majorité politique doit changer en Europe, et pour arriver à une Europe sociale, il faudrait mettre en cause les fondations de l’UE. A ce sujet, François Denord a souligné qu’une des grandes difficultés du mouvement social était de trouver d’un Etat membre à l’autre des revendications communes. Un moyen de s’en sortir serait donc qu’un ou plusieurs parmi les Etats qui ont de l’influence dans l’UE "tapent du poing sur la table". Et Antoine Schwartz d’ajouter que cela montrait clairement que l’on fait de la politique d’abord dans son village, dans sa ville, dans son pays.