Cette prise de position concerne une proposition de directive relative à l’harmonisation partielle des règles nationales concernant les sociétés unipersonnelles à responsabilité limitée qui a été rendue publique le 9 avril 2014 ldans le cadre d’un paquet de propositions destinées à "optimiser l’environnement pour les entreprises", après l’échec de la proposition de règlement relatif à la société privée européenne.
Cette proposition invite les États membres à créer dans leur législation nationale une nouvelle forme de société, la Societas Unius Personae (SUP), ce qui devrait permettre d’harmoniser au niveau européen les règles essentielles concernant la création et le fonctionnement de cette forme de société.
Dans un résumé à destination des citoyens, la Commission estime qu’il "est souvent difficile et coûteux pour les petites et moyennes entreprises (PME) européennes de mener des activités en dehors de leur pays. Moins de 2 % d'entre elles établissent des bureaux à l'étranger". Elle constate que "le développement d'activités à l'étranger est particulièrement coûteux lorsqu'il nécessite la création de filiales dans plusieurs pays de l'Union européenne (UE), qui imposent chacun des exigences différentes." Elle estime qu’afin "de promouvoir la croissance et l'emploi, un plus grand nombre d'entreprises doivent pouvoir tirer parti des possibilités offertes par le marché unique et opérer en dehors de leurs frontières nationales". Et comme "la plupart des filiales, et environ la moitié des sociétés à responsabilité limitée, sont des entreprises unipersonnelles, c'est-à-dire avec un seul actionnaire", il faut "faciliter l'expansion des activités à l'étranger" et "faut simplifier l'établissement de ce type d'entreprises et en réduire le coût."
Elle veut donc que des sociétés unipersonnelles à responsabilité limitée puissent être établies dans tous les États membres de l'UE selon une législation harmonisée dans toute l'UE. "Les sociétés unipersonnelles de ce type se distingueront des autres par l'acronyme SUP (Societas Unius Personae)", dit-elle. "Toute personne physique ou morale pourra créer une SUP directement en ligne, moyennant l'apport d'un capital minimal de 1 euro, en complétant des formulaires harmonisés au niveau européen pour l'enregistrement et les statuts de la société. Des garanties seront prévues pour les créanciers, sous la forme notamment de tests et de certificats de solvabilité."
Ces sociétés seront créées par une " procédure d'enregistrement directement en ligne" qui "permet d'éviter les déplacements pour signer les documents nécessaires". Ils "pourront être signés de façon électronique, grâce à un système d'identification du signataire. Les signatures ou cartes d'identité électroniques délivrées par les autorités d'un État membre devront être acceptées par celles des autres pays de l'UE".
En bénéficieront "les fondateurs de sociétés, aussi bien pour les entreprises débutantes que pour les entreprises ou groupes existants présents dans plusieurs pays, grâce à des procédures simplifiées pour l'établissement et la gestion des SUP". La Commission estime que "les économies réalisées pour la création d'entreprises à l'étranger pourraient totaliser entre 236 et 653 millions d'euros par an." Tout le monde pourra créer une telle société et en bénéficier, "puisque le renforcement de l'activité des entreprises stimulera l'économie européenne dans son ensemble".
Si la Commission a fait la directive, c’est parce qu’elle a estimé qu’il "est peu probable que tous les pays de l'UE créent des types de sociétés exigeant les mêmes conditions". Elle veut donc harmoniser la réglementation pour "réduire considérablement les coûts liés à la création d'entreprises". Cette réforme devrait entrer en vigueur en 2015.
La Chambre des salariés craint quant à elle que "la proposition de directive relative à la SUP pourrait bien ouvrir encore plus grand la voie à certaines pratiques d’entreprises peu scrupuleuses qui n’ont d’autre but que de contourner les dispositions nationales en matière de droit du travail, ou encore de droit fiscal".
Elle a donc adopté "une prise de position ferme contre cette proposition de directive" à l’adresse de la Chambre des députés, aux ministres compétents, aux députés européens luxembourgeois, ainsi qu’à la représentation permanente du Luxembourg auprès de l’Union européenne".
Pourquoi si tôt ? La CSL s’explique. C’est "au regard des conséquences sociales que pourrait avoir une telle directive si elle était adoptée" qu’elle a "décidé d’agir à un stade précoce" et "d’exposer les risques que celle-ci représente en termes sociaux".
Pour elle, "en invitant les États membres à créer ce nouveau type de société plus libéral, moins exigeant que ceux préexistants au niveau national, une telle directive va déclencher une concurrence législative aux niveaux national et européen au prix sans doute des dispositions protectrices des créanciers, voire des consommateurs et des travailleurs."
La CSL estime qu’il "ne s’agit que d’une directive, et que celle-ci n’exige qu’un capital minimum d’un euro, le Luxembourg ne sera (…) pas, en théorie, obligé de modifier ses règles de droit des sociétés relatives au capital social". Mais "la concurrence législative au sein de l’Union pourrait favoriser les États ayant choisi la solution du capital minimum d’un euro, ce choix sera d’ailleurs facilité (encouragé ?) dans la mesure où l’objectif de cette directive est précisément de favoriser la mobilité des sociétés au sein de l’Union. On constate qu’une fois encore le législateur européen choisit la voie de la concurrence entre législations nationales plutôt que l’harmonisation de celles-ci".
Pour la CSL, la directive, "en créant un type de société dépourvu d’exigences en matière de capital social (un euro), (…) condamnera à plus ou moins court terme les dispositions luxembourgeoises relatives au capital social des sociétés à responsabilité limitée". Alors que dans le discours de la Commission, le capital minimum constitue "un "obstacle" à la création de ce type de société", la CSL estime que "ceci est a priori souhaitable et même utile", puisqu’une "telle exigence permet de s’assurer du sérieux de l’entreprise aux yeux des tiers et en particulier de ses futurs créanciers". Le capital social minimum, estime-t-elle, en plus de constituer une garantie au moment du démarrage de la société, permet également de garantir la stabilité de son patrimoine. Elle y voit une manière de favoriser "un modèle de protection des liquidités en vigueur dans les systèmes anglo-saxons au détriment d’un système de protection de l’actif assez largement répandu dans les pays d’Europe continentale." Et de rappeler qu’au Luxembourg, "les conditions de fond de création d’une société à responsabilité limitée (même unipersonnelle) exigent un capital social minimum d’un montant de 12 500 euros." Or, "une telle exigence pourrait indirectement être remise en cause par la transposition de cette directive."
La directive suggère selon la CSL "l’abandon du critère de rattachement du siège réel pour la détermination du droit des sociétés applicable" et "encouragera les pratiques déjà courantes de contournement, de fraude, notamment fiscale". La CSL rappelle que l’UE lutte contre la création de sociétés boîtes aux lettres ayant pour but le contournement de la législation applicable, et en particulier la législation fiscale". C’est pourquoi la CSL trouve "tout à fait incongru de ne trouver aucune disposition à ce sujet (pas même dans les considérants) dans une proposition de directive dont les dispositions auront pour effet de faciliter ce genre de pratiques". Partant de là, la CSL "estime que le droit des sociétés européen devrait faire l’objet d’une réflexion plus générale dans laquelle la question des montages sociétaires frauduleux ou de la création de sociétés boîtes aux lettres occuperait une place centrale".
La CSL met aussi en avant que le texte de la proposition de directive n’envisage "aucun garde-fou en matière de protection des droits des salariés", ce qui risque d’encourager les entreprises "à profiter des règles de droit international privé qui prévoient que le droit du travail applicable est celui du lieu habituel de travail, et à s’implanter là où le droit du travail est le moins contraignant". Pour la CSL, cela se passe dans un contexte où "les entreprises considèrent (…) que le droit du travail constitue l’un des obstacles à la création de filiales", un phénomène qui "pourrait être aggravé par l’adoption de la proposition en cause".
Elle pourrait encore faciliter le recours aux "faux indépendants", donc "encourager le contournement des exigences associées au statut de salarié". La CSL invoque comme tremplin "l’absence d’exigence de capital social minimum et le caractère très libéral de cette nouvelle forme de société de façon plus générale".
La procédure d’immatriculation des sociétés est selon la directive une simple formalité qui peut être effectuée à distance et en moins de trois jours. Selon la CSL, "elle pourrait remettre en cause les procédures d’autorisation d’établissement/de commerce en vigueur au Luxembourg et ayant entre autres pour objet la vérification des qualifications de la personne chargée de la gestion ou de la direction de l’entreprise". Ce à quoi elle s’oppose.
Autre risque ou conséquence : "cette directive pourrait en effet bien échapper à ses destinataires privilégiés, les PME, pour atterrir dans les mains de sociétés holding avides de moyens de s’affranchir des règles nationales "contraignantes". En effet, "ces nouvelles règles s’adresseront aussi bien "aux start-ups à un seul associé qu’aux sociétés holding détenant des filiales à 100%", tant aux personnes physiques qu’aux personnes morales. Ces règles leur permettront de "réduire leurs coûts de transaction et d’éviter les formalités inutiles". Pour la CSL, "les plus grandes entreprises pourraient alors encore plus facilement modifier artificiellement leur structure afin de s’affranchir de leurs obligations".
Partant de là, "un bouleversement du droit des sociétés" pourrait être déclenché par la création d’une nouvelle forme de société, la Societas Unius Personae, telle qu’elle est prévue par la proposition de directive "laissée en l’état", ce qui ouvrirait "encore plus grand la voie à certaines pratiques d’entreprises peu scrupuleuses qui n’ont d’autre but que de contourner les dispositions nationales en matière de droit du travail, ou encore de droit fiscal".
La conclusion de la CSL est sans appel : "Cette proposition, qui concerne les sociétés unipersonnelles mais s’adresse également aux sociétés holding ainsi qu’à tout type de personne morale, y compris dans un contexte purement national, a en effet pour but de faire de la procédure d’immatriculation des sociétés une simple formalité pouvant être effectuée à distance et en trois jours maximum, de généraliser l’abandon des dispositions relatives au capital social minimum, et d’encourager les États membres qui luttaient encore à abandonner le critère de rattachement du siège réel pour la détermination du droit des sociétés applicables, permettant ainsi à certains opérateurs économiques de s’adonner à un law shopping devenu sans limite. Compte tenu de toutes les remarques qui viennent d’être formulées, la Chambre des salariés du Luxembourg estime que la proposition de directive relative à la création de la SUP est inacceptable en l’état."