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Economie, finances et monnaie - Traités et Affaires institutionnelles
La gouvernance de l’UE et la fragilisation de la démocratie en Europe, un leitmotiv au 5e Congrès du Réseau des associations francophones de science politique
24-04-2013 / 26-04-2013


Programme du 5e Congrès du Réseau des associations francophones de science politiqueLes régimes politiques et leurs transformations au XXIe siècle, tel était le grand sujet du 5e Congrès du Réseau des associations francophones de science politique qui s’est tenu du 24 au 26 avril 2013 à Luxembourg. Comme l’a constaté Philippe Poirier, professeur-chercheur à l’Université du Luxembourg qui dirige l’équipe qui a été la cheville ouvrière de l’événement, les nouvelles normes internationales et de l’UE transforment les systèmes politiques, les camps politiques, la nature de la mobilisation politique, diminuent le poids des parlements, changent la valeur des personnes, notamment dans la manière dont l’efficacité économique est mise en avant, ce qui constitue en soi et à terme déjà un défi pour le suffrage universel. Les grandes conférences, celle du 24 avril, qui abordait la question de du Gouvernement représentatif au XXIe siècle, et celle du 25 avril, qui traitait de la gouvernance économique et de sa légitimation démocratique, étaient toutes marquées par une indéniable inquiétude pour l’évolution actuelle et l’avenir de la démocratie, notamment en Europe.

Les aléas du gouvernement représentatif

Le "rule by law" des pays autoritaires à économie libérale

François Bafoil, professeur de science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et directeur de recherche au CNRS-CERI, a évoqué le paradoxe, qui met bien des certitudes européennes en question, qu’il existe des économies libéralisées en Asie qui sont placées sous le contrôle d’un gouvernement central autoritaire, voire dictatorial et monopolistique dont dépendent les élites économiques, politiques, militaires et internationales. Ces Etats ne sont pas passés par les trois révolutions qui ont structuré les démocraties libérales occidentales : les révolutions économique, politique, puis sociale. Ils sont basés sur un système institutionnel hybride avec des règles de droit et de marché fluctuantes, que François Bafoil appelle "rule by law" plus que "rule of law". L’URSS des années 20 avait tenté avec la NEP (pour Nouvelle politique économique) une expérience comparable sur laquelle néanmoins Staline était revenu. Elle fut interrompue par la collectivisation et la terreur. Pour l’Asie, François Bafoil pense néanmoins que ce système durera, bien qu’il paraisse si paradoxal aux Occidentaux qui associent l’économie libérale avec un Etat de droit, des institutions fortes et la démocratie. Ces régimes autoritaires deviendront plus flexibles, adossés qu’ils sont à la globalisation, mais se garderont d’introduire un vrai Etat de droit, pour eux "source de désordres".

La "démoïcratie" comme modèle de gouvernance des institutions communes entre peuples 

Francis Cheneval, professeur de philosophie à l’Université de Zürich où il est titulaire de la chaire de philosophie politique, a pour sa part défendu, avec un regard sur ce qui se passe en Europe, l’idée développée de manière purement philosophique que les peuples peuvent certes être amenés à gérer leurs affaires ensemble, mais en tant que peuples. Il rejette donc toute idée de passage à un peuple européen et ensuite mondial avec un gouvernement européen ou mondial, ce qui ne devrait pas empêcher les peuples de créer des institutions communes. C’est même le droit à l’auto-détermination des peuples qui rend cela possible, puisqu’il est un garde-fou qui les protège de la colonisation et permet leur intégration dans le concert des peuples. Il ne suffit pas de donner des droits égaux aux personnes d’un peuple pour intégrer ce peuple dans un autre Etat créé par un autre peuple, si telle n’est pas la volonté collective du peuple que l’on veut intégrer.

Mais des institutions communes entre peuples sont nécessaires, pense Francis Cheneval. Ne serait-ce que parce que les personnes ont des droits qui sont de nature transnationale, comme celui de se déplacer, de s’établir, de commercer au-delà des frontières, mais aussi de s’exprimer, et elles revendiquent ces droits comme des libertés transnationales. Les peuples qui veulent garantir ces droits à leurs citoyens respectifs peuvent donc demander la formation d’un régime associatif avec des peuples qui fonctionnent de la même manière. Ils continueront d’exister de manière séparée, mais géreront leurs intérêts communs dans des institutions communes et dans l’équité. Cette cité des peuples, cette démoïcratie, doit, pour pouvoir fonctionner de manière raisonnable et démocratique, impliquer tous leurs pouvoirs respectifs : le législatif, l’exécutif, le constitutionnel, mais aussi le citoyen, notamment par la voie de "votations". C’est la condition primordiale pour pouvoir disposer d’un vrai gouvernement représentatif des peuples qu’il implique toutes les expressions institutionnelles des démocraties qui le composent. Cela va donc bien au-delà des relations internationales classiques où l’intergouvernemental prédomine.

Démocratie en crise ?

Yannis Papadopoulos, professeur de science politique à l’Université de Lausanne, a présenté les grandes lignes d’un ouvrage qu’il publiera en septembre 2013 sous le titre "Démocratie en crise ?". Pour le professeur de Lausanne, qui a surtout l’œil rivé sur l’Europe, le système politique où des élections mettent en concurrence des partis et dont les majorités issues des scrutins sont autorisées à gouverner et donc à imposer "des éléments collectivement contraignants" ne garantit plus une représentation adéquate des sociétés. Celles-ci sont fragmentées, acceptent mal les contraintes, l’identification partisane s’y fait rare, et les gouvernements comme les partis souffrent d’une forte érosion de la confiance.

Conséquence : Il y a "moins de permis de gouverner" pour des partis devenus plus vulnérables sous le coup des groupes d’intérêts très affirmatifs. Comme les partis sont de moins en moins différenciés entre eux, la différence est faite à travers les leaders, ce qui entraîne les systèmes politiques vers une "présidentialisation" avec son gouvernement de conseillers, sa tendance à la "déparlementarisation", sa médiatisation par les médias commerciaux surtout, et son internationalisation. Cette dernière surtout favorise l’exécutif par l’asymétrie de l’information qui constitue son avantage par rapport au pouvoir parlementaire. Le pouvoir exécutif a donc tendance aussi, vu l’affaiblissement du parlement, à devenir « plébiscitaire ». Bref : le pouvoir dans les démocraties en place se concentre et se fragmente à la fois.

Dans ce contexte, et pour arriver à résoudre les problèmes qui se posent, tout gouvernement doit passer par le recours à une politique à multiples niveaux qui inclut des réseaux politiques non-gouvernementaux. On passe du gouvernement à la gouvernance. Pour Yannis Papadopoulos, s’il est utile de procéder ainsi de manière horizontale, cette méthode porte aussi le défaut d’être opaque, de mener à des décisions qui ne sont pas prises dans un cadre institutionnel clair et de renforcer par divers biais le pouvoir bureaucratique. Car, dans ces processus de décision, il y a de nombreuses délégations de fait à des pouvoirs non étatiques.

L’internationalisation de la politique favorise à la fois l’intergouvernementalisme et le recours à des pouvoirs transnationaux (UE, FMI, BM) voire de régulation (ISO). Est-ce aussi l’entrée en politique par ce biais d’une société civile globale, se demande Yannis Papadopoulos. Peut-être, mais pas selon les règles politiques traditionnelles. Qui est représenté par les grandes ONG mondiales, à qui doivent-elles rendre des comptes ? La représentation parlementaire est la grande perdante de l’internationalisation de la politique. Mais dans l’UE, l’on réagit, entre autres aussi en donnant de nouveaux pouvoirs au Parlement européen.

Malgré tout, les chaînes de délégation des pouvoirs se modifient entre les électeurs et les élus, et pourtant, la politique traditionnelle continue comme si de rien n’était. Parce qu’elles sont supposées être impartiales, les agences techniques exécutives se multiplient et le pouvoir judiciaire se voit de fait confier des décisions politiques, de sorte que la source du pouvoir politique se déplace vers des espaces où l’autorisation de gouverner se fait de manière plus indirecte. Il ya technocratisation du pouvoir politique et délitement du gouvernement représentatif qui est "vidé de son contenu". Plusieurs hypothèses sont alors possibles : ou bien le cynisme à l’égard du pouvoir augmente, ou bien l’on ira vers un renforcement des parlements et un couplage avec d’autres processus décisionnels. La démocratie est donc en crise, mais celle-ci ne durera pas éternellement.

La démocratie et la gouvernance économique                      

Trop de pessimisme ou pas assez ?

George Ross, titulaire d’une chaire Jean Monnet ad personam et professeur associé de science politique à l’Université de Montréal, a mené une charge frontale contre la manière dont la crise est gérée dans l’UE. Une vision néolibérale qui vise d’abord à diminuer le rôle de l’Etat est à la fois à l’origine de la crise, par les pratiques économiques opaques qu’elle a permises, notamment aux USA, et des programmes d’ajustement pour lutter contre la crise, et dont même la Banque mondiale ou le FMI se rendent compte qu’ils ne mènent pas au but de relancer les économies.

Dans ce contexte, "l’UE s’est spécialisée dans la gouvernance, parce qu’elle n’est pas un Etat". Elle n’a pas l’appui des citoyens, pas de légitimité démocratique selon George Ross. Dans l’urgence, elle a pris des décisions au niveau intergouvernemental, après des décisions bilatérales entre l’Allemagne et la France, "de compromis boiteux en compromis boiteux", décidant de "mesures prédéterminées par la préférence nationale des plus forts". Au pays en crise ont été imposés des "modèles de gouvernance économique surveillée de l’extérieur basés sur des mesures d’austérité". Les dernières élections, analyses et eurobaromètres montrent selon lui que ces politiques ne disposent pas de légitimité démocratique : les gouvernements sont désavoués, la confiance dans l’UE est en baisse dans les sondages. La légitimité d’une politique découle selon George Ross dans l’accueil positif de ces out-puts par les citoyens. Ce qui n’est pas le cas dans l’UE.

De plus, "l’Europe n’est pas solidaire", estime le politologue. Les citoyens souffrent de la dureté des mesures prises. L’Europe voit naître de nouvelles divisions, entre le Nord et le Sud, entre les pays riches et les pays pauvres, entre les pays stables et ceux qui sont secoués, entre les pays de la zone euro et les autres. "Ces divisions vont durer", estime George Ross, qui pense que dans ces eaux troublées, le Royaume-Uni joue aussi son jeu. Dire que la fin de la crise est proche et que l’UE en sortira renforcée, c’est pour lui "du blabla bruxellois". Le fédéralisme pourrait être un recours utile, "mais cela ne va pas se faire". Sa question déroutante en guise de conclusion : "Ai-je été trop pessimiste ou pas assez ?"              

Démocratiser la démocratie en Europe

Pour le sociologue Yves Sintomer, membre de l’Institut Universitaire de France et professeur de science politique à l’Université de Paris VIII, le paradoxe européen réside dans le fait que la démocratie est très populaire parmi les citoyens, mais que la confiance dans le personnel et les organisations politiques est très basse. C’est que le modèle néolibéral est certes en crise, mais que l’on n’entrevoit pas un autre modèle qui lui succéderait en guise d’alternative. S’y ajoute que l’on vit la fin d’un ordre mondial "eurocentré" et que l’Europe s’est "provincialisée" pour ne pas avoir réussi à adapter son modèle d’Etats-nations, un héritage qui vient du Moyen-âge, à la nouvelle situation globale. "Les politiques occidentales font du sur-place", pense Yves Sintomer. Les classes populaires décrochent des politiques de l’UE. Cela n’est pas le cas dans des pays émergents comme l’Inde ou le Brésil, en Amérique latine en général. Mais il est vrai que ces pays émergents et d’autres n’ont pas le même rapport aux marchés et à la légitimité démocratique comme c’est le cas pour les Etats membres de l’UE.

Il est peu probable que l’UE, dans ce contexte, reste dans le statu quo, devienne technocratique ou que l’on voie même la fin de la souveraineté des Etats. Il est possible par contre qu’émergent des régimes autoritaires dans les faits tout en maintenant l’apparence de rester une démocratie et un Etat de droit. Il est aussi possible qu’il y ait des régimes dictatoriaux, ou que l’on assiste à l’effondrement de l’ordre. Mais le plus probable des scénarios est pour Yves Sintomer, qui est moins pessimiste que George Ross, que l’on aille dans l’UE vers la démocratisation de la démocratie, par l’intégration dans les processus de décision d’énergies civiques qui se placent en dehors des partis.