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Culture
De la guerre à l'union de l'Europe - Mauve Carbonell a présenté son essai de biographie collective sur huit personnalités luxembourgeoises qui ont été des membres dirigeants des institutions européennes des années 1950 à 1970
20-11-2014


carbonell-livreMauve Carbonell, docteur en histoire, chercheur à Aix-Marseille Université, a présenté le 20 novembre son dernier ouvrage  "De la guerre à l'union de l'Europe - Itinéraires luxembourgeois", paru aux éditions Peter Lang qui traite, dans le cadre d’une réflexion sur le parcours européen des élites luxembourgeoises, de huit personnalités politiques luxembourgeoises:

  • Jean Fohrmann (1904-1973),
  • Albert Wehrer (1895-1967),
  • Michel Rasquin (1899-1958),
  • Lambert Schaus (1908-1976),
  • Victor Bodson (1902-1984),
  • Albert Borschette (1920-1976),
  • Charles-Léon Hammes (1898-1967)
  • Pierre Pescatore (1919-2010).

Ces hommes sont tous nés entre 1895 et 1920, tous adultes lorsque la Deuxième Guerre Mondiale éclate, tous fortement marqués par cette guerre, tous arrivant ou participant au pouvoir juste avant et surtout après 1945, tous des hommes tenus de trouver leur chemin dans un monde qui a changé, où les pays doivent s’ouvrir sur l’international et sur un ordre européen et international fondé sur le droit et la justice qui rejette les extrémismes du passé qui ont conduit à la guerre.

Dans cette étude, qui a reçu le soutien du Fonds national de Recherche (FNR), la mise en perspective biographique prend appui, à partir de sources écrites publiques et privées et de sources orales, sur la reconstitution des parcours de responsables communautaires des années 1950 à 1970, à la Haute Autorité de la CECA – Wehrer, Fohrmann -  à la Commission de la CEE – Rasquin, Schaus, Bodson, Borschette - ou à la Cour de justice européenne - Charles-Léon Hammes et Pierre Pescatore.

Une jeunesse luxembourgeoise

Tous ces hommes, sauf Jean Fohrmann, ont été des élèves de l’Athénée, six sont sortis diplômés de l’université, cinq sont devenus des docteurs en droit. La plupart ont étudié dans plusieurs pays européens – France et ses colonies, Belgique, Allemagne, Suisse et Angleterre. Mais Mauve Carbonell a insisté sur le fait qu’il s’agissait là d’un parcours normal à l’époque, sanctionné au Luxembourg par le régime de la "collation des grades", et qu’il ne fallait donc pas le sur-interpréter dans le sens que ce parcours universitaire aurait fait d’eux des "Européens avant la lettre". Tous s’engagent en politique après la Première Guerre Mondiale. L’avocat Bodson, le syndicaliste Fohrmann, le juriste Hammes et l’employé et journaliste Rasquin se retrouvent au Parti du Travail, qui deviendra le Parti ouvrier socialiste après la guerre,  et les deux premiers combattent la loi muselière promue par le Parti de la droite qu’un référendum fera chuter de justesse. Wehrer, Schaus et Pescatore sont proches du Parti de la droite qui va se transformer en CSV (le parti chrétien-social) après la guerre, et les deux derniers affichent leur engagement catholique. Ils sont tous fortement intégrés dans les réseaux de leur camp, l’association libérale de gauche ASSOSS pour Hammes et Bodson, ou l’ALUC catholique pour Schaus et Pescatore, la franc-maçonnerie pour Hammes, les réseaux diplomatiques et des fonctionnaires pour Schaus et Wehrer. Bref, leur vie de notable dans leurs camps respectifs paraît toute tracée avant le 10 mai 1940.

L’expérience de la guerre          

carbonell-mauve-141120L’analyse de Mauve Carbonell est centrée sur la Seconde Guerre mondiale – conçue comme un "événement inaugural" qui vient tout bousculer – et elle cerne la perception que ces hommes en ont, sur le rôle qu’elle a joué dans leurs idées, leur carrière, leur implication dans le projet européen mais également dans leur évolution personnelle, spirituelle ou encore littéraire.

Les premiers alignements sont complexes. Albert Wehrer dirige la Commission administrative qui expédie les affaires courantes du pays après le départ en exil du gouvernement et travaille avec l’administration militaire de l’occupant jusqu’à ce qu’elle soit relayée par l’administration civile nazie. Après la guerre, Wehrer doit subir une enquête sur son rôle parfois trouble mais sera blanchi du reproche de collaboration. Quant à Pierre Pescatore, il publiera en 1942 un article dans le Wort que l’auteure a découvert et qui fait l’éloge des vertus éducatives du Reichsabeitsdienst abhorré par la population. Mais ensuite, plus de trace d’articles de ce genre.

Victor Bodson passera les années 1940 -1944 en exil comme les autres membres du gouvernement, avant tout à Londres. Michel Rasquin a fui en France, et rejoindra la Résistance à Marseille. Charles-Léon Hammes est d’abord membre du Volksdeutscher Verein, rend sa carte, est inquiété, passe en Belgique et subira plus tard au Luxembourg,  à cause de ses contacts troubles en Belgique, une procédure sur son comportement pendant la guerre alors qu’en même temps, il est chargé par le Ministère de la Justice d’enquêter sur les crimes de guerre et leurs auteurs. Lambert Schaus et Jean Fohrmann sont déportés pour raisons politiques et Albert Borschette est enrôlé de force sur le front de l’Est. Pour Mauve Carbonell, ils incarnent tout l’éventail de ce qui a pu arriver à des membres des élites luxembourgeoises de cette époque.

L’Europe après un difficile retour à la normale

Le retour à la normale s’avèrera difficile pour tous après 1944-1945. L’épuration, la formulation de principes de droit rétroactif pour sanctionner les crimes commis par les nazis, la nécessité de parler et pour les autres de se taire sur leur expérience au cours de la guerre, la reprise de leur carrière ou le début de leur carrière, tout cela entre dans leurs préoccupations. Après 1945, l’Europe se divise entre une partie démocratique à l’Ouest – sauf l’Espagne et le Portugal, qui resteront des dictatures jusqu’en 1975 respectivement 1974 – et une partie communiste à l’Est et au centre. A l’Ouest, la transformation du camp conservateur en démocratie chrétienne est une formule qui conquiert de larges majorités. L’anticommunisme domine, y compris dans la gauche social-démocrate. L’on cherche à établir des rapports nouveaux avec une République fédérale d’Allemagne fondée en 1949, des rapports marqués selon Mauve Carbonell en même temps par la proximité et la méfiance.

Le discours de Robert Schuman marque son temps pour se dresser à la fois contre les totalitarismes et contre les cartels. L’intégration européenne prend son envol, successivement avec le Benelux, la CECA et puis la Communauté économique européenne, un projet dans lequel le Luxembourg trouve sa double position d’Etat membre à pleins droits et de siège de la CECA dans son ensemble, puis de siège de plusieurs institutions de la CEE.

Dans ce contexte très fonctionnel, qui selon Mauve Carbonell "ne fait pas rêver", les huit protagonistes du livre, qui n’ont "pas été des visionnaires", mais qui sont devenus des Européens parce qu’il fallait stabiliser et pacifier le continent, trouveront pour la plupart, sauf Albert Borschette, en fin de carrière chacun un emploi dans les instances dirigeantes de l’Europe d’alors. La plupart s’engageront avec force, quelques-uns marqueront fortement leur institution, d’autres n’y feront qu’un passage sans laisser beaucoup de traces.

L’intérêt du livre de Mauve Carbonell est d’avoir essayé d’écrire une courte biographie collective d’hommes dont la carrière s’est accomplie à une époque de la construction européenne dont l’étude à jusque-là négligé les acteurs secondaires dans tous les Etats membres. Il s’agit d’une époque peu épique parce qu’elle essaie de clore par la stabilité et la paix "l’âge des extrêmes" en Europe de l’Ouest. L’intérêt du livre réside aussi dans ce contraste fort entre cette époque peu épique dans laquelle s’achève la carrière de ses huit acteurs et leur parcours souvent très épique au cours des événements de l’avant-guerre et de la guerre. Finalement, le livre recourt à des sources souvent inédites et met ainsi en avant des détails inconnus et surprenants, parfois désagréables ou touchants, souvent tragiques, dans la biographie de ses huit protagonistes.