Les socialistes luxembourgeois du LSAP et la Fondation Robert Krieps avaient invité le 3 décembre 2012 le président du Parlement européen, le social-démocrate allemand Martin Schulz, à venir s’exprimer à Dudelange dans une salle de cinéma du Centre national audiovisuel (CNA) devant des citoyens intéressés et des militants socialistes.
En guise d’introduction, le président du LSAP et député-maire de Dudelange Alex Bodry a esquissé le cadre dans lequel il situait la soirée. L’Europe s’est installée au cœur des politiques nationales. La Chambre des députés comme les autres parlements dans les Etats membres est constamment saisie de sujets européens. L’UE n’est pas la cause de la crise qui frappe l’Europe, mais une partie de la solution. Mais le sait-on ? La crise crée le chômage et fragilise la démocratie. Jamais, le fossé entre les citoyens et l’UE n’a été aussi grand. Jamais, la disponibilité des citoyens à accepter ou souhaiter plus d’Europe n’a été aussi petite, alors que jamais on a eu autant besoin de plus d’Europe. Le démantèlement de l’Etat-providence et des droits sociaux tout comme la pauvreté sont autant d’indices de l’inégalité montante.
Or, pour le président du LSAP, il incombe aux sociaux-démocrates de veiller à de nouveaux équilibres dans la société. La politique ne peut se limiter à viser l’équilibre budgétaire et la réduction de la dette publique, mais elle doit aussi mettre fin au démantèlement social. Bref, on ne peut pas seulement parler aux citoyens d’Union bancaire, de politique budgétaire, mais faire de nouveau entrer la dimension sociale de l’Europe dans les discours et les faits. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas veiller à faire des économies et à contrôler le déficit, mais toujours en veillant à disposer de fonds suffisants pour relancer la croissance, précise Alex Bodry. Et c’est après avoir esquissé ce contexte qu’il a exprimé l’espoir que Martin Schulz adresserait à l’assistance des mots clairs qui indiqueraient quelques pistes à suivre pour une Europe qui est à la croisée des chemins.
Pas question de nier les réalités, l’Europe est vraiment à la croisée des chemins, lui a répondu Martin Schulz. "Pour la première fois, l’échec de l’UE est devenu probable", a-t-il lancé. Rien n’est éternel, et "il est faux de dire que l’Europe est la seule alternative". La crise actuelle n’est pas celle de l’euro, mais des politiques qui sont menées dans la zone euro. La question est de savoir s’il faut démanteler ou supprimer l’UE parce que ces politiques ne fonctionnent pas et que l’UE va mal. "Supprime-t-on un Etat parce que son gouvernement a échoué ?", a demandé le président du Parlement européen. "Bien sûr que non, on élit un nouveau gouvernement." La question est donc pour lui : Vers où l’Europe doit-elle aller ?
Pour le savoir, il faut d’abord écouter les citoyens qui disent deux choses récurrentes et profondément ressenties aux politiques : Vous racontez tous la même chose. Et puis : on ne comprend pas ce que vous racontez. Bref, pour changer l’orientation de l’UE, il faut se faire comprendre et se distinguer des autres acteurs politiques par une identité claire du discours. D’autre part, met en garde Martin Schulz, il faut veiller à ne pas assimiler toute critique de la politique de l’UE à de l’euroscepticisme ou à une attitude carrément anti-UE.
"Quand je critique le capitalisme mondial sauvage, les marchés dérégulés, le déficit démocratique, je parle entre autres d’une UE que je ne veux pas", dit Martin Schulz, le pro-européen, qui dénonce l’UE de type "Frankenstein" qui est selon lui en train de se mettre en place. Ce qu’il dénonce, ce n’est pas le transfert de compétences de la souveraineté nationale vers un noyau transnational en soi, mais le fait que ce transfert se fasse sans que le principe de la séparation des pouvoirs ne soit respecté. Car les éléments de souveraineté qui sont transférés étaient avant soumis à un contrôle parlementaire et judiciaire, mais ne le sont plus après ce transfert à la Commission européenne, vers laquelle il y a de fait une dévolution de compétences exécutives qui sont celles d’un gouvernement. Et un tel gouvernement doit pouvoir être instauré et démis par un parlement. C’est dans ce contexte que Martin Schulz demande à ce que l’on s’interroge : Est-ce que ce à quoi nous faisons face à Bruxelles est ce que nous voulons ou ce dont nous avons besoin, et si la réponse est non, alors il faut changer les choses.
A ses yeux, il est clair que « nous avons besoin de plus d’Europe alors que le nombre de ceux qui n’en veulent pas augmente.» Comment s’en sortir ? D’abord en considérant le monde tel qu’il est. Le président du Parlement européen se met alors à relater les grandes lignes d’un discours que lui a tenu en 2011 celui qui est devenu récemment le secrétaire général du Parti communiste chinois, Xi Jinping. La Chine est contre un monde bipolaire. Elle est pour la concurrence entre les grandes régions mondiales. Ces grandes régions sont pour Xi Jinping l’Inde, les Etats-Unis, l’Amérique latine avec le Brésil et le Mexique, l’Asie du Sud-est, l’Afrique bientôt. L’Europe pourrait devenir une telle région mondiale, si elle le voulait. Et elle serait dans ce cas un partenaire privilégié de la Chine. Bref, pour Martin Schulz il faut s’attaquer au défi et se transformer en puissance intégrée, ou bien l’Europe perdra très vite sa position dans le monde, malgré ses atouts culturels, son patrimoine intellectuel, qui sont très bien, mais "ne créent pas en soi des emplois pour nos enfants".
Martin Schulz identifie quatre grands défis qu’une Europe intégrée devrait affronter et qui sont liés : le commerce mondial, le changement climatique, le capitalisme "casino" et les migrations.
Le commerce mondial implique un marché unique fort de pays européens qui sont très présents sur le marché mondial. Le changement climatique menace les futures générations, et la question est liée au marché mondial. Si par exemple les grands pays émergents veulent s’aligner sur le style de vie européen, il y aura tellement d’émissions de CO2 que "la fin de notre planète est prévisible". L’UE doit donc combiner son intervention sur les marchés mondiaux avec des objectifs climatiques, un défi qu’elle ne saura maîtriser qu’en tant que région mondiale.
Dans ce contexte, "le premier objectif de l’UE doit être de mettre un frein au capitalisme sauvage", pense Martin Schulz. Et cela a des implications, comme celle de renoncer à vouloir réduire le budget de la Politique agricole commune (PAC) alors que la production alimentaire mondiale recule et que les populations à nourrir augmentent, une logique dans la mire des spéculateurs qui achètent pour préparer les marchés au manque des surfaces agricoles réduites en jachère. "Un système économique qui mise sur la faim pour faire des profits est pervers", s’exclame le président du Parlement européen, "et l’UE doit le contrecarrer en coopération avec les pays touchés en premier".
Les Européens constituent au plus 8 % de la population mondiale, et peut-être seulement 4 % d’ici 2040. Ils risquent à terme d’être confrontés aux conséquences de la désertification de certains pays, du manque de matières et de ressources premières, des phénomènes de déplacements forcés, des migrations. "L’eau et la terre seront les causes des guerres futures", avertit Martin Schulz, qui voudrait que d’ores et déjà que l’UE adopte une politique plus libérale à l’égard des réfugiés. L’UE devrait s’investir dans la formation d’un commerce mondial basé sur l’échange égal, une politique industrielle dans le respect de l’environnement, une recherche qui explore un recours durable aux ressources premières comme l’eau ou l’énergie.
Mais, hélas, l’Europe manque d’un dispositif capable d’aborder ces quatre défis, constate Martin Schulz. L’Europe du traité de Lisbonne qui prévoit la majorité qualifiée et la codécision entre Conseil et Parlement européen est entretemps confrontée à un Conseil européen où les chefs d’Etat et de gouvernement s’arrogent le droit de décider seuls et à l’unanimité. Cela implique que la politique de l’UE est dictée par "le plus hésitant". Et "la source de ces hésitations gouverne toujours dans la même chancellerie", explique-t-il, accusant la chancelière allemande de pratiquer "l’escapisme" avec ses atermoiements sur la Grèce, sur les eurobonds ou la création d’un fonds européen de la dette.
Plutôt que d’hésiter, l’Europe doit devenir plus forte, pense le président du Parlement européen, "car notre prospérité et notre modèle démocratique ne sont pas les seuls". Il est convaincu que la démocratie est menacée par certains développements mondiaux et le risque que certains régimes autoritaires aient plus de succès économiques, entre autres parce qu’ils produisent "à moindre prix que nous". Martin Schulz décline néanmoins ce que cela veut dire, « produire à meilleur marché » : travail des enfants, des journées de 16 heures, des salaires de misère, pas de syndicats ni de droits des travailleurs, la répression par des justices arbitraires et des polices qui torturent… "Si nous voulons vivre avec nos valeurs, alors nous devons comprendre que certains marchés dit ouverts ne les respectent pas", a souligné le président du Parlement européen pour qui l’Europe doit exporter ses valeurs, ce qui "n’a rien d’impérialiste, mais est profondément libérateur".
Martin Schulz a ensuite abordé la question du déficit démocratique dans l’UE. Pour lui, l’exercice du semestre européen, qui oblige les gouvernements à soumettre leur projet de budget à la Commission européenne avant de le présenter à leurs parlements respectifs constitue une "déparlementarisation" jamais vue auparavant. "Je veux changer cela " lance-t-il. Une Commission auprès de laquelle les gouvernements des Etats membres vont demander la permission de pouvoir soumettre leurs projets de budget à leurs parlements est depuis longtemps devenue un gouvernement, mais un gouvernement qui n’est pas transparent et dont les fonctionnaires commettent des abus de pouvoir. Dire cela n’a rien d’eurosceptique. Il s’agit de contredire ce dernier reliquat de l’idée d’Etat autoritaire et de changer les choses en misant sur les clauses du traités (TUE, art. 17.7) qui disent que le Conseil européen doit tenir compte des élections au Parlement européen quand il statue à la majorité qualifiée qui il compte proposer au Parlement européen qui doit l’élire comme candidat à la fonction de président de la Commission.
Concrètement, cela veut dire pour Martin Schulz que les prochaines élections européennes de mai ou juin 2014 verront s’affronter des candidats tête de liste des grands partis européens avec chacun un programme. Pour la première fois depuis 1979, c’est-à-dire depuis que le Parlement européen est élu au suffrage universel, on verra les partis socialistes dans les différents Etats membres se mobiliser pour un(e) candidat(e) tête de liste qui vient d’un autre pays. Les électeurs pourront décider s’ils veulent une UE qui se situe à droite ou à gauche.
Cette manière de pouvoir choisir est pour Martin Schulz d’autant plus importante que dans de nombreux pays de l’UE, l’extrême droite, qui tient des propos haineux, antisémites ou xénophobes progresse et est à même de participer ou d’appuyer des gouvernements. L’Europe basée sur l’égalité, la prospérité et la paix risque de retrouver ses anciens démons qui l’ont déjà à deux fois détruite, "car nous avons changé les structures en Europe, mais nous n’avons pas changé les êtres humains qui restent toujours capables du meilleur et du pire".
C’est pourquoi Martin Schulz prône la fédéralisation de l’UE, met en garde contre toute renationalisation qui la rendrait moins compétitive, et défend l’idée d’une Europe qui serait "la conscience sociale du monde". C’est là "une approche social-démocrate pure et dure" ("Das ist Sozialdemokratie pur" dans le texte) qui associe différents peuples dans une œuvre commune. Le programme des sociaux-démocrates européens devrait s’articuler pour cela autour de quelques grands sujets seulement, sur lesquels il y aurait accord, expliquera-t-il ensuite dans la discussion : la démocratie, le respect de la dignité des gens, la compétitivité et des normes sociales minimales qui permettent à quelqu’un qui travaille huit heures par jour de nourrir les siens.