La ministre fédérale allemande de l’Enseignement et de la Recherche, Annette Schavan, en visite à Luxembourg pour des entretiens bilatéraux avec son homologue François Biltgen, a été le 5 septembre 2012 l’hôte de l’Université du Luxembourg pour une conférence sur le sujet "De quoi l’Europe a-t-elle besoin ?", sous l’angle du respect du pluralisme religieux.
Catholique, théologienne de formation et entre autres ancienne ministre des Cultes du Bade-Wurtemberg, Annette Schavan pense que la question européenne ne se réduit pas à un gouvernement économique, à un espace universitaire commun, à une discussion sur le développement de l’UE et de ses institutions. Pour elle, il faut aussi parler des bases culturelles de l’Europe, du dialogue entre les religions, car "l’homme ne vit pas que de pain".
Cela est d’autant plus vrai à ses yeux que les axiomes du 20e siècle, qui disent que l’interprétation scientifique du monde a rendu insignifiante son interprétation religieuse et donc marginalisé les religions et les convictions religieuses des citoyens, semblent pour elle dépassés en ce début de 21e siècle, où les sociétés européennes débattent de plus en plus de la pluralité croissante des religions et de ses effets sur la vie en société.
La mémoire culturelle européenne connaît les guerres confessionnelles qui ont déchiré l’Europe aux 16e et 17e siècles, mais aussi cet acquis culturel qui est le fruit de ces conflits : "l’émergence de l’Etat comme processus de sécularisation", selon la définition d’E. W. Böckenförde. Ce processus a pour conséquence une double émancipation, souligne la ministre allemande : celle de l’Etat qui s’émancipe des religions et cesse d’être une instance jugeant du bon ou mauvais exercice de la religion, et celle du christianisme de l’Etat, ce qui oblige les confessions chrétiennes à décider elles-mêmes de leurs orientations. Pour Annette Schavan, ce sont là les fondements de l’Etat séculier et respectueux des libertés et de la tolérance civile, des fondements pour lesquels il ne peut d'ailleurs pas garantir par lui-même, comme l'a aussi souligné E.W. Böckenförde.
La sécularisation, telle est l’approche d’Annette Schavan, n’abolit pas la religion, mais elle la renvoie dans la société, où elle devient l’affaire des citoyens sans être en tant que telle une parte constituante de l’ordre étatique. Cet ordre est plutôt la résultante des convictions et des valeurs de tous ses citoyens. Cela a néanmoins pour conséquence que l’Etat ne peut rester indifférent aux convictions, y compris aux convictions religieuses de ses citoyens. En Europe, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, de la politique et de la religion est à la base de l’Etat moderne qui doit donc respecter la liberté religieuse de ses citoyens, se montrer à la fois "humble, respectueux et tolérant" à l’égard de leurs convictions religieuses. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui avec le pluralisme religieux croissant, à condition que la tolérance soit de mise entre les croyants des différentes religions et que les croyants respectent les valeurs démocratiques. "Sous de telles conditions, la religion peut développer dans l’espace public une force créatrice de libertés", pense Annette Schavan.
Dans ce contexte, la ministre allemande a jugé "erroné et nocif" le jugement du Landgericht de Cologne selon lequel la circoncision des garçons juifs et musulmans constitue une atteinte à leur intégrité physique et est donc un acte qui tombe sous le droit pénal. Ce jugement a déclenché un vif débat en Allemagne, l’un sur l’intégrité physique des enfants, et un autre, où musulmans et juifs se sentent mis au pilori et parlent de "criminalisation de la religion". Le Bundestag se saisira de la question pour légiférer sur un acte de nature religieuse qu’Annette Schavan range parmi ceux qui sont constitutifs pour l’islam et le judaïsme.
Autre sujet de litige en Allemagne mentionné la ministre : le repos du Vendredi Saint, jour férié national assorti de l’interdiction d’organiser des événements dansants, est important, en quelque sorte un temps sacré, pour les chrétiens, et surtout les chrétiens protestants. Or, ce repos et surtout les interdits qui y sont liés pour tous sont désormais contestés par des citoyens pour lesquels le Vendredi Saint ne revêt pas de signification.
Dans un tel contexte, il est important pour la ministre que le lien entre la religion, la réflexion scientifique et les institutions scientifiques ne soit pas rompu ou, pour ce qui est de l’islam, qu’il soit établi. Annette Schavan souhaite que la formation religieuse des jeunes musulmans ne se fasse plus dans les arrière-boutiques, mais dans l’école publique, comme c’est déjà le cas pour les jeunes chrétiens et juifs, et ce selon un programme clairement établi enseigné par des formateurs issus de centres d’études islamiques qui font partie intégrante d’une université, à l’instar des facultés théologiques catholiques et protestantes et des deux centres d’études juifs de Berlin et de Heidelberg.
Pour la ministre, il importe que l’enseignement théologique se fasse au sein d’une université, dans la mesure où les étudiants en théologie y sont confrontés à la pluralité des débats en son sein, ce qui contribue donc nécessairement à la qualité de l’enseignement et de la recherche théologique. Cela vaut pour elle tant pour l’Allemagne comme dans le contexte européen.
Pour Annette Schavan, la formation religieuse est un élément de la culture générale de tout un chacun, une source de convictions et de valeurs, et elle permet de dialoguer entre citoyens et communautés religieuses. Ce dialogue est nécessaire, dans la mesure où les religions suscitent la suspicion de nombreux citoyens, qui craignent d’être instrumentalisés, ou qui rejettent le fanatisme et le fondamentalisme.
Un autre dialogue est celui entre les religions. Annette Schavan est partisane, au-delà de l’approche œcuménique entre chrétiens, qu’elle juge fortement délaissée, d’un dialogue œcuménique entre les religions abrahamiques auquel la science pourrait contribuer de manière substantielle, à condition que tous les partenaires affichent une capacité réelle au dialogue.
Tout comme le christianisme et le judaïsme, "l’islam a un rôle particulier dans l’histoire de l’Europe". Mais il faut expliquer cela, et soutenir ceux qui en son sein travaillent à son ouverture et à une approche plus libérale, même s’il ne s’agit que d’une minorité. Là aussi, la réflexion théologique sera utile selon la ministre.
Pour toutes ces raisons, elle affiche son credo : "Nous ne devons pas accepter que la religion soit refoulée de l’espace public en Europe. La séparation entre la politique et la religion, l’Etat et les Eglises ou les communautés religieuses est une conviction de base et le fondement de sociétés qui entretiennent des rapports amicaux avec les religions. L’Etat ne s’approprie pas d’une religion particulière. La société ne la refoule pas constamment vers ses marges. Le climat culturel est plutôt empreint par la réflexion et l’explication, la tolérance et le respect." L’Etat doit rester neutre à l’égard des religions, les respecter, et surtout, ne pas les ignorer – ce serait tomber dans "le sécularisme extrême" - mais au contraire favoriser la réflexion théologique scientifique dans un contexte de pluralisme religieux croissant. Elle sera le fondement d’un dialogue interreligieux dont l’objet ultime est d’arriver à ce que les uns et les autres sachent et comprennent ce qui est sacré pour tout un chacun et apprennent à le respecter.
Lors de la discussion, le ministre François Biltgen s’est fait en sa qualité de ministre de l’Enseignement supérieur l’avocat d’un renforcement des sciences humaines à l’Université du Luxembourg. Il a aussi plaidé pour qu’elles contribuent au dialogue sociétal entre résidents, et en tant que ministre des Cultes, il a souligné son intérêt pour les conceptions d’Annette Schavan alors qu’un groupe d’experts international a été chargé de rédiger pour le gouvernement luxembourgeois un avis sur les relations entre l’Etat et les communautés religieuses.
Le président du Consistoire israélite, François Moyse, a de son côté salué la position de la ministre Schavan à l’égard du jugement de Cologne. A la question "De quoi l’Europe a-t-elle besoin ?", il a répondu : "De personnes comme vous !". Car, a-t-il souligné, ce jugement a aussi entraîné aux Pays-Bas des initiatives visant à prohiber la circoncision des garçons juifs ou musulmans et commence à faire tâche d’huile dans une Europe où les rituels religieux sont de plus en plus mis en cause. Pour François Moyse, l’Allemagne devrait prendre la tête d’une initiative pour promouvoir en Europe les principes contenus dans sa nouvelle loi sur la circoncision des garçons.