Le 10 décembre 2013, le Parlement européen a rejeté une résolution d’initiative présentée par la commission des droits de la femme et de l'égalité des genres (FEMM) qui entendait renforcer la "santé et les droits sexuels et génésiques" afin de lutter contre les mesures d’austérité et le climat politique qui les menaceraient. Par 334 voix pour, 327 contre et 35 abstentions, les eurodéputés ont en effet adopté une résolution non législative alternative , déposée par les groupes PPE et ECR, qui affirme que "l'élaboration et la mise en œuvre des politiques sur les droits sexuels et reproductifs et sur l'éducation sexuelle à l'école est de la compétence des États membres et non de l’UE".
Cette version alternative a été cosignée par l’eurodéputée luxembourgeoise (PPE), Astrid Lulling. Les deux autres eurodéputés luxembourgeois membres du PPE ont voté aussi en ce sens tandis que les trois autres eurodéputés luxembourgeois, le socialiste Robert Goebbels, l’écologiste Claude Turmes et le libéral Charles Goerens, se sont opposés à cette résolution alternative qui enterre le texte de la commission FEMM.
Déjà lors de l’adoption d’une première version de sa résolution d’initiative le 26 septembre 2013 à la commission FEMM, une "opinion minoritaire" avait été émise soulignant que "la proposition de résolution serait contraire au traité UE et ne devrait pas être utilisée pour introduire un droit à l'avortement".
Le 22 octobre 2013, le Parlement européen avait décidé de lui renvoyer le texte qui avait subi finalement quelques changements avant de revenir devant le Parlement européen. Le texte continuait de souligner la compétence des États membres mais rappelait également que l’UE a "une compétence d'élaboration" des stratégies et des initiatives intégrant les questions liées à la santé et aux droits sexuels et génésiques" dans les domaines de la santé publique et de la non-discrimination.
La commission FEMM jugeait cette résolution d’initiative, non législative, nécessaire au vu des menaces tant économiques que politiques pesant sur la "santé et les droits sexuels et génésiques", également désignés par l’acronyme un peu barbare de SDSG.
D’une part, les eurodéputés de cette commission observaient la tendance manifestée par des Etats membres "à accélérer le mouvement de privatisation des services de santé, et à réduire la qualité des services de santé ainsi que l'accès à ceux-ci". D’autre part, ils souhaitaient protéger ce qu’ils considèrent comme "droits fondamentaux" contre des "positions très conservatrices [ayant] gagné du terrain dans toute l'Europe". "Comme on a pu le voir clairement dans des pays comme l'Espagne et la Hongrie, ainsi que dans des forums régionaux tels que l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, le comité européen des droits sociaux et même le PE, le mouvement d'opposition à l'avortement devient plus puissant et fait entendre davantage sa voix", disaient-ils.
Néanmoins, le texte soumis au vote du Parlement européen réuni en plénière ne s’intéressait pas seulement à l’accès à l’avortement et aux moyens de contraception, mais également à la politique générale de l'Union européenne en matière de santé et de droits sexuels et génésiques, à l'éducation sexuelle et aux services adaptés aux jeunes, à la prévention et au traitement des maladies sexuellement transmissibles, à la violence liée aux droits sexuels et génésiques ainsi qu’à l’application de ces principes dans la politique d’aide au développement.
Lors des débats qui avaient eu lieu le 22 octobre 2013, par exemple, une des recommandations en matière d’éducation sexuelle avait suscité des débats houleux. Il y était dit que "l'éducation sexuelle doit inclure des informations non discriminatoires et donner une image positive des personnes LGBTI (pour lesbien, gay, bisexuel, transgenre ou intersexe), ndlr) afin de soutenir et de protéger effectivement les droits des personnes LGBTI".
Les députés insistaient en outre pour que les États membres veillent à ce que l'enseignement de l'éducation sexuelle soit obligatoire pour tous les élèves des écoles primaires et secondaires. Par ailleurs, la résolution soulignait également l’importance d’une "éducation sexuelle complète et intégrant la dimension affective des relations (…) étant donné le phénomène de sexualisation des jeunes filles dans des contenus audio-visuels et numériques auxquels les jeunes ont largement accès".
Plus généralement, la résolution soulignait que les politiques de l'Union européenne et des États membres doivent garantir le respect, la protection et la jouissance des SDSG pour tous, "en favorisant une compréhension de la sexualité humaine comme un aspect positif de la vie et en créant une culture d'acceptation, de respect, de non-discrimination et de non-violence". Face aux mesures d'austérité et à leurs effets négatifs sur les soins, les Etats membres devraient ", gratuitement ou à un coût abordable, des informations et des services contraceptifs et autres services liés à la santé sexuelle et génésique qui soient adaptés", disaient-ils. Les députés rappelaient que, selon certaines sources, 287 000 femmes meurent chaque année de complications liées à la grossesse et à l'accouchement et qu’environ 5 millions de jeunes de 15 à 24 ans et 2 millions d'adolescents âgés de 10 à 19 ans vivent avec le VIH, et que ces personnes n'ont généralement pas accès ni recours aux services de santé sexuelle et génésique.
Ils mettaient en avant également un argument économique, regrettant d’ailleurs que les SDSG ne figurent pas dans la proposition de programme "La santé en faveur de la croissance" pour la période 2014-2020, lequel sera soumis aux votes des eurodéputés le 25 février 2014. "Le fait qu'assurer aux femmes, aux filles et aux couples la liberté fondamentale de décider de leur vie sexuelle et reproductive, y compris de décider s'ils souhaitent avoir des enfants et à quel moment, c'est leur donner la possibilité de se consacrer à des activités telles que l'éducation et l'emploi, ce qui contribue à l'égalité entre les hommes et les femmes, à la réduction de la pauvreté et au développement durable pour tous", dit la résolution. La résolution voulait atteindre cet objectif aussi bien sur la planification familiale que sur l’avortement.
Concernant l’avortement, elle souhaitait que "des services d'avortement de qualité soient rendus légaux, sûrs et accessibles à toutes dans le cadre des systèmes de santé publics des États membres". Cela devait inclure les "femmes non résidentes, qui vont souvent chercher ces services dans d'autres pays en raison des lois restrictives en matière d'avortement en vigueur dans leur pays d'origine". De même, les députés invitaient les États membres à ne pas empêcher les femmes enceintes désireuses d'avorter de se rendre dans d'autres États membres ou juridictions où cette intervention est légale.
Considérant que même lorsqu’il est légal, "l'avortement est souvent empêché ou retardé par des obstacles aux services appropriés, par exemple le recours répandu à l'objection de conscience, les périodes d'attente non nécessaires d'un point de vue médical, ou les conseils partiaux", la résolution estimait que les États membres devraient réglementer et surveiller le recours à l'objection de conscience, afin que les soins de santé génésique "soient garantis en tant que droit de l'individu". De même, les députés s’inquiétaient du fait que, "dans toute l'Union, des membres du corps médical sont obligés de refuser des services de SDSG dans les hôpitaux et cliniques d'obédience religieuse".
Néanmoins, la résolution considère au contraire qu’il y a lieu d’appliquer "des politiques et des mesures visant à empêcher le recours à l'avortement pour des raisons sociales et économiques en aidant les mères et les couples en difficulté".
Jugeant "essentiel pour le développement individuel, social et économique que les femmes aient le droit de décider de manière libre et responsable du nombre de leurs enfants, ainsi que du moment de leur naissance et du délai entre les naissances", le texte de la commission FEMM recommandait la planification familiale volontaire contribuant, selon eux, à éviter les grossesses non planifiées et non désirées et à réduire le besoin d'avortements. Le texte invitait les États membres à veiller à ce que les informations données aux jeunes en matière de SDSG portent sur différentes méthodes de planification et de consultation familiale, "y compris les opérations de changement de sexe, et l'avortement". Ils insistaient sur la participation des jeunes, en coopération avec d'autres protagonistes, comme les parents, à l'élaboration, la mise en œuvre et l'évaluation des programmes.
Le texte défendait également la procréation médicalement assistée pour les femmes célibataires et lesbiennes ainsi que leur accès aux traitements de fertilité et de services de procréation médicalement assistée. Par contre, ils considéraient que "la gestation par une tierce partie constitue une marchandisation du corps de la femme ainsi que des enfants"
La résolution voyait également au-delà de l’UE, et notamment dans les pays en voie d'adhésion dans lesquels les eurodéputés constataient "des restrictions à l'accès aux services de santé sexuelle et génésique et aux moyens contraceptifs" mais également dans les pays en voie de développement. Ils exigeaient ainsi des États membres et "des pays candidats à l'adhésion" qu'ils garantissent aux femmes qui tombent enceintes à la suite d'un viol, ou qui se trouvent dans d'autres situations dans lesquelles leur santé ou leur vie est sérieusement menacée, de pouvoir avorter avec toutes les garanties sanitaires et juridiques.
Les députés demandaient enfin à la Commission de prévoir une ligne spéciale sur la santé sexuelle et reproductive et les droits sexuels et reproductifs dans le cadre des lignes thématiques de l'instrument de coopération au développement. Les députés insistaient pour que parmi les priorités en matière de développement soit conservée la suppression de tous les obstacles afin de permettre l'accès à des services de santé sexuelle et reproductive, à des services de soins de santé prénatals et maternels, y compris au planning familial volontaire, à la contraception et à l'avortement dans de bonnes conditions.
Dans un reportage de la radio RTL Luxembourg, l’eurodéputée Astrid Lulling (PPE) a souligné que le vote du Parlement européen regroupait différentes tendances politiques et qu’il visait à rappeler une question de compétence. « Ce n’est pas seulement la droite, c’est le centre mais évidemment aussi l’extrême droite qui a voté la résolution du Parti populaire européen et les Conservateurs européens, mais c’est un texte du PPE qui dit que c’est la subsidiarité qui joue ».
L’eurodéputé écologiste, Claude Turmes, a formulé un tout autre avis sur les enseignements de ce vote : "Nous vivons à une époque de grande incertitude économique et il y a des groupes fascistes, des groupes plus à droite, très conservateurs qui essaient de berner les gens en leur faisant miroiter qu’ils trouveront la sécurité en dans le retour aux vieilles valeurs, avec la femme au fourneau et l’homme qui décide si elle aura des enfants ou pas. Je trouve que c’est une attitude intenable."
Les propos de Claude Turmes sont dans la droite lignée du communiqué de presse diffusé par les Verts à l’issue d’un vote qu’ils ont vu comme une "régression sur la scène européenne » pour les droits en matière de sexualité et de reproduction. C’est "un signal très négatif pour la promotion de l’égalité femmes/hommes", dit le communiqué.
"L’Europe a été longtemps à l’avant-garde en matière d’égalité femmes/hommes, mais ce vote montre que les mouvements obscurantistes, alliés aux conservateurs menacent ces acquis", a dit l’eurodéputée Nicole Kiil-Nielsen, en charge du dossier chez les Verts. Elle a ajouté : "Nous devons rester vigilants face cette montée en puissance des groupes ultra-conservateurs qui veulent faire régresser les droits des femmes et en particulier leurs droits sexuels et reproductifs. Ce sera très certainement un des enjeux des élections européennes à venir."
Le groupe S&D a pour sa part dénoncé, dans sa réaction, "une campagne de manipulation et d’obstruction des groupes de droite". "A plusieurs occasions, cette assemblée a reconnu le droit de chacun à faire ses propres choix informés et responsables sur la vie sexuelle et reproductive, droit à l’avortement inclus. (…) Les conservateurs jettent plusieurs années de progrès des droits de la femme par-dessus bord”, a dit Hannes Swoboda.
La rapporteure socialiste de la résolution ainsi rejetée, Edite Estrela, a déclaré que "les conservateurs ont montré leur vrai visage aujourd’hui" : "En se joignant aux forces de l’extrême droite, ils ont ouvert un nouveau front contre les principes fondateurs de l’UE de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de non-discrimination. »
Pour les libéraux, la droite conservatrice a voté "en faveur d'un moratoire de l'autonomisation des femmes et de l'égalité des droits", a déploré leur leader Guy Verhofstadt. "Lors de la prochaine législature, l'ADLE interrogera scrupuleusement le candidat pour le poste de commissaire européen de la santé sur l'inclusion des questions de SDSG dans une stratégie européenne de la santé", a-t-il prévenu.
Sophie In’t Veld, porte-parole du groupe sur ce dossier, s’est dite "très déçue que le lobby anti-choix, qui dispose apparemment d'une forte influence au Parlement européen, soit parvenu à rejeter cette résolution". Elle a regretté que le message qui devait être envoyé, à savoir que "l'éducation sexuelle, la légalisation de l'avortement, la lutte contre les MST et la promotion du droit des femmes ne sont plus tabous (…) semble aller trop loin pour la majorité du Parlement".
"La plupart du temps, nous parlons de lobby de grande entreprise comme l'agriculture ou le tabac, mais le lobby religieux conservateur nous a également trouvé", a-t-elle ajouté. « Ces groupes de pression recueillent des signatures pour une interdiction à l'échelle européenne sur l'avortement. Ce faisant, ils disent implicitement que l'avortement est en effet une affaire européenne", a-t-elle conclu.
L’eurodéputé GUE-NGL, Mikael Gustafsson, président de la commission FEMM s’est dit “honteux et étonné qu’autant de monde ne puissent toujours pas à quel point la santé et les droits sexuels et génésiques peuvent réaliser l’égalité des genres dans et hors de l’UE", selon les propos diffusés dans un communiqué de presse. "Aujourd’hui, il s’agissait de quel genre d’UE nous voulons avoir et sur quelle base nous définissons notre politique", a dit la présidente Gabi Zimmer, déplorant un "rejet choquant".
Du côté de la société civile, la section française de l’Initiative citoyenne européenne One of us/Un de nous, initiative qui a franchi le seuil de signatures nécessaires dans vingt Etats membres de l’UE en vue de l’arrêt du financement des programmes qui détruisent les embryons humains, a parlé "d’un signe fort pour la suite de cette initiative citoyenne européenne". "La bataille qui vient d’être conduite est une étape en vue des élections européennes de mai 2014", a-t-elle dit dans un communiqué de presse.
Cette ICE considérait le texte comme une atteinte au droit à la vie et à la dignité de tout être humain, car il recommande à l’Union européenne de financer l’avortement à travers le monde, à la liberté de conscience des personnels de santé, aux droits éducatifs des parents et des enfants et au droit européen, "qui d’une part reconnaît que l’embryon humain mérite protection au titre du respect dû à la dignité humaine (arrêt C-34/10 de la CJUE), et d’autre part énonce clairement qu’il n’existe pas de 'droit de l’homme' à l’avortement".