Le 11 avril 2013, la Commission européenne a publié un rapport sur les relations industrielles, un anglicisme pour parler du dialogue social dans l’UE. Cette publication, uniquement disponible en langue anglaise – la lingua franca de la Commission - et comptant presque 350 pages de données, retrace entre autres l’impact de la crise des dettes souveraines et des politiques de consolidation budgétaire sur le dialogue social, dont les modalités ont été bouleversées dans la plupart des Etats membres.
Le rapport met en exergue le fait que les conflits sociaux ont été les plus durs dans le secteur public (administrations publiques, éducation et santé), qui est le premier touché par les politiques de consolidation budgétaire. Ce secteur, expose le rapport, est "gouverné par des lois différentes que celles qui régissent le secteur privé", avec des employés souvent nommés à vie, avec en contrepartie des restrictions comme la limitation du droit de négociation collective et de grève. Les gouvernements ont pratiqué à son égard des réformes structurelles et "le recours au dialogue social a été souvent exclu".
En fait, le rapport opère une distinction entre les pays où il y une approche plus équilibrée et une volonté de limiter le conflit, et les pays où ces précautions ne sont pas prises, comme dans les pays à programme, mais pas seulement. Mais le rapport reste ferme sur le principe de ces réformes : "Pour les pays touchés par la crise des dettes souveraines, la consolidation budgétaire, la stabilité financière et les réformes structurelles sont des conditions nécessaires à remplir pour restaurer la confiance, pour rétablir la liquidité budgétaire et relancer la croissance à moyen terme. Dans ces pays, les mesures prises sont nécessairement plus sévères que celles prises par des entreprises privées lors de la récession 2008-2010."
Le rapport explique aussi que les manières dont le dialogue social et les négociations sont organisés sont une partie du problème. Les réformes menées l’ont donc été sans recours à des dispositifs de dialogue social qui se sont avérés manquer de flexibilité, à l’instar aussi d’autres "outils classiques" de la prévention des conflits sociaux, comme l’indexation des salaires ou la clause d’extension sectorielle (cf. p. 8)
Le rapport souligne donc les coups qu’ont dû encaisser les syndicats des secteurs publics des Etats membres, où le degré de syndicalisation, traditionnellement très élevé et plus élevé que dans le secteur privé – la différence au Luxembourg est pour 80 % dans le secteur public et 40 % pour le secteur privé – est en recul sous le double coup de butoir de la réduction des effectifs du secteur public et du vieillissement démographique.
Le dialogue social a donc fortement souffert, dit le rapport, ce que ses auteurs regrettent dans la mesure où le consensus manque pour mener le type de réformes que la Commission juge nécessaires. On peut lire dans un communiqué qui accompagne la parution du rapport le passage suivant, qui illustre bien l’approche utilitariste de la Commission de la question du dialogue social : "Il est primordial que les représentants des travailleurs et des employeurs (les "partenaires sociaux") participent aux réformes engagées par les gouvernements, étant donné que les solutions issues du dialogue social sont souvent plus largement acceptées par les citoyens, plus faciles à mettre en pratique et moins susceptibles de susciter des conflits. Des accords consensuels faisant intervenir les partenaires sociaux permettent donc de garantir la viabilité à long terme des réformes économiques et sociales. Un dialogue social bien structuré peut effectivement contribuer à la résilience économique de l’Europe. En effet, les pays dans lesquels le dialogue social est bien établi et les institutions régissant les relations industrielles sont solides sont généralement ceux où la situation économique et sociale est plus résiliente et où la pression est moins forte. Le potentiel de résolution des problèmes du dialogue social peut contribuer à surmonter la crise actuelle."
C’est dans cet esprit bien spécifique donc que la Commission veut, comme le dit le rapport, "promouvoir et soutenir le dialogue social partout dans l’UE, dans le plein respect de l’autonomie des partenaires sociaux et de la diversité des systèmes nationaux de dialogue social".
Le chapitre 1 présente les grandes tendances du dialogue sur base d’un certain nombre d’indicateurs quantitatifs.
Le chapitre 2 scrute en profondeur l’état du dialogue social en Europe centrale et orientale, où les institutions régissant les relations industrielles sont faibles et fragmentées.
Le chapitre 3 présente une typologie des modèles de dialogue social dans le secteur public.
Le chapitre 4 analyse les processus d’ajustement en cours dans les secteurs publics des Etats membres et de leur impact sur le dialogue social.
Le chapitre 5 analyse le rôle du dialogue social dans la création d’emplois "verts".
Le chapitre 6 examine le rôle des partenaires sociaux dans la discussion sur les allocations de chômage et les systèmes de pension.
Le chapitre 7 analyse les tendances qualitatives dans le dialogue social au sein des structures de consultations spécialisées de l’UE et le chapitre 8 analyse finalement les principaux développements dans le domaine du droit du travail européen, avec un accent mis sur les directives détachement et temps de travail, qui restent toujours l’objet de débats et de litiges dans l’UE.
Le chapitre 1 révèle ainsi que les négociations collectives couvrent entre 20 et 100 % des accords salariaux dans le secteur public, selon les pays. La moyenne est de 66 % dans l’UE, mais seulement de 44 % dans les pays d’Europe centre et orientale. Le Luxembourg fait partie des pays où cette couverture est de 100 %.
Néanmoins, les syndicats du secteur public sont de plus en plus fragmentés. Le degré de syndicalisation est de 24 % en moyenne dans l’UE, en déclin constant depuis les années 80, mais toujours plus élevé que dans le secteur privé. Au Luxembourg, ce degré de syndicalisation est encore de 80 % dans le secteur public, contre 40 % dans le secteur privé.
Le rapport estime que les Etats sont intéressés à mener une négociation centrale, ce qui leur permet de mieux contrôler le développement des salaires dans le public. Une tendance importante est la différenciation dans le secteur public entre fonctionnaires et employés, ou bien par la dévolution de certaines tâches relevant de l’autorité publique à des firmes privées.
Le Luxembourg figure parmi les pays mentionnés qui misent sur une forte différenciation dans le secteur public. Mais les risques de fragmentation sont neutralisés par le haut degré et la haute concentration de la syndicalisation dans le secteur public luxembourgeois tout comme par une approche de type "partenariat social" par l’Etat, à l’instar des modèles autrichien, belge, allemand, néerlandais et slovène.
La typologie du rapport évoque encore d’autres modèles : le corporatisme organisé (Danemark, Finlande, Suède), un modèle centré sur l’Etat (Grèce, Espagne, France, Italie, Portugal), un modèle libéral (Chypre, Irlande, Malte et le Royaume Uni, et les modèles mixte ou de transition (Bulgarie, République tchèque, Estonie, Lettonie, Lituanie, Hongrie, Pologne, Roumanie et Slovaquie).
Le rapport analyse dans son chapitre 2 l’état du dialogue social en Europe centrale et orientale. Bien qu’il existe une grande diversité entre les pays de la région, les institutions régissant les relations industrielles dans tous ces pays, à l’exception notable de la Slovénie, sont faibles et fragmentées. Certaines réformes, dit le rapport, compromettent bel et bien la participation des partenaires sociaux à l’introduction de changements. Le rapport demande donc que les systèmes nationaux de relations industrielles de ces pays soient relancés pour servir à la restauration d’un consensus que la Commission juge à partir de son optique, qui ne se recoupe pas nécessairement avec celle des intéressés, "essentielle pour garantir la viabilité à long terme des réformes économiques et sociales en cours".
Le chapitre 3 s’évertue à formuler une typologie des formes de dialogue social dans le secteur public. Deux grands modèles contractuels existent entre les Etats et leurs salariés : l’Etat comme employeur souverain ou l’Etat comme employeur modèle. Le premier modèle confère aux salariés du secteur public un statut particulier. Il inclut la plupart des Etats membres, et se différencie fortement du deuxième modèle, ce dernier étant représenté notamment par le Royaume Uni, qui n’accorde pas de statut différent de celui du secteur privé à ses fonctionnaires. Le rapport identifie par ailleurs une tendance à la décentralisation dans les négociations salariales, un passage des systèmes basés sur la promotion automatique par l’ancienneté à des systèmes basés sur la performance, ce qui a aussi conduit à des différentiations en termes de contrat de travail, de statut et de rémunération.
Le rapport distingue, pour nuancer le tableau, cinq groupes de pays.
Le premier groupe, ce sont les pays nordiques. Ses caractéristiques : un vaste secteur public, une forte présence des femmes, une harmonisation des carrières des fonctionnaires et des employés, un haut degré de syndicalisation, des négociations collectives et des salaires liés à la performance, peu de restrictions au droit de grève, mais un mécanisme de résolution de conflits particulier en amont.
Le deuxième groupe inclut l’Allemagne, l’Autriche, la France, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Sa fonction publique est composée d’un grand nombre de fonctionnaires de carrière mais dont les droits de négociation et de grève sont restreints. La proportion du secteur public par rapport à l’emploi national varie dans ce groupe de pays et peut être tant basse qu’élevée, comme au Luxembourg. Le taux des femmes y est élevé, sauf dans un pays comme le Luxembourg, du moins pour ce qui est de l’administration publique, où les femmes ne sont que 34 % contre 46 % dans l’UE, et 56 % dans le secteur public, contre 66 % dans l’UE. Le rapport met par ailleurs en évidence que les négociations collectives dans la fonction publique du Luxembourg doivent être sanctionnées par une loi.
Les pays d’Europe du Sud constituent un troisième groupe avec d’un côté une proportion forte d’employés publics avec un statut spécial pour un secteur public moyen ou faible en nombre, de l’autre côté des restrictions en matière de négociation et une faible syndicalisation, tout comme un taux d’emploi féminin faible.
Un quatrième groupe est composé par les pays d’Europe centrale et orientale (PECO). Le secteur public y est réduit, fortement féminisé, faiblement syndicalisé. La négociation salariale est quasiment inexistante, et le secteur est peu couvert par des conventions collectives. Seule la Slovénie fait ici exception.
Le Royaume Uni est un cas à part. Il ne connaît pas de statut particulier d’employé public ou de fonctionnaires. Il existe par contre une grande liberté de négociation et de recours aux moyens d’action syndicaux. Si le degré de syndicalisation est moyen, il est néanmoins quatre fois plus élevé que dans le secteur privé du Royaume Uni, qui a été le berceau du mouvement syndical moderne.
Mais le rapport conclut aussi sur des phénomènes que ces groupes ont en commun :
Le chapitre 4 analyse l’impact de la crise sur le dialogue social dans le secteur public. Les efforts de consolidation budgétaire ont ainsi conduit à ce que l’efficacité et l’efficience des dépenses publiques est devenue l’objet de contrôles et a conduit à des économies souvent drastiques dans un secteur public qui s’est trouvé d’un coup au centre de l’attention politique. La Commission parle de « distribution plus équitable de la charge des ajustements » qui s’est traduite selon le rapport dans de nombreux pays en gel des salaires, réduction des salaires, réduction des emplois publics et des pensions, et de "promotion d’une réallocation sectorielle en faveur de secteurs marchands", un euphémisme pour parler d’outsourcing et de privatisations. Le rapport dit clairement que « de par leur nature, ces mesures n’ont pas toujours été approuvées avec le plein assentiment des syndicats», ce qui a eu pour conséquence une détérioration du climat social.
Le rapport fait la différence entre les pays qui n’ont que peu d’expérience à mener des réformes structurelles dans leur secteur public, et où les réformes se sont avérées d’autant plus drastiques et unilatérales, et les autres, où des réformes ont été menées, mais de manière contrôlée, en continuité avec des réformes précédentes, même si certaines tensions avec les syndicats n’ont pas pu être évitées, mais dans le cadre d’un dialogue qui les incluait. Le Luxembourg fait partie de ces pays.
La situation particulière du secteur public encourage néanmoins ses dirigeants, qui doivent remplir des objectifs d’économies budgétaires clairement fixés, de réduire le coût du travail par une réduction des emplois, des conditions contractuelles de moins en moins favorables et une limitation des marges de manœuvre en cas de négociations salariale collective où l’accent est de plus en plus mis sur l’efficacité, et de moins en moins sur l’équité et l’impartialité du fonctionnaire ou employé public. Dans ce contexte, dit aussi le rapport, le statut d’employeur modèle du secteur public est fortement mis en question. Un tableau (4.9) vient compléter cet exposé et présente les mouvements sociaux dans le secteur public entre 2008 et 2012.
Le chapitre 5 s’occupe d’une question plus inattendue : le verdissement du dialogue social dans le cadre de la mise en place d’une économie plus durable au regard du changement climatique et de la raréfaction des ressources énergétiques traditionnelles. Le passage vers ce type d’économie prônée par la stratégie Europe 2020 implique pour de nombreux emplois de nouvelles compétences et des changements d’attitude. "Mais l’on sait très peu de l’impact potentiel du processus de verdissement sur la qualité des emplois et un impact positif n’est pas nécessairement donné", lit-on dans le rapport.
Le dialogue fonctionne bien dans les compagnies plus anciennes. Mais dans les industries émergentes du secteur de l’électricité, et notamment celui de la production d’électricité par des énergies renouvelables, et encore plus dans les nombreuses petites structures qui fleurissent un peu partout, le dialogue social est pratiquement inexistant. Cela vaut autant pour l’organisation des employeurs et des employés de ces secteurs, de sorte que dans les pays à tradition syndicale, des campagnes actives de recrutement ont été lancées. Tout cela est aussi lié, note le rapport, au fait que les nouveaux secteurs verts de l’économie doivent, comme tout nouveau secteur industriel, "affronter un niveau de turbulences significatif".
Pour la Commission, un meilleur dialogue social est un élément important vers une transition de l’économie de l’UE vers une économie à bas niveau d’émissions de CO2. Pas dans le sens direct qu’une représentation des intérêts des salariés – une approche que le rapport élude – est un droit, mais dans le sens d’arriver à mieux impliquer le personnel de ces secteurs dans la formation professionnelle et continue et pour mettre en place des nouveaux types d’apprentissage professionnel et de gestion verte des entreprises, ce qui est aussi utile, mais autrement.
Le chapitre 6 examine le rôle des partenaires sociaux dans la discussion sur la réforme des allocations sociales et de chômage et les systèmes de pension. Le rapport révèle dans un langage très clair les vue stratégiques de la Commission dans ce domaine. Elle constate que les charges sociales voire la politique sociale ont un effet sur le salaire net. Cela lie les partenaires sociaux. Jusqu’à présent, les négociations collectives misaient sur des solutions avec contreparties entre les partenaires sociaux : modération sociale contre plus de droits sociaux. Pour la Commission, des accords équilibrés de ce genre ne sont plus possibles aujourd’hui vu la concurrence internationale et les limites budgétaires de l’Etat-providence. Selon la Commission, les responsabilités des fédérations patronales et des syndicats ont changé sous le coup de ces défis, tout comme l’équilibre entre l’Etat et les acteurs non-étatiques a changé, ce qui a, admet-elle, "des répercussions sur l’inégalité des revenus et la sécurité sociale".
Le rapport identifie les tendances générales que cette pression a engendrées. Il y a d’abord une forte pression sur les systèmes d’allocations chômage. Elle pousse les partenaires sociaux à s’entendre aussi sur les réformes des systèmes de pension. Mais la Commission craint que les partenaires sociaux ne soient pas capables d’y arriver, ce qui affaiblit ou réduit à néant leur rôle dans la prise de décision. La Commission recommande de compenser les réductions des pensions garanties par les Etats par des systèmes de pensions basés, comme le prône l’OCDE, sur trois piliers. Selon l’OCDE, le premier pilier, ce sont les régimes publics à prestations définies fondés sur la répartition, généralement financés par prélèvement sur les salaires ; le deuxième pilier, ce sont les régimes de retraite privés proposés dans le cadre d’un contrat de travail, et le troisième pilier, ce sont les plans d’épargne et contrats de rente souscrits à titre individuel. Pour la Commission, ce secteur des retraites est un secteur à grand potentiel de croissance qui permettrait aux partenaires sociaux de gérer eux-mêmes leurs intérêts et accords.
Dans un tableau (6.2), le rapport livre un panorama très lisible de la situation dans les différents Etats membres, qui dit d’abord s’il y a eu ou non et à quelle échelle avant la crise une implication traditionnelle des partenaires sociaux dans la définition des allocations de chômage, puis comment les choses se sont développées au cours de la crise, pour finalement classer les pays selon la force ou la faiblesse de l’implication des partenaires sociaux. Le Luxembourg y apparaît comme un pays où l’implication des partenaires sociaux est traditionnellement forte, où leurs avis ont été pris en compte au cours de la crise et où leur présence dans le dialogue social reste forte. Cela vaut aussi pour les pays voisins du Luxembourg, sauf les Pays-Bas, où le rôle des partenaires sociaux a été affaibli au cours de la crise.