Stefano Bartolini, l’auteur du Manifeste pour le bonheur et professeur à l’Université de Sienne, a donné le 24 mai 2013 une conférence dans le cadre du cinquantième anniversaire du STATEC, qui avait pour sous-titre "De l’argent vers le bonheur". Sa conférence s’inscrivait dans les efforts déployés depuis 2008 par le STATEC et le Conseil supérieur pour le développement durable sur la question d’indicateurs du bien-être.
Que la prospérité mène au bonheur comme c’est le cas pour l’oncle Picsou, que son créateur a représenté plongeant dans une mare de pièces d’or avec un air de complète béatitude, n’est qu’une projection, et celle-ci ne tient pas la route devant l’évidence empirique, pense Stefano Bartolini.
Partant de la célèbre courbe paradoxale qui montre que plus la prospérité a augmenté aux Etats-Unis entre 1946 et 1996, plus le sentiment d’être heureux a baissé, Stefano Bartolini a essayé d’en saisir les causes objectivement mesurées à partir d’indices de bonheur et de satisfaction avec la vie, comme à partir d’indices négatifs comme la maladie mentale, le suicide, l’addiction aux drogues et à l’alcool, le recours aux psychotropes, etc... Les résultats dont disposent les chercheurs montrent selon lui que les populations des pays riches ont un problème avec le bien-être subjectif, le "subjective well-being" ou SWB, surtout depuis 1975, et que les maladies psychiques, la dépression surtout et l’anxiété, ont fortement augmenté.
Un indice retenu par Stefano Bartolini pour illustrer le paradoxe du bonheur est que le fait que les gens vivent plus longtemps, sont en meilleure santé et peuvent voyager plus qu’à d’autres époques n’a pas conduit à plus de bien-être subjectif. Stefano Bartolini s’est donc demandé pourquoi les Etats-Uniens aspirent tant à être prospères, alors que cela ne les rend pas plus heureux, voire les rend anxieux de pouvoir disposer d’un peu de temps libre.
Les habitants des Etats-Unis ont bénéficié d’une hausse de leurs revenus sur le dernier demi-siècle, raconte Stefano Bartolini, mais en parallèle, ils ont vécu un véritable déclin de leurs biens relationnels dans leur sphère privée comme sociale. La solitude, les difficultés de communication, l’instabilité familiale, les clivages générationnels, la méfiance entre parents ou entre voisins, la régression de l’honnêteté, de la solidarité, du partage social, de l’engagement civique, etc., ont évolué de manière telle qu’il faudrait 10 % de croissance du PIB par personne pour compenser ces déficits. Bref, "le désastre américain", c’est que la prospérité économique engendre la pauvreté sociale. Et ce désastre s’étend à l’Europe, pense Stefano Bartolini, puisque cette dernière imite toutes les recettes qui ont accompagné ce cheminement vers le désastre depuis les temps de Ronald Reagan : les réductions budgétaires, les baisses des impôts, mais aussi des retraites, puis des salaires et des droits sociaux.
Pourquoi les Etats-Unis continuent sur cette ligne, et pourquoi maintenant les Européens reprennent-ils ces schémas ? Pour le statisticien, c’est lié à la dynamique économique, et entre la crise sociétale et cette dynamique économique, il y a un lien. Et d’introduire la notion de croissance endogène négative ou NEG (pour "negative endogenous growth") qu’il illustre par plusieurs exemples.
Le "Home Entertainment" est un facteur de croissance économique, mais il faut aussi le voir comme un substitut à un bien commun gratuit qui est la fréquentation des autres. Un autre exemple est l’attention que les personnes âgées recevaient de leur entourage et voisinage, alors qu’aujourd’hui, on crée pour cela des services et des foyers spécialisés, ce qui crée emplois et chiffre d’affaires. Idem pour les enfants : ils jouaient dans la rue, mais celles-ci sont devenues trop dangereuses. Ils restent donc à la maison, devant des écrans, ou bien ils reçoivent des jouets de plus en plus sophistiqués ou sont placés sous la garde de baby-sitters, substituts de toutes sortes de fonctions qui génèrent eux aussi du chiffre d’affaires. S’y ajoute "l‘épidémie de poursuites judiciaires entre voisins". Mais, souligne Stefano Bartolini, tout cela crée des dépenses et devient donc un moteur de croissance. Bref, plus les relations sociales mais aussi l’environnement se dégradent, plus la croissance s’emballe, plus les relations sociales et environnement se dégradent encore. Le cercle vicieux de la dynamique économique veut que la pauvreté en biens communs augmente d’autant plus que la richesse privée augmente. Le NEG, la croissance endogène négative, frappe le plus les biens relationnels, et plus le PIB augmente, plus il y a d’heures travaillées, plus le sentiment subjectif du bien-être décline.
La comparaison statistique de l’évolution aux Etats-Unis et au Royaume Uni - "le pays européen qui ressemble le plus aux USA" -, et en Europe entre 1980 et 2000 est à ce sujet éloquente. Aux USA, le PIB et les heures travaillées ont augmenté plus rapidement qu’en Europe, mais aussi le mal-être, pendant qu’en Europe, la confiance sociale et le sentiment de bien-être subjectif ont crû. Il n’y a qu’en France où la confiance sociale a chuté.
Un autre aspect étonnant qu’a exposé Stefano Bartolini est la part des fonctions de maintien de la discipline sociale (policiers, gardiens de prison, gardiens tout court et toute autre fonction de surveillance, comme des vigiles, des agents de sécurité) au marché du travail. Elle était aux Etats-Unis de 5 % en 1890, et dépasse en 2002 plus de 25 %. Le Royaume Uni est logé à la même enseigne. Cette évolution est "une réaction au déclin de la confiance sociale", pense le statisticien. En Europe par contre, ce chiffre tourne en-dessous de 10 %.
Stefano Bartolini s’en est aussi pris à une autre idée qu’il estime reçue, fausse et relevant du mythe, mais qui revient souvent : que la création de ces emplois de surveillance contribue à résorber le chômage. Pour lui, cette idée est tout simplement fausse. Ce qui réduirait selon lui au contraire le chômage, ce serait la réduction de la consommation. Plus de dépenses ne créent pas plus d’emplois, pas plus d’ailleurs qu’elles ne créent plus de bonheur ou de bien-être. Elles mènent plutôt au déclin des relations sociales qui cèdent le pas à l’idée que le succès d’une personne se mesure à ce qu’elle consomme.
Mais bien que le consumérisme et les valeurs matérialistes connaissent "une diffusion gigantesque" avec la globalisation des marchés, avec leur cortège de relations purement instrumentales, leur manque d’intérêt pour la qualité intrinsèque de leur travail ou les gens qu’on y rencontre, leur recul des relations stables, quelque chose s’opère néanmoins : l’emphase mise sur la famille augmente même aux Etats-Unis et l’Europe résiste aux grandes tendances, plus en tout cas que les USA que Stefano Bartoli qualifie de "patient le plus malade de l’Occident".
La crise actuelle illustre bien son propos, pense le professeur de Sienne. La crise est partie de la dette que les ménages américains ont contractée pour des biens de consommation. Le crédit de consommation était devenu le moteur de la croissance d’une économie qui poussait les consommateurs les plus riches à une véritable "boulimie consumériste", animés par une soif d’identité que les objets de marque dont ils s’entouraient étaient censés leur donner. La crise des subprimes a été naturellement contagieuse.
Mais la chose n’est pas réglée. Les jeunes générations sont vues et se considèrent elles-mêmes comme "moins heureuses". Gauche et droite politiques se posent la question de ce qui a changé dans la vie des enfants. Pour la gauche, la pauvreté des enfants a augmenté. Pour la droite, c’est la faute aux divorces et au style d’éducation trop libéral qui a cours dans la plupart des écoles. Pour Stefano Bartoli, tous sont dans l’erreur. Ce qui est le grand problème, c’est que les adultes n’ont plus assez de temps pour les enfants et les enfants plus assez de temps pour eux-mêmes. Ils sont devenus des consommateurs précoces et reproduisent le même type de stress que celui dont souffrent les adultes dont le relationnel s’est appauvri.
Pour sortir de ce cercle vicieux, Stefano Bartoli prône des politiques qui privilégient les biens relationnels, tant dans la cité que dans les médias, le monde du travail, les écoles, le système de santé et la manière dont fonctionne la démocratie. Pour lui, ce n’est pas une question de droite ou de gauche, car la première, en demandant toujours plus pour ceux qui ont déjà, et la deuxième, en protestant contre le fait que ses membres sont privés de certains biens matériels ou n’en disposent pas de manière suffisante, se situent dans le même cercle vicieux qu’il faut interrompre. Bref, Stefano Bartolini est convaincu de parler pour tout le monde.