Les 9e Journées de l’Economie, organisées conjointement par le ministère luxembourgeois de l’Economie, la Chambre de Commerce du Luxembourg et la Fédération des industriels luxembourgeois (Fedil), les 24 et 25 février 2015 à Luxembourg, se sont concentrées, lors du second jour de la rencontre, sur la question du modèle économique européen. En mettant en avant les divergences entre modèles français et allemand, les conférenciers se sont interrogés sur l’existence d’un modèle économique optimal pour l’Union européenne. Guntram Wolff, directeur du Bruegel Institute, s’est ainsi penché sur les faiblesses de la zone euro et les moyens de les surmonter, tandis que le journaliste allemand Olaf Gersemann, responsable du service Economie du quotidien allemand Die Welt, et l’économiste français Lionel Fontagné, professeur à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, ont chacun dressé un portrait critique des modèles économiques de leurs pays respectifs.
Pour répondre à la question de savoir comment surmonter les faiblesses de la zone euro, Guntram Wolff, directeur du Bruegel Institute, think-thank spécialisé dans les questions économiques et basé à Bruxelles, a expliqué qu’il fallait prendre en compte les divergences fondamentales qui résident dans l’analyse des causes de la crise au sein de la zone euro, et plus particulièrement en France et en Allemagne. Ces divergences seraient dues à des traditions intellectuelles différentes selon les pays, mais surtout à des disparités économiques d’avant la crise, notamment en matière de taux d’intérêt et de balance courante. Elles auraient débouché sur un traitement différent de la crise dans les Etats membres. L’économiste cite à ce titre les pays "sous pression" qui ont dû avoir recours à une assistance financière dans un contexte de gestion de crise "hésitant".
Guntram Wolff a ensuite expliqué que le couple franco-allemand était un bon exemple de la nécessité de trouver une stratégie coordonnée, en rappelant qu’avant la crise, la France avait dû faire face à un coût salarial unitaire en hausse alors que l’Allemagne était en proie à une faible demande intérieure et à une dépendance envers les marchés étrangers. Selon lui, pour remédier à ces différences structurelles, des réformes économiques au niveau national sont nécessaires (augmentation de la productivité, stimulation de l’innovation, réduction du coût du travail unitaire et hausse du temps de travail en France, soutien de la demande intérieure en améliorant les conditions d’investissement en Allemagne). Guntram Wolff a également insisté sur le fait que les gouvernements devraient s’assurer, dans leurs réformes, que des politiques structurelles inadéquates ne débouchent pas sur une hausse des impôts.
Concrètement, l’économiste a proposé une série de mesures "modestes" en vue de surmonter les faiblesses de la zone euro, tout en précisant que s’il était favorable à la création d’un budget européen, il s’agissait d’une solution "très difficile à mettre en place". Il a tout d’abord plaidé pour la création d’un "Conseil pour la compétitivité de l’eurosystème", proche du Conseil central de l’économie qui existe déjà en Belgique et qui définit une fois par an quelle doit être l’évolution des salaires en fonction des principaux concurrents. Ce Conseil aurait notamment vocation à développer des normes salariales et à s’assurer qu’elles soient bien utilisées par les différents partenaires de négociation.
Guntram Wolff a ensuite prôné la création d’un cadre de fédéralisme budgétaire par exception qui poursuivrait deux objectifs : s’assurer du caractère durable de la dette et créer une orientation adéquate pour la zone euro. Les décisions de cette institution seraient prééminentes à celles des parlements nationaux. Quant à la gouvernance de ce nouveau cadre, Guntram Wolff a proposé un "Eurosystème de politique budgétaire" ("Eurosystem of fiscal policy"), composé d’un ministre des Finances de la zone euro et des ministres nationaux des Finances, mais la différence avec l’Eurogroupe réside dans le fait que les décisions seraient prises à la majorité. De plus, ce système n’introduirait pas de partage des risques au-delà du Mécanisme européen de stabilité. Ces mesures, aussi modestes soient-elles, impliqueraient une modification du Traité ainsi qu’un changement constitutionnel dans certains pays, a-t-il indiqué.
Enfin, Guntram Wolff est revenu sur le cas de la Grèce, en expliquant que la confiance n’avait jamais été à un niveau aussi bas et qu’il allait falloir y travailler dans les quatre prochains mois, tout en précisant que "nous ne sommes pas sûrs de pouvoir éviter la sortie de la Grèce de la zone euro, même si cela est moins probable qu’il y a trois ans".
En conclusion, l’économiste estime que la zone euro fait face à une dette et un taux de chômage élevés, une croissance faible et des divergences continuelles entre pays. La France et l’Allemagne sont de bons exemples quant aux divergences concernant les problèmes à régler. "Nous avons besoin de réformes significatives et de politiques macro-économiques agressives pour surmonter ces divergences", a conclu le conférencier.
Olaf Gersemann, responsable du service Economie du quotidien allemand Die Welt, a de son côté contesté l’idée que le modèle économique de l’Allemagne serait un exemple pour le reste de l’UE.
Selon le journaliste allemand, si l’Allemagne était bel et bien un modèle en Europe dans les années 1960-70, "dans le sens où le pays combinait de hauts taux d’investissements, une croissance élevée de la productivité et une hausse rapide des salaires", ce n’est plus le cas aujourd’hui, explique-t-il, alors que le pays se caractérise désormais par sa faiblesse en matière d’investissement, de salaires et de croissance de la productivité.
Dans son analyse du modèle allemand, Olaf Gersemann a tout d’abord choisi de se concentrer sur la productivité du travail, dont il estime qu’elle est "la clé en matière d’amélioration des standards de vie à moyen et long terme". "La croissance du PIB peut-être générée de deux façons : soit les gens travaillent plus, soit ils augmentent leur productivité", explique ainsi le journaliste qui note que depuis les années 60, le total des heures de travail en Allemagne a régulièrement baissé. Si le journaliste juge qu’il reste possible de favoriser l’emploi féminin ou des personnes de plus de 60 ans, il pointe une tendance démographique négative "extrêmement importante" qui va encore s’accélérer dans les prochaines années. Selon l’ONU, d’ici 2050, l’Allemagne, actuellement le pays le plus peuplé d’Europe occidentale, sera ainsi moins peuplée que la France ou le Royaume-Uni.
"Tous les prochains gains en matière de PIB dépendront donc d’une hausse de la productivité", explique Olaf Gersemann. Pour ce qui est de la productivité justement, le journaliste allemand note que si les gains annuels en la matière se situaient autour de 4 % dans les années 70, de 2 % dans les années 80 et 90 et de 1 % dans les années 2000, désormais les chiffres sont extrêmement faibles. Ainsi en 2014, l’Allemagne a enregistré une hausse de sa productivité de 0,1 %, soit le deuxième taux le plus bas dans son histoire récente. "Il s’agit d’un chiffre extrêmement bas qui devrait donner lieu à une importante discussion mais ce n’est pas le cas", dit Olaf Gersemann.
Olaf Gersemann est par ailleurs revenu sur la faiblesse des investissements en Allemagne. Si selon le journaliste, des taux élevés en la matière ne garantissent pas forcément d’importantes hausses de la productivité, en revanche, la faiblesse des investissements "garantit" l’absence de toute hausse de productivité. Or, la "faiblesse durable" des investissements allemands ces dernières années devrait être une source de préoccupation majeure, estime-t-il. Ainsi, en matière d’investissements publics, l’Allemagne se positionne en tant qu’avant-dernière parmi les pays de l’UE pendant la période 2010 à 2013. Par ailleurs, la part de l’investissement privé en Allemagne par rapport au PIB a largement chuté au cours des 20 dernières années, passant de 8,5 % en 1991 à moins de 2 % en 2013, le journaliste évoquant "une tendance durable", "de long terme", qui a débuté largement avant la crise malgré les dénégations du gouvernement allemand.
Pourquoi alors la santé économique de l’Allemagne paraît-elle si bonne ? Selon le journaliste, la raison s’explique notamment par le poids du pays en matière d’exportations "qui s’est soudainement accru en 1995", non pas en raison d’une qualité de production supérieure, mais grâce à des réformes sur le marché du travail. "Face à des taux de chômage élevés et une pression sur la compétitivité du pays, employeurs et travailleurs ont convenus de solutions pour rendre le marché du travail plus flexible", relate le journaliste. Ces derniers se sont également "accordés sur une période extrêmement longue et durable de modération salariale" qui a conduit au maintien d’un coût salarial unitaire relativement bas tandis qu’il augmentait dans les autres pays. "Cette longue période de stagnation des salaires a largement compensé les baisses de productivité et d’investissements", explique le journaliste.
Or, ce nouveau modèle économique allemand ne serait pas exempt de problèmes. "Pour que la zone euro puisse survivre, les pays en crise devront regagner de la compétitivité, et pour cela, l’Allemagne devra perdre de la compétitivité, elle n’y échappera pas. Or la tentation pour l’Allemagne sera de s’y opposer en répondant à une baisse du coût du travail dans les pays en crise par de nouvelles modérations salariales", selon Olaf Gersemann. "Donc l’Allemagne devrait vraiment réfléchir à un autre modèle économique", a-t-il conclu.
Dans sa présentation, Lionel Fontagné, professeur d’économie à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, s’est penché sur la question de l’avenir économique de la France à la lumière du modèle allemand. Après avoir expliqué le "paradoxe français" entre bonne croissance potentielle et performances décevantes, l’économiste est revenu sur les facteurs de blocage et les éléments qui, au contraire, pourraient entraîner un déblocage.
Lionel Fontagné a tout d’abord expliqué que le problème du modèle économique français était bien plus qu’un problème d’absence de politique budgétaire commune dans l’Union monétaire. Il y aurait en effet une différence de perception des mécanismes économiques sous-jacents (compétitivité d’une part, déficits et excédents d’autre part) ainsi qu’un décalage temporel des cycles réformateurs, avec une Allemagne qui a commencé ses réformes plus tôt que la France. Ces différences auraient conduit à une mauvaise perception des risques du modèle allemand et de ses limites d’une part, et à une mauvaise perception du potentiel de croissance français et des raisons profondes des blocages d’autre part.
L’économiste a ensuite souligné que si le PIB de l’Allemagne a toujours été supérieur à celui de la France depuis au moins les années 1980’, les deux courbes tendent à se rapprocher et la France dépassera même l’Allemagne d’ici à 2020 en raison d’une meilleure démographie. Cependant, la France n’arrive à tirer parti ni de la dépréciation de l’euro ni de la baisse du prix du pétrole et a eu des performances décevantes, avec une croissance annuelle qui a augmenté de 0,4 % seulement en 2013 et en 2014, alors que l’Espagne, par exemple, a fait 7 fois mieux.
Ce paradoxe serait dû à de multiples blocages : compétitivité en berne depuis 2006 (- 3,6 % de parts de marché par an), déficit public (4 % du PIB en France en 2013 alors que l’Allemagne enregistre un excédent budgétaire) ou encore taux de chômage proche des 10 % en 2013 et 2014, alors qu’il se situe autour de 5 % en Allemagne à ces mêmes dates. Lionel Fontagné cite à cet égard le ministre français de l’Economie, Emmanuel Macron, qui avait déclaré, en octobre 2014, lors d’un Conseil des ministres, que la France était victime de trois maladies : la défiance, la complexité et le corporatisme.
Malgré ces facteurs de blocage, Lionel Fontagné voit également des éléments de déblocage avec notamment la "prise de conscience" et les orientations du nouveau gouvernement qui ont récemment vu le passage (en force, ndlr) de la "loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques", dite "loi Macron", censée déverrouiller la croissance. Cette loi prévoit en effet un certain nombre de mesures phares comme le travail le dimanche, la défiscalisation des "paquets impatriés", la suppression de la peine d’emprisonnement de l’employeur en relation avec les plans sociaux, l’ouverture du transport par autocar à la concurrence, etc. Pour l’économiste, la loi des finances avec le dégel du marché foncier et la fin du taux exceptionnel à 75 % constitue également un facteur de déblocage.
Cependant, cet exercice a lui aussi ses limites : Lionel Fontagné a à ce titre évoqué le capital politique érodé suite au recours à l’article 49.3, l’impact différé des réformes, le climat de montée des extrémismes, les réformes structurelles et la déflation ou encore le besoin d'un effort conjoncturel. "Si la France ne sait tirer parti ni de la dépréciation de l’euro ni de la baisse du prix du baril, le rebond de la croissance peut venir d’outre-Rhin", a conclu le conférencier.