Le 1er avril 2014, les députés luxembourgeois se pencheront sur le projet de loi relatif à l’accord de libre-échange (ALE) négocié entre l’Union européenne, la Colombie et le Pérou et sur l’accord d’association conclu entre l’UE et l’Amérique Centrale en vue de les ratifier. A la veille de ces votes, le 28 mars 2014, trois organisations non gouvernementales basées au Luxembourg, à savoir ASTM, Fairtrade Lëtzebuerg et SOS Faim, ont voulu interpeller les députés sur les conséquences qu’elles estiment "dramatiques" de ces accords pour les droits de l’Homme, les droits sociaux, les droits des peuples autochtones et des paysan-ne-s, l’environnement et l’intégration régionale de ces pays.
Dans un communiqué commun publié par les trois ONG, celles-ci s’inquiètent en outre du fait que les mesures promues par ces accords "renforceront le modèle de libéralisation financière", qu’elles jugent pourtant "au cœur de la crise européenne", et "aggraveront les risques de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale, comme le démontre le rapport de [décembre 2012 de l’ONG néerlandaise] SOMO" (Centre for Research on Multinational Corporations – centre de recherche sur les corporations multinationales) commandité par le groupe de la Gauche unitaire (GUE/NGL) au Parlement européen.
Pour mémoire, le Parlement européen avait voté le 11 décembre 2012 la ratification de cet ALE entre l’UE, la Colombie et le Pérou, ainsi que l’Accord d’association entre l’UE et l’Amérique centrale, "malgré l’opposition durant plus de 4 ans de 160 organisations européennes et latino-américaines", rapportent les ONG. Désormais, ce sont les parlements nationaux qui doivent adopter le projet de loi au niveau national. La commission des Affaires étrangères et européennes, de la Défense, de la Coopération et de l’Immigration recommande dans son rapport du 10 mars 2014 à la Chambre des députés d’adopter la loi.
Les trois ONG luxembourgeoises estiment tout particulièrement que la mise en œuvre de ces accords "aggraver[ait] encore la situation des droits humains dans ces pays où de graves violations, notamment à l’encontre des syndicats et des peuples autochtones sont commises en totale impunité", lit-on dans leur communiqué.
Les organisations contestent par ailleurs les affirmations de "l’UE [qui] prétend notamment que ces accords renforceront son action en matière de droits humains, en particulier grâce à la clause démocratique qu’ils intègrent et qui permettrait de les suspendre en cas de graves violations". Elles relèvent ainsi qu’une étude de la London School of Economics, réalisée à la demande du Parlement européen et diffusée en mars 2012, jetait déjà le doute sur ces assertions en soulignant l’absence de mécanismes de suivi en matière de droits humains.
"L’étude conclut qu’il n’existe pas de mécanisme spécifique pour veiller à l’application de la clause des droits humains, ni un sous-comité assurant le suivi de la situation en matière de droits humains et démocratie. La maigre ‘Feuille de route’ sur les droits humains, de portée non contraignante, adoptée en annexe de l’accord entre l’UE, la Colombie et le Pérou, ne peut donc être une réponse satisfaisante. Elle risque au contraire de favoriser l’impunité vis-à-vis des responsables de graves exactions en laissant le soin de lutter contre ce climat d’impunité à la ‘bonne volonté’ d’États qui ne respectent déjà pas leurs obligations", estiment les trois ONG.
Elles rappellent en l’occurrence qu’au Guatemala, 10 syndicalistes ont été assassinés en 2011 et que selon l’ONU, le Honduras est le pays le plus violent au monde et le pays le plus dangereux du continent pour les journalistes et les membres d’organisations paysannes. En Colombie, un syndicaliste a été assassiné tous les 3 jours en moyenne ces 23 dernières années.
Selon l’Aitec (Association internationale de techniciens, experts et chercheurs), une organisation engagée dans le mouvement social travaillant sur cette question, l’UE ne devrait pas signer d’accord avec des pays qui ne respectent déjà pas les droits fondamentaux des syndicalistes et travailleurs. "Le fait d’inclure une clause menaçant de rompre l’accord en cas de non-respect des conventions internationales apparaît dans ce contexte comme une farce", soulignent les ONG luxembourgeoises. "Le Parlement considère-t-il, au regard de cette situation, que les pays d’Amérique centrale, la Colombie et le Pérou répondent à ses critères en matières de droits humains ?"
Les trois ONG estiment par ailleurs que les deux accords visés "saperont le processus d’intégration dans la région, et notamment celui de la Communauté andine des Nations (CAN), qui est composée du Pérou, de la Colombie, de l’Equateur et de la Bolivie", dernier pays avec lequel l’UE n’a pas réussi à négocier un accord d’association, initialement prévu à l’ouverture des négociations en 2006. "L’UE a finalement préféré conclure cet accord très inégal avec la Colombie et le Pérou seuls, au déni de ses objectifs affichés visant à promouvoir l’intégration régionale dans la région andine", dénoncent les organisations.
La mise en œuvre de l’ALE et de l’accord d’association auraient également d’autres conséquences négatives, selon les ONG, qui soulignent qu’elle renforcera "le modèle extractiviste minier et le statut d’exportateurs de matières premières de ces pays, avec de lourdes conséquences environnementales et sociales, notamment pour les communautés autochtones et les paysan-ne-s".
"Comme l’ont montré certaines études d’impact, ces accords augmenteront la pression sur la terre et les territoires via le développement de nouveaux projets économiques (miniers et agro-industriels notamment), et ne feront qu’accroître les risques de disparition des peuples autochtones déjà en voie d’extinction pour nombre d’entre eux", déplorent-elles. "Les violations au droit à la ‘consultation libre, préalable et éclairée’ des peuples autochtones pour toute décision relative à leur territoire (article 6 de la Convention 169 de l’OIT), disposition déjà très faible et largement bafouée, ne feront que s’aggraver face à la pression des intérêts des investisseurs étrangers".
Les trois organisations luxembourgeoises relèvent encore que ces accords "menaceront lourdement la souveraineté et la sécurité alimentaire de ces pays". Elles soulignent ainsi que le secteur laitier local souffrirait particulièrement de ces accords, à cause de la mise en concurrence avec des produits laitiers européens hautement subventionnés.
La Fédération centraméricaine du secteur laitier a ainsi alerté que "céder aux Européens causera la ruine des 300 000 producteurs de lait et des 7 000 entreprises de la région qui génèrent plus de 2,5 millions d’emplois directs ou indirects". La production d’huile de palme, de sucre de canne et autres matières premières destinées aux agro-carburants "impliqueront une modification de l’utilisation des sols, l’affaiblissement du secteur des petites exploitations familiales et le déplacement forcé des communautés autochtones de la région", préviennent les ONG.
Enfin, la signature de ces accords entrerait en totale contradiction avec les discours des responsables politiques pour "un commerce juste" et protecteur des droits fondamentaux, et les obligations du gouvernement luxembourgeois de respecter, protéger et promouvoir les droits économiques, sociaux et culturels dans le cadre de la coopération et de l’assistance internationale (article 2 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques). "Or ceci constitue une violation de ses obligations extraterritoriales, notamment l’obligation de ne pas prendre de décisions qui impacteraient négativement la situation des droits humains dans les pays partenaires", lit-on dans le communiqué conjoint.
"L’adoption de traités de libre-échange est une question de cohérence de politique. Nous nous demandons si cela a été traité dans la commission interministérielle pour le développement", s'interrogent les auteurs du communiqué. ASTM, Fairtrade Lëtzebuerg, SOS Faim appellent donc l’ensemble des députés luxembourgeois à la responsabilité. "Nous leur demandons d’entamer un processus de consultation avant le vote et enfin de ne pas adopter un accord qui violera les intérêts des populations et de la protection des droits humains", concluent-elles.