Les ONG et les syndicats Action Solidarité Tiers Monde, Aleba, Bio-Lëtzebuerg, Caritas Luxembourg, Cercle de coopération des ONG de développement, FNCTTFEL, Greenpeace Luxembourg, LCGB, Lëtzebuerger Jongbaueren a Jongwënzer Asbl, Mouvement écologique, OGBL, Syprolux et Union luxembourgeoise des consommateurs ont publié le 7 mai 2014 leur prise de position commune sur le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement, autrement dit le TTIP, qui est en cours de négociation entre l’UE et les USA.
Les parties signataires constatent dans leur prise de position "que, ces dernières années, l’Union européenne s’est lancée dans un vaste programme de négociation d’accords bilatéraux de libre-échange, accords de grande envergure, qui intègrent ou intégreront un volet sur l’investissement. L’Union s’aligne ainsi sur une pratique mise en œuvre par les Etats-Unis depuis la conclusion de l’ALENA il y a 20 ans."
Ils s’interrogent par la suite "sur l’opportunité même d’accord de ce type, et notamment le TTIP."
Selon eux, il y a "un déficit démocratique flagrant" et "un mandat de négociation trop large et incertain ne faisant pas l’objet d’un consensus démocratique".
Le volet "protection des investissements" accorde "trop de droits et n’impose aucune obligation aux investisseurs". Il met ainsi "en danger la souveraineté des parties".
Les obligations en matière de marchés publics sont déséquilibrées entre les parties.
Ils mettent en doute l’efficacité des engagements sociaux, les clauses sociales ne prévoyant pas de mécanismes de sanction.
La suppression des droits de douane "pourrait notamment entraîner une remise en cause de la politique agricole commune", disent-ils.
Ils craignent "une pression accrue sur les normes environnementales et protectrices du consommateur : les normes de santé et de sécurité dans les domaines alimentaires et agricoles, la protection des données, la règlementation en matière de produits chimiques (REACH), les politiques énergétiques et climatiques, le bien-être animal sont autant de domaines où existent des différences fondamentales entre les deux systèmes". Le TTIP "risque aussi d’imposer les futures conditions du commerce international aux pays les plus pauvres et les plus faibles économiquement."
Une autre conséquence pourrait être "une pression sur les rémunérations et l’emploi qui pourrait aboutir en une remise en question de ceux-ci."
Partant de ces interrogations, les ONG et syndicats luxembourgeois se sont prononcés "pour l’arrêt immédiat des négociations sur le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement" et demandent au gouvernement ainsi qu’aux partis politiques luxembourgeois "à faire part de leur position sur la poursuite ou non des négociations sur le TTIP".
Les organisations signataires mettent en avant ce qui est selon eux une contradiction dans le droit européen. Le mandat de négociation de la Commission est autorisé par le seul Conseil, et le Parlement européen n’a aucun rôle à jouer, "alors que le mandat concerne pourtant des domaines où la procédure législative ordinaire prévaut pour l’adoption de règles internes." Et de citer le droit d’établissement, la reconnaissance des qualifications professionnelles, la prestation de services, le transport, la politique sociale, la santé publique, la politique industrielle et l’environnement. Le Parlement européen n’aura voix au chapitre qu’une fois l’accord rédigé entre les négociateurs, mais il ne pourra pas amender le texte final de l’accord. Il ne dispose que d’un droit de veto.
Le manque de transparence de la procédure et la participation de la société civile : les signataires critiquent que "le mandat de négociation est tenu secret, de même que l’état d’avancement concret des négociations." Les seuls à être informés sont le comité spécial de négociation, dont les membres sont nommés de façon discrétionnaire par le Conseil, et les représentants des 28 États membres.
Le rôle des parlements nationaux : les signataires confirment que "la politique commerciale commune relève de la compétence exclusive de l’Union". Mais comme le TTIP ira au-delà d’un simple accord commercial, vu qu’il touche aussi à l’agriculture, à l’environnement, à l’énergie et à la santé publique, qui en font un accord dit "mixte", il devra être ratifié par tous les États membres selon leurs règles constitutionnelles respectives. Au Luxembourg, un tel accord devra donc être approuvé par la Chambre des députés.
Le vote au sein du Conseil implique aussi pour un accord mixte le recours au vote à l’unanimité (et non à la majorité qualifiée).
Les signataires estiment que "le mandat donné à la Commission pour les négociations est vague et très large." Seuls semblent exclus les domaines de l’audiovisuel et des services entrant dans le champ du pouvoir régalien. Les services publics, les services financiers, l’éducation, la culture seront par contre inclus dans les négociations, même s’ils ne seront pas nécessairement négociés. Les USA semblent par exemple en faveur d’une exclusion des services financiers, supputent les signataires.
Une pratique différente entre les deux parties : les signataires constatent que "l’UE n’a jusqu’à présent inclus de mécanisme de règlement des différends entre investisseur et État dans aucun accord de libre-échange". Néanmoins, l’accord économique et commercial global avec le Canada et celui avec Singapour pourraient être les premiers du genre signés par l’UE. Les USA par contre "ont depuis longtemps recours à de tels mécanismes de protection de l’investisseur".
Pour les ONG et les syndicats, les investisseurs étrangers sont "surprotégés" par ces accords. Selon les signataires, ils disposent d’ores et déjà de deux mécanismes de protection : un recours devant les juridictions nationales et la protection diplomatique, mais ils pourront aussi avoir recours à l’arbitrage. Les investisseurs nationaux par contre doivent s’adresser aux cours nationales et ne peuvent pas avoir recours à l’arbitrage, ce qui les désavantage. S’y ajoute que ce type de clause accorde des droits mais n’envisage aucune obligation pour les investisseurs, de sorte que l’État attaqué par eux ne peut qu’être défendeur.
Les concepts en usage dans les procédures liées au mécanisme de règlement des différends entre investisseur et État sont pour les signataires "peu clairs", et il n’existe pas d’interprétation uniforme ni de jurisprudence arbitrale.
Les coûts de ces procédures sont très élevés et l’issue ne présage en rien de la répartition des coûts.
Les signataires craignent surtout que ce mécanisme puisse avoir un effet dissuasif dans le sens où la perspective de possibles recours futurs puisse freiner des initiatives législatives des États parties.
Par ailleurs, soulignent les signataires, les clauses qui ont trait à la question des différends "font la plupart du temps référence à la notion de nécessité ou au caractère approprié des mesures adoptées" par les Etats parties. Or, cela risque d’avoir pour conséquence "une mise en balance des intérêts protégés par la mesure (intérêt public), la contribution de la mesure à la réalisation de l’objectif poursuivi et le degré de restriction du commerce." Il y aurait de fait un "test de proportionnalité", et les mesures sociales et environnementales d’un Etat risqueraient d’y être soumises et d’être considérées comme des entraves à l’investissement, et ce alors qu’un accord comme le TTIP "a précisément pour objectif non seulement de protéger mais aussi d’étendre les libertés économiques de l’investisseur".
Les signataires de la prise de position partent du constat que "le futur accord ambitionne d’ouvrir les marchés publics à tous les niveaux administratifs et dans le domaine des services publics" et qu’il "s’agira de supprimer les règles ayant un impact négatif sur les marchés publics, y compris les exigences de localisation."
Ici, les marchés publics, d’ores et déjà "très largement ouverts", risquent d’être désavantagés, dans la mesure où les USA misent sur "de fortes exigences de localisation" et que le TTIP n’engagerait que le niveau fédéral, mais pas nécessairement les niveaux inférieurs de gouvernement. D’autre part, les USA pourraient faire des promesses de lever les exigences de localisation mais pourraient en contrepartie demander à la partie UE de renoncer à l’utilisation de critères sociaux ou environnementaux conformément à la directive nouvellement adoptée sur les marchés publics.
Les signataires mettent également en avant la question des services publics, et plus particulièrement des services d’intérêt économique général (SIEG). Ils soulignent que "les traités prévoient à ce sujet que les autorités nationales, régionales et locales disposent d’un large pouvoir pour fournir, faire exécuter et organiser ces services" et qu’il s’agit là "d’une concrétisation du principe de subsidiarité qui irrigue l’ensemble du droit de l’Union". C’est pourquoi la nouvelle directive sur les marchés publics consacre cette clause en rappelant dans son premier article qu’elle ne porte pas atteinte aux compétences des États membres en matière de SIEG reconnues par les traités. Or, craignent les signataires, "la conclusion du futur TTIP risque de remettre en cause entre autres la possibilité qu’ont les États membres, et plus particulièrement les autorités locales, de fournir eux-mêmes ces services."
Le mécanisme : le futur accord contiendra des "clauses sociales" qui prévoient l’obligation des respecter les normes fondamentales de l’OIT, les conventions ratifiées de l’OIT et le droit du travail national, Reste que les USA "n’ont ratifié que 14 conventions de l’OIT, dont seulement 2 sur les 8 conventions fondamentales. Par comparaison, au Luxembourg, 67 conventions sont actuellement en vigueur, dont les 8 conventions fondamentales."
L’efficacité des clauses sociales : "Elles ne garantissent pas un niveau minimal de protection (en dehors des normes internationales)", estiment les signataires et "elles ne permettent pas d’élever le niveau de protection". Elles sont par ailleurs "rarement accompagnées d’un mécanisme de sanction". Quant au droit du travail applicable en cas de déplacement de particuliers quittant leur pays pour fournir des services dans un autre ou en cas d’une présence temporaire de personnes physiques à des fins professionnelles (mobilité du personnel clef au sein des entreprises), c’est le lieu habituel de travail qui déterminera la loi applicable. Or, cela risque d’être la loi américaine.
Les signataires craignent que l’abaissement des droits de douane pour les produits agricoles échangés entre l’UE et les USA "pourrait ne favoriser que les exportations américaines (au détriment de l’agriculture européenne, par ailleurs moins industrielle), et pourrait également entrainer une remise en cause de la politique agricole commune." Ensuite, cela "pourrait également avoir des conséquences sur les exportations de produits agricoles des pays en développement, ceux-ci perdant par effet de la signature du TTIP leurs avantages négociés dans des accords précédents (droits de douane réduits) avec l’Union européenne."
Les signataires constatent ensuite que "les règles de protection varient considérablement entre les États-Unis et l’Union". Le droit de l’UE est basé sur la notion du consommateur comme la partie contractuelle la plus faible qui est protégé par un ensemble de dispositions impératives auxquelles les professionnels ne peuvent déroger en invoquant la liberté contractuelle. D’autre part, le droit de l’UE dispose que les règles de protection des consommateurs applicables dans le pays de résidence du consommateur s’imposent chaque fois qu’un professionnel non établi dans ce pays y exerce ses activités ou dirige ses activités vers ce pays de destination. Pour les signataires, "ces principes élémentaires de l’Union doivent s’appliquer sans concession aux entreprises américaines", et pour eux, "il ne peut être question d’y déroger par l’acceptation de la reconnaissance mutuelle entre les règles de l’Union et celles des Etats-Unis en matière de protection contractuelle et extracontractuelle des consommateurs."
Les barrières non-tarifaires devraient être réduites selon les signataires à travers la reconnaissance mutuelle, l’harmonisation et la coopération renforcée. Parmi les moyens envisagés figurent "la coopération règlementaire et scientifique, la simplification et la convergence, la transparence, le respect des bonnes pratiques, l’information préalable de l’autre partie en cas de changement réglementaire, l’application des normes internationales pertinentes, la réponse aux demandes d’information de l’autre partie, la mise en place de procédure d’accréditation". Le risque est grand que les normes élevées actuellement en vigueur dans l’UE soient "noyées dans le processus législatif dans son ensemble".
Parmi ces normes figurent celles adoptées en matière de sécurité alimentaire, de protection juridique et économique des consommateurs, de protection des données ou bien de protection de l’environnement.
Quelle norme prévaudra ? Aux USA, "l’utilisation d’organismes génétiquement modifiés est autorisée dans les produits alimentaires sans obligation d’étiquetage, alors qu’au sein de l’Union un régime complet d’étiquetage et de traçabilité permet au consommateur de faire des choix plus éclairés. Il en va de même pour l’utilisation d’additifs alimentaires, d’hormones de croissance et d’antibiotiques dans l’élevage, d’arômes artificiels ou de méthode de réduction des agents pathogènes."
Le système d’appellation d’origine contrôlée ne plaît guère aux USA. Qu’en sera-t-il, veulent savoir les signataires. En matière de protection des données, les deux systèmes sont fondamentalement différents, puisque le droit à la vie privée n’est pas reconnu dans la loi en tant que droit fondamental aux États-Unis.
"Les États-Unis ne reconnaissent pas le principe de précaution, qui est un principe fondateur en matière de sécurité des produits alimentaires et de réglementation des produits chimiques", extrapolent les signataires. Tout doit être basé sur la science. Les autorités doivent "prouver qu’un produit est ou non sans danger. L’incertitude scientifique suffit pour commercialiser un produit".
Les politiques énergétiques et climatiques : les signataires estiment que "les labels d’efficacité énergétique, norme d’efficacité énergétique pour les voitures, les politiques de marchés publics durables ou verts, la règlementation relative à l’extraction des combustibles fossiles non conventionnels (y compris le gaz de schiste et les sables bitumeux), les normes de durabilité relatives aux bioénergies ou l’interdiction des gaz fluorés dans les appareils électroménagers tels que les réfrigérateurs ou les congélateurs pourront être considérées comme des obstacles techniques au commerce, et pourraient être mis en danger par la mise en place de mécanismes de reconnaissance mutuelle par exemple".
Produits chimiques : REACH "a été désigné comme le plus gros obstacle au commerce par l’industrie chimique américaine", écrivent les signataires. Le TTIP "pourrait affaiblir sa mise en œuvre directement via des clauses de confidentialité, ou par un ralentissement de la procédure d’identification des substances extrêmement préoccupantes ; ou indirectement par la mise en œuvre de procédures de reconnaissance mutuelle." Autres éléments : "qu’en sera-t-il de la directive sur les déchets d’équipement électrique et électronique, des moratoires sur la fracturation hydraulique (ex : une entreprise américaine poursuit actuellement le Canada en vertu de l’ALENA, la province du Québec ayant mis en place un moratoire) ?"
Dans leur prise de position, les signataires constatent finalement que les USA ne négocient pas seulement le TTIP, mais aussi l’accord dit "transpacifique" avec un grand groupe de pays (Brunei, Chili, Nouvelle Zélande, Singapour, Australie, Pérou, Vietnam, Malaisie, Mexique, Canada, Japon). Ces négociations se font en marge de l’OMC. Elles " obligeront indirectement les pays les plus faibles et les plus pauvres à appliquer les règles fixées par les grandes puissances, règles qu’ils n’ont aucun moyen d’influencer en dehors du cadre de l’OMC", disent les signataires, qui craignent "l’émergence de certaines rivalités, ainsi qu’une perte de vitesse du multilatéralisme en la matière". Ce risque a été documenté par la Commission européenne dès 2006, quand celle-ci écrivait que "les Accords de libre-échange (ALE) peuvent (…) aussi présenter un risque pour le système commercial multilatéral" dans la mesure où "ils peuvent compliquer les échanges, fragiliser le principe de non-discrimination et exclure les économies les plus faibles".
Finalement, le texte constate que "le mandat de négociation ne fait état d’aucun engagement en matière de développement" alors que les traités européens prévoient des obligations à la charge de l’Union dans ce genre d’accords.